Journal d’Isuke, le 9ème jour de la lune Rousse, ère des Grands Guan.
Les troupes impériales ont pris d’assaut le Yamen ce matin. Les soldats qui ont survécu défendent encore vaillamment ce dernier refuge qu’il nous reste, tâchant face à un destin improbable de sauver ce qu’ils ont tant espéré pour construire... Je sais que nous avons failli, que toutes nos belles idées vont tomber sous le sabre impérial. Espérons que les provinces voisines tirerons une quelconque force de notre défaite, car je sais aujourd’hui que la défaite du Fils du Ciel est inévitable. Tout n’est plus qu’une question de temps, il est impossible de résister à la grande roue du changement lorsqu’elle moud inlassablement les terres... La terreur paysanne a fini d’être, l’Empire va sûrement tomber dans quelques années, et ce sera un peuple libre qui pourra bâtir un monde plus beau à partir de cendres et de ruines. Il ne tient plus à moi de discuter la légitimité des choses de ce monde ; car je sais que je ne vivrais pas non plus pour voir un autre matin. J’entends les cris sourds à la porte ; il me faudra peut-être prendre moi-même le sabre. Cela fait tant d’année que je ne le porte plus que pour maintenir mon image d’employé du Yamen... A vrai dire, il a déjà tué bien peu de gens, et je lui en suis très reconnaissant. Au delà des murs de la salle, j’entends les soldats qui s’affairent ; il renforcent les barricades, augmentant peut-être de quelques minutes encore le temps qu’il leur reste à vivre. Je suis touché par la témérité de ces hommes qui face à une mort certaine, ont choisi malgré de tout de lever la voix et de faire entendre leurs idées. A côté de moi le gouverneur Usaru semble lui aussi en pleine réflexion ; il a tiré de son arsenal personnel, un sabre qui semble-t-il n’avait jamais servi. Je suis étonné qu’il compte en faire usage ; il n’est cependant pas d’un caractère violent à l’égard même de ses ennemis. Mais tout se joue à présent sur l’image qu’il va donner en ce crépuscule de sa vie...
Je viens de parler au gouverneur. Il a décidé, pour la survie des idées de notre nation, que je serais celui qui vivra pour porter son message au-delà des portes de la ville. Puisque tous me croient traître au gouverneur au dehors, il va me faire jeter au cachot avec les autres prisonniers de guerre, en espérant que je sois libéré sans suspicions. Il faut que je te laisse ici, mon journal, tu portes tout ce qui faisait mon moi d’autrefois et que je ne suis plus désormais. Je n’écrirais plus d’autre mot qui ne soit à celui qui le lira peut-être par la suite : qui que tu sois, veille bien dans chacun de tes actes a essayer de comprendre celui que tu juges être ton ennemi ; il y a des vérités en ce monde, qui ne peuvent être perçue si on ne met pas de côté ce que l’on avait comme certitudes. Tâche de toujours comprendre ton voisin au lieu de lui en vouloir pour ce qu’il fait par conviction, car il n’y a assurément pas de bien ou de mal ; seuls, des gens qui se battent pour des raisons différentes et tout aussi valables. Tu as toi aussi le choix dans ta vie, si tu prends conscience des limites que l’on t’impose, tu peux les briser. Chacun est maître de son destin... chacun a le droit de choisir comment il veut vivre et penser. A toi qui lira ce journal : prend exemple sur tous ces gens qui sont morts pour leurs idées, pour choisir la vie qu’ils désiraient ; il n’y a pas de limites à ce que quelqu’un peut réaliser pour ses propres convictions.
Au soir, l’assaut décisif avait été mené. La résistance fut rude, bien trop rude même : des six cents fiers soldats qui avaient joint la bataille au premier jour, il ne restait plus qu’une trentaine de vétérans aguerris, couvert de sang et de boue... portant les marques de la fatigue, les bras faibles et le corps douloureusement endolori par les efforts continus de cette dernière semaine. Dans la salle principale du Yamen, il fallut faire face au gouverneur lui-même, qui mourut parmi ses hommes en emmenant avec lui quelques soldats impériaux. Yasu s’attarda après la bataille sur le corps de ce pauvre homme ; assurément pas l’image qu’il avait de ces magistrats corrompus, prêts à retourner leur veste au premier vent contraire. Celui-là avait tenu tête à un groupe de l’armée impériale sans trembler le moindre instant. C’était assurément un homme hors du commun...
Il fallait a présent s’occuper de nettoyer les restes de la bataille : brûler les corps, poursuivre les fuyards, chercher des pièces compromettantes... Ce n’était pas un travail que Yasu affectionnait, mais il avait le mérite de n’exposer à aucun danger. En fouillant les environs, il remarqua une petite porte qui semble-t-il avait échappé a l’attention des autres soldats... il appela le sous-capitaine Asuka, mais se rappela par la suite que celui-ci était dans l’entrée avec une flèche dans la gorge. Il avait voulu mener la dernière bataille pour redonner courage à ses hommes... dans un sens il avait réussi, son sacrifice avait poussé les soldats impériaux à accomplir ses dernières volontés. Encore un visage de plus qui disparaissait... non pas qu’Asuka soit réellement l’un de ses proches, mais il était un homme de bien prit dans des circonstances lui échappant ; et son visage surtout, manquerait à Yasu.
Entrouvrant la porte, il vit dans les profondeurs du sous-sol, plusieurs rangées de geôles pleines de prisonniers gémissants. Les pauvres gens avaient sans doute attendu ici leur délivrance pendant plusieurs semaines, des traîtres au gouverneur ou des soldats impériaux... Yasu ouvrit les geôles une a une et fit sortir les prisonniers à l’air libre, appréciant d’avoir pu trouver dans un moment aussi difficile quelque chose d’aussi précieux que des remerciements sincères... On procéderait plus tard à leur identification, on leur demanderait des clarifications et un rapport serait fait. Pour Yasu, le travail s’arrêtait là. Il repartit inspecter le Yamen et laissa son esprit imaginer comment ses ennemis avaient pu vivre pendant tout ce siège, qui lui avait semblé durer des années malgré le peu de temps qu’il avait réellement duré...