Journal d’Isuke, le 3ème jour de la Lune Rousse, ère des Grands Guan
Nous avons reçu aujourd’hui la visite d’émissaires Impériaux, au devant des murailles de la ville. Ils ont donné un premier avertissement ce matin, et au soir, alors que personne n’était sorti les accueillir, ont lancé un ultimatum. C’est toujours ainsi que l’Armée procède, menaçant tous les rebelles de mort s’ils ne se rendaient pas dans les trois jours qui suivaient l’avertissement... J’ai toujours été curieux de savoir comment ils opéraient et quel impact cet ultimatum avait sur les foules. Ayant assisté auparavant à la prise d’un repère de bandits de montagne par la même méthode, je m’attendais a ce que ces paysans qui grossissent nos rangs se débandent dans la terreur d’une répression sanglante ; ce ne fut pas le cas cependant, car il semble que le gouverneur ait bien fait les choses dans sa trahison en montant parfaitement ces pauvres gens manipulés contre l’empereur. J’ai entendu proférer des chants insolents envers l’Empire, ses forces et le Fils du Ciel, et c’est dans le dépit que les messagers impériaux sont repartis l’ultimatum écoulé, alors que les rebelles gagnaient en motivation et en courage. Tout ça parce qu’ils avaient pu défier la puissance de l’Empire, eux qui se savaient de simples esclaves, ils ont pensé que cela leur donnerait la force de s’opposer à la toute puissance du Fils du Ciel. Puissent les foudres célestes griller tous ces infidèles et rétablir la Vraie Loi.
J’écris ce deuxième passage plus tard dans la soirée tant il me tarde de me confier sur cet événement étrange qui survint il y a peu. Le gouverneur Usaru m’a fait chercher pour me demander conseil en privé quant aux affaires intérieures du royaume. Je dois avouer qu’il prend son rôle de roi postiche très à cœur et n’omet aucune tâche, aucun détail pour assurer la survie de son pauvre royaume. Alors que je l’interrogeais sur ses ambitions et ses motivations, il m’a répondu qu’il projetait depuis bien longtemps de couper les liens avec l’Empereur, et qu’il avait préparé pour cela tout un plan complexe visant a établir les bases d’un pouvoir durable, alternatif à un règne impérial, et privilégiant le respect de toutes les castes même les moins élevées. Cet argument m’a paru bien intriguant, alors que la force des classes supérieures sur les classes inférieures est justement la base de tout pouvoir durable... Il me tarde d’en apprendre plus sur ses plans tant il est vrai que la condition paysanne m’a toujours tenue à cœur, inférieures si j’avais jusqu’alors considéré leur infériorité comme un mal nécessaire. Bien que je sois convaincu du fait que l’Empereur soit le digne représentant de la puissance céleste sur Terre, s’il est possible de mener un pays plus fort et plus égalitaire en suivant les idées du gouverneur, je ne saurais qu’approuver toute mesure permettant l’élaboration d’un tel plan. La trahison du gouverneur, si bonnes ses intentions soient-elles, ne doivent cependant rester impunies ; je me prend a regretter que nous ne nous soyons rencontrés sous de meilleures augures et en de meilleurs temps que ces périodes troublées de violence et de corruption, mais je ferais tout ce qui est en mon pouvoir pour que le règne du Fils du Ciel ne soit altéré en aucune manière.
Le camp était en pleine effervescence, alors que la nouvelle de l’échec de l’ultimatum avait déjà fait le tour des trois détachements... ils avaient tous espéré que la vision de leur troupe et les menaces répétées auraient eu raison de la bravoure de ceux d’en face ; mais, retranchées derrières leurs murailles, abreuvés de mots rassurants et de promesses de victoire, ils avaient tenu tête de tout leur cœur et désormais la bataille était inévitable... Yasu assura encore une fois le harnais de son cheval et les boucles de sa propre armure ; ils avaient fait ensemble bien des batailles, mais cette fois il leur faudrait se séparer : les murailles ne pouvaient être franchies à cheval. Il perdait là un avantage certain sur la mort, qui se rapprochait inexorablement... Pour le moment cependant, il restait une lueur d’espoir, puisqu’il ne participerait pas au premier assaut, généralement le plus brutal : il avait été attache a la coordination interne, livrant des messages aux différents capitaines pour mener les troupes aux mieux et éviter les erreurs stratégiques et la débandade. Ce poste lui convenait parfaitement, puisqu’il serait loin de la mêlée, loin du réel danger ; cependant comme son poste était vital à la réussite de leur attaque, il devait aussi se méfier des tirs ennemis, qui avaient tendance à ne pas laisser de chance aux pauvres messagers...
Il se dirigea vers la tente du sous-capitaine Asuka et attendit les ordres ; ce dernier avait l’œil terne et fatigué qui annonçait qu’il avait travaillé toute la nuit sur un plan d’attaque sécuritaire au possible ; pour autant que l’on puisse l’être dans une pareille situation. Yasu avait un peu pitié de lui, car sur ses épaules seules reposaient la responsabilité de la vie de deux cents hommes, dont certains allaient inévitablement tomber aujourd’hui même... D’autres visages perdus dans les brumes de la bataille, qui viendraient s’ajouter à tous ceux qu’il avait déjà envoyé à la mort, tous ceux qui étaient tombés parce qu’il leur avait donné l’ordre d’attaquer. Ce n’était pas les hauts grades qui passaient par de tels états d’âmes, ce n’était pas eux qui connaissaient le visage de chacun de leurs soldats et chaque soir déploraient leurs propres décisions... Pourtant, c’était eux qui envoyaient tous ces gens innocents à la mort, pour leur propre cause souvent, pour qu’ils puissent ensuite se faire briller en se vantant d’avoir enfin pu réduire ces rebelles farouches, un autre village de paysans massacré pour l’ambition des ministres et généraux régnant sur ce monde...