ournal d’Isaru, le 23ème jour de la lune hasardeuse, ère des Grands Guan
Aujourd’hui lors de l’assemblée matinale au Yamen, le gouverneur Usaru nous a fait part d’une nouvelle importante. Il a décidé de tourner lui-même le dos à l’empereur et de faire de cette ville le fondement de son propre royaume. Il espère recevoir des autres villes voisines leur soutien, et a envoyé des ambassadeurs vers les quatre horizons pour faire part de sa révolte, encourageant les bandits de montagne à le rejoindre... je n’ai pu que me sentir indigné par cette nouvelle, a laquelle je dois avouer que je ne m’attendais pas du tout. Le gouverneur Usaru m’avait toujours paru être un homme loyal et fidèle à l’Empereur, sans doute étais-je trop loin de lui pour imaginer qu’il se livrerait a une rébellion méprisable, à cet acte infâme qui lui vaudra les foudres célestes. Il a dit à ceux qui désiraient continuer à servir l’Empereur, qu’ils pouvaient quitter la ville à la faveur de la nuit et que son pardon leur était accordé ; ceux qui restaient se verront accorder des postes administratifs élevés. C’est ainsi qu’il espère acheter le cœur des fidèles ! Je me sens outré au plus profond de moi-même. J’ai décidé avec l’inspecteur aux commerces Jama de me joindre à son gouvernement et de le faire tomber de l’intérieur lorsque le moment serait propice. Nous ne laisserons pas un acte d’une telle malhonnêteté impuni, et ce sera le moyen dont j’avais toujours rêvé pour prouver ma loyauté à l’Empereur et peut-être en récolter les fruits. A dater de ce jour, nous effectuerons un échange de messages secrets avec l’un des anciens membres du Yamen, le scribe Amada, pour l’informer des dispositions prises dans la ville. Il est au courant de nos espoirs et plaidera notre cause face aux armées impériales ; lorsqu’elles seront à nos portes, nous pourrons les aider à franchir les murailles et mettre fin à la vie de ce misérable traître. Je ne laisserais jamais ces vermisseaux porter atteinte à l’honneur de l’Empereur et salir sa réputation et son pays.
A peine arrivés, il leur faudrait repartir. Une semaine s’était écoulée depuis l’arrivée du détachement à la capitale, et comme les autres, Yasu s’était réhabitué à vivre à nouveau avec sa compagne et leur enfant... ils avaient passé une semaine de retrouvailles dans les larmes, au moins une semaine depuis si longtemps, où Yasu n’avait pas eu à redouter une embuscade nocturne, où il n’avait pas souffert du froid et du manque de nourriture. Il était redevenu un simple citoyen, et même si tout venait à manquer en ces temps de guerre perpétuelle, il avait passé les meilleurs moments qu’il pouvait espérer de son retour. Dans le nord, une autre de ces villes avait déclaré sa sécession, une autre de ces villes était tombée dans l’engrenage de la grande révolution qu’ils combattaient chaque jour. Yasu en était venu a douter il y a très longtemps qu’ils puissent vaincre tous les rebelles ; aujourd’hui, il doutait encore, il doutait qu’ils puissent résister à la révolution. Elle semblait être une grande machine lancée dans tout l’empire, ses rouages encore cachés dans les herbes, elle tissait dans l’ombre un avenir incertain… ce ne serait sûrement pas pendant sa vie qu’ils en verraient les fruits, mais il savait que son fils allait voir la fin de cette guerre et l’avènement d’un monde nouveau. Il savait qu’il saurait s’en sortir dans ce nouvel environnement... à condition qu’on lui en laisse la chance. C’est pour cela que Yasu devait vivre encore, survivre à toutes ces batailles, pour que son fils reste tel qu’il était et ne se mêle pas à cette guerre...
Le détachement se rassembla une fois de plus par un matin sans soleil... une fine pluie venait bruisser sur les manteaux des soldats, alignés dans la cour de la garnison. Chacun d’entre eux portait encore le masque de la joie, à peine entaché par le nouvelle de leur départ; chacun d’entre eux, portait encore dans son cœur des souvenirs émouvants de retrouvailles chaleureuses, de leur famille, de leurs amis, d’une vie tranquille et sans problèmes... mais il leur avait fallu remettre l’uniforme, repartir à la charge dans cette guerre qu’ils ne comprenaient pas et qu’ils ne pouvaient gagner. Dans un silence de mort troublé seulement par le claquement des sabots des chevaux, ils sortirent de la ville, tous aussi résignés les uns que les autres à ne pas laisser le destin les rattraper cette fois encore... s’ils ne pouvaient changer leur destin, au moins ils pouvaient tenter d’y échapper. Les souvenirs de ceux qui avaient déjà péri rendaient l’espoir plus difficile, pourtant tous avaient, au-delà de cette lutte stupide pour le contrôle d’un pays, des espérances et des motivations propres qui leur donnaient la force de surmonter la dureté des batailles...