Journal d’Isuke, le 6ème jour de la lune Rousse, ère des grands Guan
La ville a tenu bon ces trois derniers jours, découvrant le courage dissimulé de ces simples laboureurs qui se sont défendus avec la bravoure de véritables soldats. J’avais mésestimé l’importance de la motivation sur l’âme des hommes, semble-t-il ; comment pouvais-je imaginer que de simples discours feraient de ces paysans des guerriers aussi farouches ? Ils se battent désormais, non pas pour leur survie, mais pour une cause qui leur tient réellement à cœur. Il est évident que les soldats impériaux ont bien plus d’expérience ; bien que nous ayons l’avantage de la défense, ils ont réussi à nous réduire de tellement d’hommes en si peu de temps... mais ce qu’ils n’ont pas, c’est une cause valable semble-t-il. Ils ne se battent pas pour leurs propres idées, ils se battent parce qu’on leur ordonne, et c’est ce qui fait des pauvres hères d’ici des adversaires à leur taille. D’ici à dire que les paysans de cette cité se battent pour le bon droit il n’y a qu’un pas à faire, mais je tarde à le franchir. Il est certain que l’Empereur soit l’illuminé, celui qui guérira tous nos maux, mais il est possible qu’il ait été induit en erreur par ses conseillers avides et sans scrupules ; voire que, loin des troubles du royaume, il n’ait pas une vision assez complète du problème pour en comprendre la profondeur morale. Comment ses armées pourraient-elles se livrer à de telles ignominies si elles étaient guidées par le juste chemin ? Pour terroriser les populations, les armées impériales ont fait exécuter et attacher à des poteaux des rebelles qui habitaient dans les paysanneries voisines. Ils les ont laissé ici à pourrir au soleil, privé de toute sépulture descente... Je suis horrifié par ces exactions dignes de barbares étrangers à l’Empire, mais certainement pas de loyaux serviteurs du Fils du Ciel...
Le Gouverneur Usaru m’a avoué qu’il avait préparé une vengeance pour ces paysans massacrés injustement, avec l’aide de son Mire, le sage Hijusuke. Je devrais tenter quelque chose pour le salut de l’Empire, mais je suis trop outré par ces actions perverses ; dans le plus profond de mon cœur, je souhaite finalement tout comme lui que ces pauvres hères soient vengés comme il se doit. J’approuve la guerre menée par l’Empereur, mais une bataille se doit d’être menée loyalement, et non par des méthodes aussi révoltantes. J’attendrais donc de voir comment il compte s’y prendre avant d’agir et d’aider les forces armées à l’extérieur... même si je commence à douter que leur cause soit la bonne. Mais dans une guerre pareille, y a-t-il une bonne cause ?
Les trois journées précédentes avaient été un enfer de luttes interminables pour tous les hommes du détachement de Yasu. La première bataille passée, les pertes avaient été telles qu’il avait quitté le poste de messager pour rejoindre les rangs des troupes régulières ; Des trois détachements, on en avait fait deux, puisque déjà deux cents combattants avaient trouvé la mort dans les oppositions qui faisaient rage au haut des remparts... Des deux cents visages, Yasu en connaissait une bonne partie pour avoir combattu à leurs côtés auparavant. Il savait qu’il y avait ici des pères de famille comme lui, forcés à cette dernière extrémité qui était de mettre leur vie en danger pour pouvoir nourrir ceux qui leur étaient chers... il ne pouvait cependant pas en vouloir à ceux d’en face d’avoir décimé ainsi tant de ses amis... à vrai dire, il s’en voulait à lui-même, et plus encore aux généraux, qui le forçaient à tuer ces personnes qu’il ne connaissait même pas et qu’il ne pouvait haïr...
Au fur et a mesure des défaites, Asuka semblait perdre de sa vitalité et de son courage. Son visage cerné par la fatigue, il tentait encore de trouver des failles dans les défenses adverses, avec l’aide d’un certain Amada, qui avait fait partie du gouvernement de la ville auparavant semblait-il. Il avait assuré à qui voulait l’entendre qu’ils avaient des soutiens infiltrés dans le gouvernement, et que ceux-ci faisaient tout ce qui était en leur pouvoir pour aider à l’accomplissement de la loi impériale... Yasu ne cessait de douter de l’efficacité de ces contacts, et à voir le manque d’entrain dont faisait preuve Asuka à l’égard de cette possibilité, il semblait que le sous-capitaine lui-même n’y accordait guère d’espoir ni d’attention. Ils en étaient venus à utiliser des techniques de pression pour tenter de plier la volonté de leurs ennemis par la peur ; non pas que de tuer de pauvres paysans sans défense pour les exposer aux carnassiers soit une action méritant les égards, mais elle avait eu l’effet de briser l’entrain des troupes adverses. Tous étaient à présent terrorisés par l’armée impériale, ou du moins c’est ce que les dirigeants se plaisaient à dire aux troupes. Yasu avec son expérience, n’en était pas dupe : ces techniques oppressaient aussi bien les adversaires que les troupes impériales, qui commençaient pour les plus jeunes à douter de la légitimité de la bataille qu’ils menaient. Comme d’habitude, les capitaines sauraient remonter le moral des troupes avec de beaux discours, d’un côté comme de l’autre ; mais les cadavres seraient toujours la, séchant au soleil...
Un cri sortit Yasu de sa réflexion, alors que toute l’avant-garde du camp semblait perdre pied. Il se précipita en direction des cris, tentant d’identifier la source de cette agitation... pour voir que la vingtaine de corps qui étaient cloués aux poteaux, avaient arraché leurs entraves et s’étaient laissés tomber en bas. Ils se relevaient difficilement, semblant apprécier une fois de plus une naissance dont ils avaient perdu l’espoir. La panique était à son comble dans le camp ; personne ne se serait douté qu’à une technique déloyale, les rebelles en opposeraient une autre. La sorcellerie avait été bannie par décret du Fils du Ciel pour tout autre que ses Mires personnels, car elle avait des effets néfastes sur la réalité et la stabilité du royaume. Tout sorcier pratiquant était pendu sans préavis, et il semblait difficile que dans une si petite ville, l’un d’eux ait pu voir le jour et aller jusqu’à faire usage de pouvoirs aussi terrifiants... les cadavres avançaient dans leur direction, saisissant au passage des lances et des sabres, s’apprêtant à massacrer les rangs impériaux... les coups qui pleuvaient sur les corps décomposés ne semblaient pas les arrêter dans leur progression, et ils furent bien vite à l’embouchure d’un chemin sanglant où s’amoncelaient des corps mutilés de soldats impériaux. A l’aube, le maléfice prit fin de lui-même, non sans avoir jeté le trouble et la désolation dans les rangs impériaux. Yasu était resté en retrait pendant toute l’attaque ; il ne savait que trop bien ce dont la sorcellerie était capable, et il avait d’autres raison de vivre que celle de mourir pour la survie du royaume...