Journal d’Isuke, le 9ème jour de la lune hasardeuse, ère des Grands Guan.

Mon travail se durcit de plus en plus... avec l’affermissement récent des punitions je me suis vu force de châtier des gens qui à mes yeux ne devaient en subir les effets. Aujourd’hui même cette vieille femme a qui l’on a fait subir la bastonnade parce qu’elle n’avait pu payer ses taxes de riz, m’a troublé profondément. Même si je ne saurais douter de la légitimité des actes du Gouverneur Usaru, ce type de scène devient trop fréquent à mon goût et me brisent le cœur. Mais je ne dois pas oublier qu’il sert la volonté de l’Empereur, et que cette volonté a des raisons que mon âme mortelle ne doit pas tenter de confondre...
Cet après-midi alors que je rentrais d’une excursion contre des pillards dans les environs, j’ai croisé le chemin d’un détachement de l’armée impériale partie châtier les rebelles dans le nord. J’ai entendu dire que dans ces régions où les récoltes ont été pauvres et les conditions deviennent de plus en plus dures, les habitants ont souvent tendance à oublier leur devoirs envers l’empire et à tourner leur dos au véritable pouvoir. L’armée impériale est toujours là pour rappeler à l’ordre les régions troublées... Alors que je discutais avec le sous-capitaine de ce détachement, il m’a déclaré que le but de leur visite était de faire partager avec les habitants de cette ville, la démonstration de la puissance impériale en exécutant en place publique trois des rebelles capturés dans le nord. Il m’a aussi avoué que ce genre de démonstration de force n’était pas rare et qu’ils avaient ordre de perpétrer ces exécutions publiques dans toute ville d’importance qui serait sur leur chemin de retour... J’ai assisté a ses côtés à l’exécution ; je dois avouer que bien que ce ne fut pas la première fois, je me suis senti très mal à l’aise lorsque les couperets sont tombés. Je n’aime guère ce genre de spectacles qui ne servent qu’à effrayer les populaces, mais je dois avouer que l’empereur n’a rien perdu de sa poigne de fer malgré les dissensions qui fragmentent le pays. Je souhaite de tout mon cœur servir encore sous sa glorieuse volonté et ne peut m’empêcher chaque jour d’admirer son sens de la justice et de l’équité.

C’était encore le petit matin, lorsqu’on le tira par la manche. Il ouvrit les yeux en maugréant contre l’importun qui osait le réveiller, pour se rendre compte qu’il s’agissait de son supérieur, le sous-capitaine Asuka, qui procédait à une inspection impromptue des tentes du détachement pour veiller a ce que tous soient dans leur meilleure condition pour entrer en ville. L’image qu’ils devaient donner de l’armée impériale était une image glorieuse de victoire et de beauté guerrière, ce qui n’était assurément pas le cas de celle donnée par Yasu, réveillé en sursaut à une heure aussi matinale...
« Je ne pense pas qu’il soit bon pour l’image de notre prochaine parade de vous faire subir la bastonnade » menaça le nouvel arrivant, « espérons que vous serez assez prompt à vous préparer pour éviter de me rappeler que je dois encore y remédier plus tard ...»
Sur ces mots il quitta la tente, poursuivant son inspection en menaçant tous les retardataires qui étaient encore sur son chemin...
Yasu avait servi depuis des années dans ce détachement, et il connaissait chacun de ceux qui n’étaient pas encore tombés au combat. Dans un sens il connaissait aussi le sous-capitaine Asuka comme un ami de longue date, même si celui-ci ne révélait jamais son affection ni sa bonté refoulée... ce n’est que si l’on savait déchiffrer ses propos que l’on se rendait compte à quel point il tenait a ses hommes. Le fait qu’il ait passé outre le manquement à la discipline de Yasu en était un exemple, même si Asuka avait fait en sorte de ne pas le laisser ressentir comme tel. Yasu savait, en tant que soldat, certes de rang inférieur mais d’ancienneté particulièrement longue, qu’aucun capitaine n’aimait envoyer ses troupes à la mort... Chaque victoire n’était que partielle, et on devait y ajouter son lot de pertes en amis sincères et en visages connus. En se promenant dans le camp il se rappela de ces visages qui venaient a lui manquer... ce n’était pas forcement des amis, juste des gens qu’il croisait régulièrement et qui avaient fait de son entourage un petit foyer, une famille qu’il ne quitterait que lorsque son visage, lui aussi épuisé par les atteintes de la fortune, viendrait a disparaître.

Ils pénétrèrent dans la ville en grande parade, chaque soldat ayant poli ses armes et nettoyer son cheval pour l’occasion… Ils donnaient à la foule ce qu’elle attendait d’eux, une image rassurante d’un empire fort même dans ces temps où la révolution gangrenait le pays ; prenant dans ses mains hameaux et villages dans le nord et forçant l’armée à des expéditions punitives des plus sanglantes. Ce n’était pas autant pour leur valeur guerrière que pour leur portée symbolique que ces batailles étaient menées ; chaque village rasé et massacré tenait dans la peur ses voisins, qui dans la terreur des représailles ne joindraient pas le mouvement ; Chaque famille égorgée au nom de l’empereur, faisait craindre à tous un sort semblable et ravaler leur impétuosité guerrière. Yasu avait rejoint comme beaucoup d’autres l’armée pour défendre son pays contre les agressions barbares et les pays voisins; aujourd’hui alors qu’il perpétrait ces actions bien moins glorieuses, à l’encontre des habitants du même empire, il en venait à douter de la légitimité de ses propres actes... les têtes des trois rebelles qui tombaient en place publique semblaient alors confirmer ses pensées : la guerre qu’ils menaient n’était plus un combat loyal pour défendre le pays, ce n’était qu’une guerre d’usure symbolique dont lui et les civils massacrés n’étaient que des pions, trop indécis et trop faibles pour peser sur leur propre destin.