Journal d’Isaru, le 8ème jour de la lune Rousse, ère des Grands Guan
Avec la démonstration de force de l’avant-veille, je ne pouvais me retenir de colère face au gouverneur Usaru. Faire usage de sorcellerie dans une bataille loyale ! Ne pouvant tenir mon rôle plus longtemps, je l’ai apostrophé en l’accusant d’avoir vendu son âme au diable. La sorcellerie est un art interdit, il pervertit les âmes et causera la chute de l’Empire s’il n’est pas utilise avec parcimonie. Alors que je venais de détruire ma couverture, il ne m’a pas envoyé au cachot comme je l’avais craint ; nous n’étions que tous les deux, en entretien privé, et il m’a expliqué beaucoup de choses sur la sorcellerie qui ont déstabilisé ma vision de l’Empire... il m’a expliqué que les pouvoirs que nous recevions par la magie étaient des dons qui pourraient nous permettre de fonder un monde plus beau et plus respectueux des destinées de chacun. D’après lui, la magie avait été interdite par l’empereur pour assurer son propre pouvoir, car il s’agit d’un art puissant qui peut mener celui qui sait en faire bon usage au plus haut niveau dans une société... C’est ainsi qu’il justifie le règne actuel de l’empereur. Je n’ose y croire, mais pourtant, le Mire Hijusuke a pratiqué la sorcellerie depuis plusieurs dizaines d’années et je n’ai jamais rencontré esprit plus philosophe. Je me rappelle qu’il était auparavant médecin dans un petit atelier au sud de la ville ; tous venaient le voir car on le disait capable de créer des remèdes pour tous les maux, et il était admiré et respecté pour son caractère humain et sa générosité...
A mon tour, je lui ai dévoilé tout ce que j’avais sur le cœur, et nous avons passé une nuit plaisante à discuter de philosophie et de politique ; j’ai appris grâce à lui, bien plus de choses que je n’aurais espéré comprendre du monde avec mes simples études de magistrature à l’académie impériale... Toujours est-il que j’en suis venu a apprécier la force de caractère et les idées de cet homme qui se bat pour une raison qui m’avait jusqu’alors échappée.
Contrairement à ce que j’avais imaginé auparavant, il ne se bat aucunement pour assouvir ses ambitions, mais bien pour faire de l’Empire quelque chose de meilleur. Ce n’est qu’aujourd’hui que je réalise pourquoi l’action des rebelles se répend aussi vite dans le pays, et pourquoi leurs rangs grossissent d’autant chaque mois... alors que les premières lueurs de l’aube pointaient à l’horizon, nous avons juré fraternité en mêlant nos sangs. J’ai finalement embrassé la cause révolutionnaire, moi qui y était si opposé par le passé... mais je doute que mon changement de camp ait un quelconque effet sur l’issue du combat, qui devient de plus en plus incertaine. Je ne pense pas pouvoir survivre aux prochains assauts, et je laisse sur ces pages mes regrets de ne pas avoir compris le monde plus tôt.
On était désormais le huitième... (Ou le neuvième ?) Jour de la Lune Rousse. Yasu avait perdu la trace du temps alors que le rythme saccade des batailles meurtrières avait fait de lui un pantin de réflexes guerriers sans convictions... il n’avait trouvé que ce simple moyen de survivre, que de tuer, tuer encore, sans se poser de question, sans regarder le visage de ses victimes. On ne comptait plus le nombre d’ennemis tombés sous sa main... Il observa la ligne que formaient les remparts. Apres ces quelques journées de bataille acharnée qui lui avaient semble une éternité, il voyait les lignes ennemis se dégarnir. Son camp n’avait plus non plus beaucoup d’hommes à opposer à la résistance farouche des rebelles ; mais ils avaient gagné un avantage certain, et voyaient enfin le bout de leurs craintes pointer au loin. S’ils parvenaient à prendre les remparts le jour même, ils pourraient prendre de siège le Yamen et une victoire rapide leur serait assurée...
Yasu se fraya un chemin sanglant jusqu’aux escaliers et entreprit de pénétrer dans la ville. Il n’était pas le premier à avoir tenté d’y pénétrer ; mais il fut le premier a poser le pied à l’intérieur. Fauchant un garde qui lui barrait la route, il se dirigea en haletant vers la grande porte.... suivi de quelques-uns de ses compagnons, il parvint à entrouvrir les battants assez grand pour laisser entrer des troupes fraîches. Ce fut la fin de la bataille ; la retraite fut sonnée par un grand coup de gong dans le camp adverse, et les troupes rebelles se retirèrent dans l’enceinte du yamen, laissant derrière eux d’innombrables corps ensanglantés, restes tragiques d’une bataille perdue d’avance...
Arrivé à proximité des maisons du centre-ville, Yasu brisa la porte et s’étendit de tout son long sur le lit... cela faisait longtemps qu’il n’avait pas dormi dans un vrai lit, et bien que ce soit celui d’un étranger et probablement d’un mort, il ne tint pas compte des convenances et s’endormit sans même défaire son armure. C’était là le privilège des vainqueurs, de pouvoir piller les demeures de leurs ennemis ; fourbu par une journée de combat acharné, il ne demandait cependant rien de plus qu’un simple lit pour étouffer la douleur qui le lançait dans tout le corps. A l’aube, il leur faudrait rejoindre leurs capitaines respectifs ; la bataille n’était pas terminée, mais il ne faudrait plus qu’un jour, décisif, pour mettre fin à toutes ces craintes...