Laurent comprenait qu’il se rapprochait des coups de feu. Ils seraient bientôt au milieu du danger des balles, mais ils n’avaient pas le choix. Lowell l’avait prévenu :
- Je vais devoir me battre contre l’autre gars avec l’aura, avait-il dit. Je veux que tu emmènes Fénérile loin du combat. D’une part parce qu’elle ne va sûrement pas pouvoir s’empêcher d’intervenir ; d’autre part, c’est au cas où… où…
- Où tu t’en sortirais pas vivant, avait achevé Laurent.
- Exactement. Elle sera plus en danger à côté de moi et de l’autre type qu’au milieu d’un nid de serpent, alors essaie de la protéger comme tu peux et trouvez un endroit où vous cacher. Puis attendez que la situation à l’extérieur se calme. On se donne rendez-vous à la casse.
Les coups de feu se faisaient plus sonores alors que Fénérile et Laurent continuaient de courir accroupis, longeant le plus possible les murs et se faufilant dans les plus petites ruelles qu’ils rencontraient. Soudain, alors qu’ils marchaient dans une quasi obscurité au milieu d’une petite rue, une voix les héla.
- Halte là ! Qui va là ?
Les deux enfants se figèrent. Devant eux se découpait une grande silhouette noire, et un long tube qui devait être le canon d’une arme à feu.
- Miaou… tenta désespérément Laurent.
- Vous me prenez pour un con ? Je le répète : qui va là ? Si personne me répond je tire dans le tas.
Puis il y eut un bruit sourd, comme si l’on tapait violemment deux objets creux, et la grande silhouette s’effondra.
- Que… commença Laurent, abasourdi.
- Laurent ? Fénérile ? Vous êtes là ? s’éleva une voix familière aux oreilles de Laurent.
- Mais c’est… Luc ?
- Ouais c’est moi !
- Mais… Qu’est-ce que tu fais ici ? Et comment tu nous a retrouvé ?
- Plus tard ! s’exclama Luc sans pour autant s’arrêter de chuchoter. Et Lowell ? Il est pas avec vous ?
- Non, il a une affaire à régler.
- On discutera de ça plus tard, s’impatienta Fénérile. Il faut trouver un endroit où se cacher.
- J’en connais un, dit Luc. C’est pas très loin d’ici, mais faut faire vite parce que de plus en plus de gars se mêlent de la bataille.
- On te suit, fit Laurent à son tour.
Ils avancèrent au trot tandis que les coups de feu environnants redoublaient d’intensité. C’est une vraie guerre. La peur tenaillait chacun des trois enfants mais aucun ne céda à la panique. Luc en particulier fut remarquable. Laurent fut surpris de voir combien il avait changé en une dizaine de jours. Il n’était plus le peureux qui tenait à la vie plus qu’à tout, comme il l’avait montré alors dans la décharge devant les trois envoyés de la mafia.
Ils arrivèrent finalement dans une autre ruelle, et Luc fit signe aux deux autres de le suivre. Il écarta une partie d’une affiche publicitaire pour un hôtel remplie de prostituées, laissant découvrir un petit passage au milieu du mur de briques. Tous trois entrèrent, Luc en dernier, et celui-ci grilla une allumette avant de passer la flamme sur une bougie.
C’était une très petite pièce que la faible lumière laissait entrevoir. Peut-être quatre mètres carré, pas plus. Mais c’était amplement suffisant pour eux trois.
- Tu as découvert ça tout seul ? demanda Laurent, abasourdi.
- Chut ! s’exclama doucement Luc. Ce n’est pas parce que l’on est caché que personne ne peut nous entendre. Oui, il n’y avait au départ qu’un très petit trou, mais comme je n’avais rien à faire de mes journées, j’ai pas mal creusé.
- C’est vraiment très bien, fit Fénérile d’une voix absente.
Un silence épais s’installa, ne gênant cependant personne. Ils étaient bien au chaud à l’intérieur. Cependant, Laurent, pour passer le temps, engagea la conversation avec Luc.
- Tu as l’air bizarre, dit-il le plus diplomatiquement possible. J’ai l’impression que tu as changé…
- C’est le cas… répondit Luc d’une voix peu assurée.
Il se sentait mal à l’aise.
- Qu’est-ce qui t’a rendu si courageux ? insista Laurent. C’est la première fois que ton visage est si grave.
- Je… Je sais pas trop. Je crois qu’après que Lowell m’ait sauvé la vie, je me suis senti… un peu coupable.
- Et c’est tout ? demanda Laurent, surpris.
- Ça te paraît trop peu ? répondit Luc, furieux. Tu sais pas ce que c’est, la culpabilité. Ça te ronge tous les jours et tu dors pas tranquille. J’ai eu horreur d’avoir une dette envers quelqu’un. Surtout la dette d’une vie !
- Ce n’est pas ce que j’ai voulu dire… commença Laurent.
- Je sais ce que tu as voulu dire ! Mais j’ai repensé aux paroles de Lowell…
- Il existe des situations où mourir vaut beaucoup mieux que vivre, dit gravement Lowell. Par exemple, quand la solitude est étouffante. Ou quand, une fois la nuit tombée, personne n’ait envie de te rencontrer le lendemain. Quand chaque jour qui passe est une souffrance perpétuelle. Il y a toujours pire que la mort, souviens t’en. C’est pour ça qu’il faut du courage non seulement pour rester en vie, mais aussi protéger ce qui nous est cher, des personnes proches comme des idéaux que nous poursuivons.
- Ses paroles ont tourné dans ma tête sans s’arrêter, poursuivit Luc. Ça en devenait insupportable.
Mimant sa douleur passée, il porta une main à sa longue chevelure bouclée.
- Finalement, un type est venu pendant que je me tourmentais et m’a dit que je pouvais me racheter. Il m’a dit que quelqu’un aurait besoin de mon aide. J’ai suivi ses indications et je vous ai trouvé.
- Un type ? interrogea Laurent, haussant les sourcils. Et qui savait où on était ?
- Ouais, moi aussi ça m’a paru bizarre au début. Et puis… Comme j’avais rien à faire, je suis quand même allé voir. Ecoute Laurent…
Sa voix se brisa soudain et de petites larmes coulèrent sur son visage.
- Je suis désolé, dit-il soudain. Je voulais pas… Je suis conscient de vous avoir trahi mais… j’aimerai avoir une deuxième chance.
- T’inquiète pas vieux, répondit Laurent en lui tapotant doucement l’épaule. On fait tous des erreurs. L’important c’est que tu t’en soit rendu compte.
- Oui…
Il arbora un maigre sourire.
- Fénérile ? demanda soudain Laurent en se tournant vers elle.
Elle ne lui répondit pas. Son regard était perdu dans la contemplation de la bougie, la scrutant de ses petits yeux sans la voir. Il comprit qu’elle s’inquiétait pour son frère.
- T’en fais pas pour lui, dit-il subitement. Il s’en sortira tout seul.
Il lui adressa un clin d’œil pour lui redonner confiance.
- Je me le demande… répondit-elle tout bas.
Le dos de Lowell encaissa tant bien que mal le choc contre le mur du hangar. Un mince filet de sang s’échappa de sa bouche.
- Alors, tu abandonnes déjà ? s’amusa Arcanas. Tu ne m’amuses même pas.
Lowell grogna. Jamais il ne s’était senti ainsi impuissant devant une force si grande. Il lui avait déjà porté quelques coups, mais ce n’était rien en comparaison de ce qu’il avait dû encaisser. Toutes ses attaques étaient déviées ou amenuisées. Il sentait déjà tout espoir l’abandonner. Pouvait-il vaincre un tel être chargé de solitude et de colère ?
Arcanas s’approcha lentement de lui. Chaque pas qu’il faisait était autant de pas que semblait faire la Grande Faucheuse.
- Je vais te tuer, ici et maintenant, dit-il d’un ton sûr.
Arrivé devant Lowell, il brandit lentement le poing devant lui, et le recula pour lui donner de l’élan. Lowell ne pouvait rien faire d’autre que de regarder, inexorablement, la fin s’approcher de lui.
- Tu vas mourir tout de suite. Puis je retrouverai ta sœur et elle mourra aussi.
Et son poing s’abattit à une grande vitesse.
Lowell sentit soudain la colère monter en lui. Se servant d’une nouvelle force qui montait en lui, il puisa dedans pour bloquer le coup avec sa main. Ses yeux écarquillés de fureur, il écrasa le poing de son adversaire puis, d’un mouvement rapide, le cogna sauvagement sous le menton de son autre main.
Arcanas fit un vol plané pendant plusieurs secondes, jusqu’à ce que son dos réceptionna. Il se releva subitement, hors de lui, et fondit avec une rapidité impressionnante sur Lowell, qui dû encaisser le choc en étant écrasé contre le mur du hangar. Ses genoux plièrent.
- Hé ben, je vois que tu as encore des ressources, dit Arcanas avec un sourire de vainqueur. Mais ça ne sert plus à rien puisque…
Mais il n’acheva pas sa phrase. Lowell se releva instantanément, ses yeux semblant lancer des éclairs. Pris d’un élan de colère, il chargea le garçon et le mit à son tour par terre. Il le rua de coups de poing sauvages avant d’être projetés dans les airs. Les deux adversaires se levèrent rapidement et se scrutèrent du regard, dans un duel qui commençait maintenant à s’éterniser.
- Tu as l’air de regagner des forces, dit subitement Arcanas sur un ton dur et froid, fronçant les sourcils. Comment tu fais ?
- J’ai remarqué que je devenais plus fort quand tu menaçais de tuer ma sœur, répondit Lowell sur le même ton glacial. Je m’en suis servi comme arme de motivation. Je sais maintenant que tu ne peux pas gagner contre moi.
Arcanas éclata de rire.
- Tu crois ça ? Tu penses peut-être que l’amour pour ta sœur va te rendre plus fort que ma haine pour ce monde ?
- Oui. En tout cas, c’est la seule arme que j’ai contre toi qui soit efficace.
- Tu perds ton temps, le nargua Arcanas. Un gars qui se bat pour les autres ne peut pas dépasser quelqu’un qui se bat pour lui. C’est une règle qui ne m’a jamais failli.
- Combattre pour soi n’est pas forcément mauvais. Mais utiliser sa haine pour se battre n’est pas un bon choix.
- Et qu’est-ce que t’en sais ? lança Arcanas, ses joues virant au rouge. Est-ce que tu sais ce que j’ai dû endurer pour survivre ? Est-ce que tu sais ce qu’a été ma douleur pendant toutes ces années ? Un type comme toi qui a toujours eu quelqu’un sur qui compter ne peut pas comprendre ça !
Instantanément sous l’effet de ces paroles, Lowell se souvint de toutes ces années de souffrances, ce qu’il avait dû endurer pendant tant de jours. Avant sa rencontre avec Fénérile, il s’était forgé une carapace contre ce monde pourri jusqu’à la moelle, ce monde qu’il haïssait par dessus tout. Il ne voulait pas comprendre. Il ne voulait même pas vivre. Tout ce qu’il désirait alors, c’était qu’on lui fiche la paix.
- Non, dit-il alors.
Arcanas le regarda dans les yeux, serrant les dents.
- Tu te trompes, je comprends, continua Lowell.
Ce type… songea Arcanas. Je vais le buter !
- Attends-moi ici. Je vais acheter quelque chose et je veux que tu attendes mon retour. C’est compris ?
- Oui papa…
Arcanas le regarda un instant s’éloigner.
- Attend ! s’écria-t-il soudain.
Il s’approcha de lui en courant.
- Tu reviens papa ? Tu me le promets ?
Son père le regarda, interloqué, pendant un instant. Puis il gratifia son fils d’un sourire et lui dit :
- Je reviendrais. Je te le promets !
Et il s’éloigna d’un pas certain vers le magasin.
Et Arcanas avait attendu, encore et encore, pendant des heures, jusqu’à ce que le soleil ne se coucha à l’horizon et ne disparaisse complètement. Alors, il sur en son for intérieur que son père avait menti.
Il erra pendant plusieurs jours, ou plusieurs semaines, il ne savait plus trop. Il ne connaissait pas son chemin pour retourner chez lui. Il dormait à la belle étoile et se nourrissait de marchandises volées. Jusqu’à ce que finalement, un matin, il reconnut un quartier pas très loin de son foyer. Le cœur s’emplissant soudainement de joie, il courut aussi vite qu’il put vers l’endroit où il savait être sa maison. Il tourna dans un coin et soudain, elle était là, petite et chétive, mais bel et bien réelle. C’était son chez-lui.
Il se précipita devant la porte, la poussa brutalement en criant “ Papa ! Maman ! ”.
Mais aucune voix ne lui répondit. La maison était vide, dénuée de toute vie. Pour toujours.
Alors, il sut que non seulement on l’avait trahi, mais qu’en plus on l’avait complètement abandonné à la cruauté du monde…
- Je vais te tuer ! cria Arcanas avec toute la haine et la fureur qui emplissait son âme. Je vais te faire payer pour ce monde qui m’a torturé !
Il se précipita sur Lowell, qui, à son tour, serra les dents. Lui aussi avait sa propre motivation.
- Je ne mourrais pas. Je te le
promets
.
Il avait fait une promesse à sa sœur. S’il ne la respectait pas, Fénérile risquait de se renfermer, comme lui quelques années plus tôt. S’il ne la revoyait pas, elle était capable de devenir comme… ce type, Arcanas !
Il se précipita à son tour sur son ennemi. Sur les deux adversaires, un seul se relèverait !