- Lowell ! Lowell !
Mais Fénérile s’époumonait en vain. Voilà trois jours qu’elles gesticulait sans s’arrêter. Dans ce hangar glacé et désert, seuls les murs gris et métalliques lui répondaient.
- Ça ne sert à rien, dit le garçon accroupi à côté d'elle. Personne ne peut t’entendre. Mange un peu, au lieu de gaspiller tes forces à crier.
Arcanas lui tendit pour la énième fois une cuisse de poulet, tandis que lui dégustait avec satisfaction le reste de la carcasse, remplie de viande.
Malgré la faim qui la tenaillait, Fénérile tourna la tête dans l’autre direction, boudant la nourriture.
- Je n’en veux pas. Mon frère va venir me chercher et ça va très mal se passer pour toi !
Arcanas éclata de rire.
- J’aimerai bien voir ça. Avec la mentalité qu’il a, ton frère est incapable de me battre. Ce n’est pas avec des beaux sentiments que l’on réalise ses rêves. C’est avec la force et la colère.
Il serra le poing.
- Mon frère me l’a promis ! s’écria Fénérile, les larmes aux yeux. Il m’a promis qu’il viendrait me chercher et je le crois ! Il a toujours tenu ses promesses !
Arcanas entendit soudain un écho de ses paroles, se répercutant au plus profond de sa mémoire. Non ! Il était pourtant sûr d’avoir tout oublié !
- Je reviendrais. Je te le promets.
- TAIS-TOI ! hurla-t-il.
Il tenait sa tête entre ses mains, la secouant violemment, comme s’il espérait en faire sortir ses souvenirs pour ne plus jamais les avoir.
- Les promesses ne servent à rien ! cria-t-il de toutes ses forces. C’est qu’un mot de pacotille destiné à mieux trahir !
Fénérile le considéra avec gravité, oubliant ses larmes. Elle sentit soudain de la curiosité à son égard. Se pouvait-il que…
- Est-ce que quelqu’un t’a déjà trahi ? demanda-t-elle. Quelqu’un que tu connais n’a pas respecté sa parole ?
- Attends-moi ici, Arcanas. Je vais acheter quelque chose et je veux que tu attendes mon retour. C’est compris ?
Arcanas secoua la tête.
- Qu’est-ce que ça peut te faire ? Occupe-toi de tes oignons !
- Et tu vis tout seul ici ? continua de demander Fénérile sans tenir compte de la dernière remarque.
Elle contemplait l’intérieur du grand hangar. C’était vaste ! Si grand ! Et si vide…
- Personne ne t’attends quand tu rentres ? Tu n’as personne à qui parler ?
- Je t’ai dit de te taire !
- Et tu n’es pas malheureux tout seul ?
Une fureur indescriptible envahit brutalement le corps de Arcanas. Aussitôt sous l’impulsion de la colère, sa main se tendit vers l’avant avant de serrer fortement le cou de Fénérile.
- Je… t’interdis… de… parler… de MOI ! dit-il par saccade.
Qu’est-ce qui n’allait pas chez cette fille ? Pourquoi elle est aussi têtue ? Elle est comme… Elle est comme…
- Maman !
Arcanas se prit à nouveau la tête entre les mains. Ces souvenirs insupportables… Cette douleur constante… Pourquoi tout cela lui revenait maintenant, alors qu’il s’était juré de ne plus y repenser, de tout oublier à jamais ? Pourquoi son esprit le torturait-il de cette manière ? Est-ce que c’était…
Il se tourna vers Fénérile.
Est-ce que c’était à cause d’elle ? Il fallait la supprimer ! Tout de suite ! Si elle mourrait, elle ne ferait plus jaillir ces immondes souvenirs. Il fallait la tuer ! Elle devait mourir !
Non ! Doucement, il devait réfléchir. Il avait promis de ne pas lui faire de mal. Il fallait attendre que l’autre donne la confirmation de son refus. Alors, et seulement alors, il pourrait l’anéantir.
Au loin, des coups de feu retentirent. Il y en eut un, puis deux, puis une grande rafale qui dura plusieurs secondes. Et soudain, ce fut une tempête de bruits et de sons infernaux qui emplit l’atmosphère. Des armes à feu semblaient tirer à l’extérieur, mais c’était lointain, suffisamment pour se rendre compte que les deux enfants étaient à l’abri de quelconques balles perdues.
- Qu’est-ce que c’est ? demanda Fénérile, paniquée.
Arcanas afficha un sourire sur le coin des lèvres.
- Ça, c’est mon plan, annonça-t-il fièrement. Un moyen facile et économe de tuer la moitié de la population de cette Ville.
- Qu… Qu’est-ce que tu as fait ? s’écria Fénérile.
- Facile ! J’ai fait en sorte que les deux mafias les plus puissantes de la Ville se disputent… à cause de moi.
- Tu… Tu as monté deux mafias l’une contre l’autre ?
- Oui ! J’ai bien fait attention à ce que tout le monde sache que j’appartenais à l’un des clans, puis j’ai tué les hommes de son rival. Tout le monde a cru que j’engageai les hostilités au nom de la mafia à laquelle j’appartiens. Alors évidemment, ils ont voulu se venger et ont riposté. C’est la guerre maintenant !
Fénérile en resta muette. Elle avait du mal à croire qu’il était si facile de berner les deux plus grandes organisations de la Ville.
- Ils sont tous tombés dans le panneau ? Tous ?
Arcanas acquiesça.
- Mais ce n’est pas aussi simple qu’il n’y paraît. J’ai dû faire beaucoup de choses sales pour en arriver là, mais je ne regrette pas. Ecoute ! Les coups de feu et les affrontements vont s’étendre sur toute la Ville ! Ce n’est pas fantastique ? Les mafias vont s’entretuer, et pas mal d’habitants vont y passer à cause de ça. Je suis vraiment un génie, tu ne trouves pas ?
- Tu es surtout un grand malade, s’éleva une voix venue du haut.
Debout sur une poutre horizontale en fer, se tenait Lowell, les bras croisés.
- Ce que tu as fait est impardonnable, dit-il d’une voix forte et sûre. Une fois que j’en aurai fini avec toi, je me chargerais de sauver cette Ville et ses habitants.
- Tu peux toujours courir, je ne te laisserai pas faire ! s’écria Arcanas.
Il bondit vers Lowell, tandis que ce dernier plongea à son tour dans sa direction. Le choc des deux adversaires résonna dans le hangar, faisant vibrer ses murs. Les deux auras se retrouvèrent emmêlées et un combat féroce s’engagea dans les airs, coups de poing et coups de pied frappant à une vitesse si vertigineuse qu’aucun œil humain n’aurait pu les suivre. Puis les deux garçons arrivèrent brutalement au niveau du sol, et un énorme bruit retentit. Un large nuage de poussière s’éleva dans les airs, empêchant Fénérile de voir ce qui se passait. De petits gravats, qui s’étaient élevés dans les airs, retombèrent avec un son mât. Enfin, le nuage se dissipa, laissant voir Arcanas debout, serrant fortement le cou de Lowell qui était à terre.
- Lowell ! s’écria Fénérile.
Arcanas souleva son adversaire d’une seule main, celle qui était agrippée à la gorge, avant de frapper violemment au visage de l’autre. Lowell vola dans les airs sur plusieurs mètres avant de percuter brutalement l’un des murs. Le choc fut rude, mais il parvint à se maintenir conscient. Il regarda sa sœur, puis se força à se relever.
- Ne t’inquiète pas, dit-il calmement, un sourire aux lèvres pour la rassurer.
- Oui, c’est plutôt toi qui devrait t’inquiéter, fit remarquer sarcastiquement Arcanas. Tu ne peux pas me battre. Pour cela, il faudrait que tu sois plus fort. Que tu cesses de penser aux autres. Ne penses qu’à toi ! Et alors, peut-être que tu aurais une chance…
- De quoi tu parles ? demanda Lowell, essuyant du pouce le sang qui s’était échappé de la commissure des lèvres.
- Je parle de moi. Tu sais pourquoi je suis plus fort que toi ?
Sa bouche s’étira en un sourire confiant et sûr de lui.
- C’est parce que je me bats pour moi-même. Egoïste, certes, mais puissant. A quoi je sers ? Pourquoi je vis ? Pendant longtemps je me suis posé ces questions. Mais j’ai fini par trouver la réponse avec ces pouvoirs. Je vis pour me battre. Je vis pour tuer. Et pour détruire ce monde. Tant que des humains vivront, et tant que je me mettrai à leur ôter la vie, je saurais que j’existe.
Lowell sentit des gouttes de sueur descendre le long de ses tempes. Il annonçait cela d’une voix grave, posée, tranquille. Il savait ce qu’il disait, et il le pensait. Ce type était ignoble. Un vrai monstre ! Et si… fort ! Pouvait-il réellement battre un être comme lui ? Y’avait-il vraiment un moyen de le vaincre ? Est-ce que… Est-ce qu’il n’avait pas raison, pour être aussi fort ?
Du coin de l’œil, il put voir Laurent détacher en silence les liens de sa sœur, pendant qu’Arcanas avait le dos tourné, occupé qu’il était à raconter sa vie. Mais Fénérile, incapable de tenir en place et de conserver le silence, se démenait pour empêcher Laurent de l’emmener hors du hangar.
- Non ! Lâche-moi ! s’exclamait-elle. Je veux pas laisser mon frère tout seul !
Arcanas se retourna brusquement.
- Mais qu’est-ce que…
N’attendant davantage, Lowell se précipita à un vitesse surhumaine et s’interposa entre sa sœur et son adversaire.
- Ne la touche surtout pas ! dit-il, ses yeux lançant des éclairs.
- Lowell ! cria Fénérile. Ne reste pas ici, je t’en… je t’en supplie !
Elle se mit à genoux et sanglota, mais ses yeux ne quittaient pas son frère.
- Je ne veux pas que tu meures, s’il te plaît, viens avec nous…
Ses larmes coulèrent et tombèrent jusqu’au sol.
- Je t’en supplie…
Lowell fut très touché. Lentement, il mit sa main tremblante d’émotion sur l’épaule de sa sœur et l’aida à se relever.
- Je ne mourrais pas. Je te le promets.
Arcanas se sentit troublé. Quelque chose… de désagréable revenait en lui. Quelque chose dont il avait horreur, quelque chose d’enfoui qui refaisait lentement surface…
- Nous n’avons pas assez d’argent pour dépasser la fin du mois, dit doucement la femme. Il ne nous reste que très peu de nourriture.
- C’est un vrai problème, dit à son tour le mari. Mon boulot ne rapporte pas assez, et toi tu ne trouves rien. Qu’est-ce qu’on va pouvoir faire ?
A travers la porte entrouverte de sa chambre, Arcanas regardait ses parents parler à voix basse dans la cuisine. Sa mère contemplait l’intérieur du frigo tandis que son père se tenait assis sur une chaise, les bras sur la table.
- Il faut trouver un moyen de gagner plus d’argent, dit à nouveau la femme. Sinon, on n’aura pas assez non plus pour payer le clan. Et tu sais ce qui se passe, si on ne paye pas…
L’homme regarda sa main. L’auriculaire droit était coupé juste à la deuxième articulation.
- Ne m’en parles pas, dit-il en fronçant les sourcils. Ce qu’il nous faut, ce n’est pas un moyen de gagner plus d’argent, mais de baisser les dépenses.
Et soudain, sa tête se tourna vers la chambre d’Arcanas. Aussitôt, celui-ci se dégagea de la fente qui séparait la porte du mur. Son père l’avait-il vu ? Ou alors, est-ce que…
Fénérile renifla bruyamment, mais ses larmes ne coulaient plus. Puis ses sourcils se froncèrent.
- Si tu ne tiens pas ta promesse, je te jure que je viendrai te chercher et que je te tuerai moi-même !
Lowell eut un faible sourire. Il acquiesça avant de la pousser doucement vers Laurent.
- Fais attention à toi, dit-il sans se départir de son sourire. Les rues ne sont pas très sûres.
Il la regarda calmement s’éloigner de lui, Laurent l’obligeant à venir avec lui en la tirant du bras. Enfin, lorsqu’ils sortirent et qu’ils ne furent plus en vue, Lowell se tourna vers Arcanas.
- A nous deux maintenant !
Arcanas se tenait la tête entre les mains. Encore cette douleur ! Il ne la supportait plus, il voulait qu’elle s’arrête à tout prix ! C’est était assez !
- J’en ai marre de toi ! Je vais vous massacrer, toi et ta sœur !
Il plongea à une allure folle vers Lowell, et celui-ci ne parvint à esquiver que de très peu. Puis à nouveau, les deux ennemis se toisaient, leurs yeux perçants lançant des éclairs.
A nouveau, Lowell ressentit de la peur face à son adversaire. Il sentait une grande différence de niveau entre les deux.
- Comment as-tu réussi à acquérir une telle force ? Je ne peux pas croire que ce soit de façon purement égoïste.
- Il va pourtant falloir t’y faire, répondit Arcanas avec colère. On ne devient pas fort uniquement en combattant pour les autres, c’est complètement absurde. Se démener pour une autre personne, ça affaiblit les combattants. Regarde-toi, si tu ne me crois pas : tu es pitoyable. Se battre pour soi-même et ne compter que sur soi-même, c’est ça la vraie force ! C’est ma façon d’être et mon destin. Je suis né pour tuer chaque personne de cette planète, moi et moi seul. Mais je ne vois pas pourquoi je perds mon temps à t’expliquer ça, tu as toujours eu ta sœur à tes côtés. Quelqu’un comme toi ne pourra jamais comprendre ce qu’est la solitude. C’est pour ça que tu es condamné à perdre !
Lowell récupérai son souffle pendant qu’Arcanas parlait. Et il songeait à… Ses pensées le menaient parmi des souvenirs douloureux et tendres à la fois. Il se souvint…
Lowell marchait dans la rue, les mains dans les poches comme toujours, le regard dans le vide. Combien d’années étaient passés depuis la mort de ses parents ? Combien d’années avait-il erré dans les rues, à la recherche de nourriture à voler pour survivre, dormant dans le froid et la faim ?
Il entendit soudain de petits pleurs pas très loin. Il se souvint à qui ils appartenaient : la jeune fille dont la mère était morte dans un incendie. A nouveau, il eut les deux désirs contradictoires de vouloir s’éloigner et s’approcher de ces pleurs. Qu’espérait-il à faire cela ? S’il l’aidait, elle, est-ce que pour autant cela ramènerait ses parents d’outre tombe ? Est-ce que quelqu’un remonterait le temps pour le sauver, lui ou ses parents ?
Il décida d’aller voir la fille. Tant pis pour la monotonie et le calme.
Il découvrit la fille accroupie sur un banc à moitié défoncé, sanglotant sur ses genoux. C’était un miracle qu’elle ne soit pas tuée par un gars de la mafia ou par un psychopathe !
- Ça va pas ? demanda-t-il d’une voix qu’il se voulait douce, sans pourtant y arriver.
La fille renifla bruyamment et le regarda. Son visage s’éclaira un peu, juste pendant quelques secondes, avant de reprendre une expression triste.
- Ma maman n’est pas revenue ! Je l’ai… snif… attendue pendant longtemps, très longtemps, mais elle est pas revenue des courses.
Lowell eut soudain l’impression que quelque chose bougeait dans ses intestins. Et c’était très désagréable. Il se revoyait, plusieurs années en arrière, pleurant sur le goudron de la rue et hurlant “ PAPA ! MAMAN ! ”. Il avait détesté le monde, ce jour-là.
Il voulait faire quelque chose pour la fille. Il voulait la consoler elle, et se faisant il avait l’impression que quelqu’un l’aurait secouru, quelques années avant, alors qu’il était pour la première fois seul au monde.
- Je vais t’aider à la chercher, si tu veux.
La fille renifla une nouvelle fois, puis considéra Lowell d’un œil reconnaissant.
- Tu veux dire que tu vas attendre avec moi que ma maman revienne ? C’est vrai ?
Et pour la première fois depuis très longtemps, si longtemps qu’il avait presque fini par oublié, il sourit de bon cœur.
- Oui, bien sûr ! Au fait, c’est quoi ton nom ?
- Fénérile, répondit la fille avec un sourire épanoui.
- C’est un beau nom. Moi c’est Lowell. Viens, on va jouer…
C’était dès ce moment-là que Lowell avait senti quelque chose changer en lui. Il n’était plus cet orphelin morne et haineux qui parcourait les rues, les yeux dans le vide. Il était devenu un simple enfant qui jouait et partageait sa vie avec une amie… une sœur. Il n’était plus seul à affronter le monde, il était désormais en compagnie de quelqu’un qu’il aimait et qui l’aimait.
Et ce type… Arcanas. Lowell ignorait ce qui lui était arrivé, mais une chose était sûre : il avait dû rester seul toute sa vie, ne comptant que sur lui-même, ne faisant confiance à personne et ignorant ce que le mot “ partage ” voulait dire. Oui, ce devait être ça. Parce que lui, Lowell, avait quelqu’un sur qui compter et aimer, il devait paraître ainsi faible aux yeux d’Arcanas, qui était toujours resté seul.
Car Lowell se souvint… Oui, il se souvint qu’avant de rencontrer Fénérile, alors qu’il était seul, déambulant au hasard dans la Ville, sans but, il s’était renfermé sur lui-même. Il haïssait ce monde, il haïssait ces habitants de la Terre car ils vivaient tandis que lui survivait, sans grande joie de le faire. Et cette douleur… Elle était omniprésente, anormale, envahissante. Il se souvint de cette atroce douleur qui lui brûlait le cœur chaque jour qui passait.
Arcanas n’était pas un garçon ordinaire. C’était son portrait craché en réalité, Il se voyait lui-même, mais sans Fénérile. Sans une sœur pour l’accompagner dans la vie, sans personne pour alléger son fardeau d’être en vie. C’était son contraire.
Mais alors… pouvait-il réellement battre un type comme lui ?