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Ulrich

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Ulrich était un peu porté sur la bouteille. Il s’en serait défendu, se considérant avant tout comme un connaisseur, et de fait, il ne buvait pas toujours jusqu’à l’ivresse et avait de larges connaissances et un palais subtil en matière de whiskys, bourbons, vins rouges et diverses liqueurs plus ou moins exotique. C’était ce que l’on pourrait appeler une addiction, mais ce que lui appelait une passion, et les deux notions se confondaient presque parfaitement. Ce jour-ci, retournant tranquillement chez lui depuis son lieu de travail, il songeait à cette nouvelle bouteille qu’il n’avait pas encore eu l’occasion de goûter, un scotch seize ans d’âge dont il ressentait déjà par anticipation le poids dans sa main, éprouvant de l’autre le volume, la contenance du verre, qu’il humerait pendant quelques minutes avant de le porter à ses lèvres, pour entrevoir un monde ambré et tiède, un monde doux et sauvage, boisé et rocheux, un monde dans lequel il plongerait et qui n’appartiendrait alors qu’à lui, son domaine, son royaume. Se laissant ainsi aller à ses rêveries éthyliques, il était descendu du bus sans même y penser, comme chaque jour ou presque, et se tenait debout sans attendre ni ne pas attendre que le feu lui accorde le passage, voyant sans regarder la lumière rouge qui le déclencherait comme un athlète dés qu’elle aura laissé place à la verte, son corps accoutumé paré avec assurance à s’auto piloter sans importuner l’esprit déjà perdu dans un verre hypothétique. Et s’il ne parvenait jamais à traverser cette rue ? S’il était d’un coup fauché sans avertissement par un van grossièrement ornementé conduit par des hippies attardés à l’encéphale englué par les drogues comme un cormoran emboué d’hydrocarbures ? Serait-il, s’il l’avait su, resté jusqu’au bout dans son verre anticipé, ou bien aurait-il décidé de vivre pleinement de la façon qu’il – paraît-il – se doit ses derniers instants présents, de remercier pour lui-même ceux qu’il aime et qui l’aiment, de saluer ses joies, de pardonner ses malheurs, et même d’ouvrir son cœur au Christ ? En vérité, il est probable qu’il se serait contenté d’attendre quelques seconde pour laisser passer sa mort avant de traverser paisiblement la rue et d’aller enfin jouir jusqu’à satiété de son fameux whisky. S’il l’avait su. Et cela, bien entendu, dans l’éventualité de cet accident.

 

Le piéton signalétique était encore bien rouge lorsque l’homme tomba. Il tombait tout simplement, sans cérémonie, sans faire de cinéma, tranquillement. A le voir tomber ainsi, on s’imaginait le bitume l’accueillir dans son sein comme une mère, veillant sur son sommeil et l’emportant en lieu sûr. Mais le bitume lui-même ne serait sans doute pas de cet avis, pas plus que son brutal complice, le bus lancé à la vitesse maximale autorisée. Ulrich le saisit à bras-le corps et se renversa avec lui sur le trottoir. L’homme sembla alors seulement se réveiller.

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