David était un lapin, un brave animal des bois plutôt solitaire. Il faut dire que David était drôlement intelligent pour un lapin. Son esprit pouvait se retourner comme un gant pour se regarder lui-même, et il savait compter aussi. Le problème était que prendre conscience de l’écrasante supériorité de son intellect sur ceux de ses congénères, qui ne pensaient qu’à manger et forniquer, lui fit réaliser tout d’abord que son potentiel était dramatiquement sous-employé, puis qu’il était parfaitement seul. Et plus il réfléchissait sur sa condition, plus son champ de conscience s’élargissait, et plus son esprit s’étendait, plus il réalisait à quel point il était infime. Et il se sentait de plus en plus seul, de plus en plus misérable car de plus en plus inutile. Et il lui apparaissait que la vie ne pourrait guère lui offrir plus que sa douloureuse lucidité. « Savoir c’est voir, pensait-il, et voir c’est se brûler les yeux pour toujours ». « Les idiots et les ignorants sont bénis, car ils ne savent pas qu’ils sont maudits, de par leur existence même ».
David aurait pu décider de redevenir idiot, d’oublier ou du moins d’essayer. Mais il n’y songea même pas. L’entreprise était sans doute vouée à l’échec, pour commencer, et surtout, il ne le souhaitait pas. Car il était frêle, fragile, peu séduisant. Son intelligence était tout ce qu’il avait, elle était ce qui faisait de lui un être à part, isolé certes, mais « mieux vaut être mis à l’écart par son génie que par sa faiblesse ». Mais il s’interrogeait à ce sujet également ; était-il un génie, ou les autres étaient-ils tous des minables ? Diamant parmi les cailloux ou cailloux parmi les moins-que-des-cailloux (des cailloux de mauvaise qualité, friables et laids, impropres à quasiment tous les usages qu’on puisse imaginer aux cailloux ordinaires) ? David en vint vite à penser, incapable qu’il était de prendre conscience de la futilité d’un tel dilemme, que sa santé mentale dépendrait de la réponse à cette question. S’il était ordinaire, il deviendrait sans doute fou de ne même pas pouvoir s’accorder de valeur selon son propre jugement. S’il était un génie, il deviendrait sans doute fou de savoir qu’il était né génial pour vivre et mourir misérable sans pouvoir jamais employer son intelligence à façonner dans une mesure acceptable le monde qu’il n’avait injustement pu choisir. Mais il préférait devenir fou d’une de ces manières que de le devenir par le désespoir de ne pouvoir répondre à la question. Il décida que la meilleure manière de jauger le niveau intellectuel global des créatures vivante était simplement de partir à leur rencontre.
Les lapins il les connaissait, des dégénérés pervers et gloutons, ni plus ni moins. « Je suis au moins un génie pour mon espèce. Mais qu’est-ce qu’un génie qui ne peut transcender sa naissance ? » Les ours, les loups, les furets, les renards, les moufettes, les blaireaux, les hiboux, les martres, les chauve-souris, les taupes, les couleuvres, les cerfs, les sangliers, tous ceux-là il les connaissait plus ou moins. « S’ils étaient contraints à l’auto-cannibalisme, c’est leur cervelle qu’ils engloutiraient en premier ». Il fallait voyager, découvrir de nouveaux horizons sous lesquels vivent les monstres exotiques qui défient l’imagination.
Cette histoire souhaitant s’épargner les détails du voyage initiatique, elle s’accordera une ellipse conséquente plaçant notre lapin directement au bord d’une vaste étendue d’eau. Un océan ou une mer. On ne mentionnera pas non plus la méthode qu’il employa pour se rendre dans ses profondeurs ; on se contentera de dire qu’elle était fort ingénieuse. Il y rencontra de petits poissons tellement idiots qu’ils s’égayèrent dans toutes les directions dés qu’il tenta de s’adresser à eux. Alors il s’enfonça encore vers le large, et rencontra sur un grand rocher des étoiles de mer, des crabes, toutes sortes de mollusques, d’anémones, d’oursins. Il s’adressa à eux dans leur ensemble, car il prit le rocher tout entier pour un seul grand être vivant. « Bonsoir, comment vous portez-vous ? J’aimerais avoir votre opinion sur l’existence en général, quel sens trouvez-vous à votre vie, existe-t-il en nous une « âme » ou ne sommes-nous que la combinaison des réactions d’un tas de chairs aux stimuli que son environnement lui impose, combien font deux moins trois ? » La réaction de l’ensemble fut un brouhaha empressé et insaisissable d’où s’échappaient par intermittence des bribes de réponse telles que « oui », « non », « je ne sais pas », « la ferme », « cinq » et David les abandonna vite, jugeant avec une certaine péremption qu’ « un être aussi embrouillé et inconstant ne peut guère prétendre à l’intelligence, ne fusse-t-elle que la simple conscience de soi ».
Il s’enfonça alors encore plus loin du rivage et y rencontra un requin. Il voulut l’interroger mais se fit à la place dévorer en une bouchée.