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Edouard

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Edouard avait un truc. Quelque soit « l’amorce » choisie, on ne se sent jamais tout à fait satisfait. Démarrer est toujours un peu brouillon, ce n’est que sur le long cours que l’on trouve son rythme de croisière, et la beauté est que l’on peut une fois bien engagé revenir sur son début pour en faire ce qu’il « aurait dû être » originellement. C’est en gros ce que se disait Edouard en pianotant machinalement. Il faisait toujours ça pour se détendre et pour écrire, il pressait au hasard les touches de son ordinateur et regardait sans les voir les caractères s’afficher et s’entasser sur son écran. Il suivait d’abord l’avancée de la ligne au rythme de sa saisie aléatoire, puis arrivait l’instant crucial, si bref et subtil qu’il rêvait de pouvoir un jour le saisir et l’écrire. L’instant imperceptible ou son esprit décrochait comme un missile de son avion de chasse de la poursuite saccadée de l’extrémité insaisissable de l’enfilade de ce qui n’était plus des caractères d’écriture mais des formes crochues qui se saisissaient les unes des autres comme les maillons d’un chaîne qui assujettissait son regard et le conduisait aussi sûrement que des rails un train. Son attention était alors libérée, elle s’était échappée du monde immédiat en faisant diversion, elle avait pris la tangente et se sentait puissante, large comme un arc-en-ciel, perçante comme un laser, capable de grandes choses, capable de s’imaginer capable de plus grandes encore.

 

Dans cet état de conscience privilégié il trouvait de nombreuses idées, des idées complexes qui paraissaient simples, et qui se perdraient irrémédiablement s’il n’en gardait que l’intitulé ; justement, ses doigts étaient posés sur un clavier d’ordinateur et s’agitaient déjà en tous sens. Il ne lui restait plus qu’à écrire, et il écrivait vite et ne laissait pas à son esprit replongé brutalement dans la réalité sensible et corrosive le temps de perdre l’essence et le corps de pensées fragilisées par leur richesse et la finesse de leurs circonvolutions.

 

Le principe ici est celui d’une blague facile : l’état de diversion totale des sens dans lequel Edouard parvient à se plonger, celui qui précède l’écriture créative à proprement parler et qui se consacre donc exclusivement à l’éclosion de pensées sublimes, cet état implique de sa part un sentiment de sécurité totale, car il revient à remettre son corps aux mains de sa chaise pour le maintenir, de l’atmosphère et des réflexes de ses poumons et de son myocarde pour l’alimenter en air pur etc. Il risque sa vie en somme, puisqu’il abandonne absolument toute vigilance. Il suffit alors de se glisser derrière lui et de lui donner un simple coup derrière la tête pour le faire paniquer d’une manière irrésistiblement comique, son esprit ramené d’une manière très brutale au monde de la douleur et incapable pendant quelques instants de reprendre le contrôle d’un seul coup d’un corps exposé au danger. Sa détresse est évidente, et c’est un vrai bonheur de saboter si aisément un génie créatif, par jalousie par exemple.

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