Sylvain pensait qu’on s’assagissait en vieillissant et il pensait que les enfants étaient des sages. Du coup il se prit à penser qu’on ne pouvait pas être sage quand on était un jeune adulte, puisqu’on n’était plus un enfant et qu’on n’avait pas encore beaucoup vieilli. Et, au bout du compte, il ne savait pas du tout ce que signifiait : sagesse. Il se disait que c’était parce qu’il était lui-même un jeune adulte et donc qu’il n’était pas assez sage pour savoir ce que c’était de l’être, puisqu’il n’était même pas assez sage pour l’être. Mais il pensa soudain qu’il faudrait être un sage pour déterminer qui peut se vanter de l’être, et donc qu’il était en fait un sage. Mais il réalisa soudain que cela signifiait qu’il se trompait en affirmant que les jeunes adultes ne pouvaient être sages, et qu’un vrai sage ne pourrait se tromper à ce point. Cela signifiait donc qu’il n’était non pas un sage dans l’erreur, ce qui semblait illogique, mais un non-sage probable qui ne pourrait en être sûr tant qu’il n’aurait pas demandé l’opinion d’un sage. Il devint alors un probable total, qui deviendrait probablement un sage, mais mourrait aussi probablement avant. Il était même probable qu’il devint un sage en redevenant un enfant et non pas en vieillissant comme cela arriverait probablement. Il était seulement improbable que les choses se déroulent de manière improbable, et en fait il ne savait plus ce que signifiait : probable, ce qui était probable qu’il ne l’ait jamais su.
Sylvain jouait superbement de la guitare, ce qui est une chance pour qui veut faire l’amour, mais le problème était qu’à chaque fois qu’il commençait de pincer les cordes il avait l’impression d’achever de pincer les cordes, si bien que sa musique, quoique excellente, se concentrait dans un seul instant qui se situait très précisément entre la première note incluse et la dernière note incluse, qui était également la première et vice-versa. Ainsi les gens ne pouvaient apprécier son excellente musique car ils ne parvenaient pas à saisir cet instant crucial et subtil, ne percevant qu’une note ouvrant et closant le morceau en même temps. Alors Sylvain gardait sa musique pour lui, car il jouait comme il le sentait et qu’il était le seul à sentir les choses ainsi.
Sylvain était aveugle de naissance. Ses yeux envoyaient à son cerveau des informations qui lui permettaient notamment d’éviter les obstacles et de prendre la pomme qui n’est pas gâtée ou encore de lire des livres, mais il n’appelait pas ça voir. Pour lui voir était autre chose, quelque chose qu’il n’avait jamais connu puisqu’il ne savait pas ce que c’était. Il lui aurait fallu être voyant ou au moins l’avoir été un court instant pour savoir ce qu’était voir, ou peut-être aurait-il fallu savoir ce qu’était voir pour devenir voyant en mettant un nom sur la vue, ou peut-être — et cela semblait être le plus logique — était-ce les deux à la fois, il fallait voir pour voir et parallèlement savoir ce qu’est voir pour savoir ce que c’est. Dans tous les cas il était aveugle de toute évidence, et cette évidence ne nécessitait aucune logique.
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