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Si votre victoire dépend de l'issue de la bataille, alors c'est que vous avez déjà perdu.
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Sun Tzu
L'art de la guerre
Nao Zatombe était installé à sa place devant le grand holocom de la salle de commande. La projection était déjà en place devant lui, elle montrait une petite planète qu'il ne connaissait pas. D'après les informations, il s'agissait d'une petite colonie minière. Un système peu peuplé et plutôt pauvre. Mais un système qui faisait partie de la grande fédération des mondes indépendants, et qui avait de ce fait contribué au financement de l'Union. La Coordination avait indiqué trois systèmes qui seraient probablement les prochains à tomber dans l'influence des Cetfans. D'après le rapport qu'il parcourait rapidement, sur celui-ci les perspectives étaient connues et face à la pression de cette menace, une guerre civile s'était déclenchée sur place. Une quelconque junte militariste avait renversé le pouvoir. Tous ceux qui souhaitaient partir avant l'arrivée des Cetfans avaient déjà fuit, et seuls restaient sur place quelques fous armés qui pensaient avoir plus de chance que les autres en tentant de défendre le peu qu'ils possédaient. Pour le moment en tout cas, il n'y avait toujours aucun signe des Cetfans.
_ Commandor ?
La responsable du service de la Coordination, Fana Mikosin, venait de le tirer de ses pensées. Il redressa la tête et la regarda, toujours pensif. Ce fut elle qui de nouveau brisa le silence :
_ Commandor, ne devrions-nous pas tenter quelque chose ?
_ Fana, laissons tomber les « commandor », « lieutenant » et autres quand nous sommes seuls. J'aimerai que tu m'aides à faire le point sur la situation, une fois de plus.
_ Très bien.
Il regarda la jeune femme, son visage fin et élégant illuminé par ses yeux bridés, et sa longue chevelure noire et lisse. Elle lui rendit son regard et il l'interrompit alors qu'elle s'apprêtait à parler.
_ Fana, j'aimerai que tu me prêtes ton regard. Oublie que je suis Nao Zatombe, oublie que je suis le Commandor. Livres-moi tes réflexions comme si j'en ignorai tout. Nous sommes à un tournant de notre époque. Les décisions que nous allons prendre dans les semaines à venir pourront avoir des conséquences incalculables. Je ne veux laisser au hasard que la partie congrue.
_ D'accord.
Elle rajusta sa position et croisa ses jambes pour être assise en tailleur sur son vaste fauteuil.
_ Les feydars semblent plutôt bien se satisfaire de leur « déménagement ». Nous sommes tous surpris devant la rapidité de leur adaptation à un environnement différent, ainsi que la vitesse à laquelle ils intègrent l'usage de toutes sortes d'outils technologiques qui nous sont familiers, mais qui leur étaient inconnus il y a quelques semaines encore. Ils ne semblent pas être particulièrement abattus par la perte de leur planète, ni par le fait que plusieurs millions d'entre eux n'aient pu être sauvés et y soient morts. En tout cas, leur rancoeur ne s'exprime pas du tout de la même manière que la nôtre vis à vis de Tyrr par exemple. Il y a des différences culturelles fondamentales entre eux et nous, et je pense que nous sommes encore très loin de les avoir toutes mesurées. Cependant, ils ne semblent pas vouloir nous rendre responsables des tourments qui les ont accablés, même si en toute sincérité c'est bien à cause d'un soldat de l'Union que leur monde a été attaqué. Ils continuent de mettre la venue de Kérian d'Ys sur Feyd sur le compte d'une sorte de fatalité inéluctable.
Nao l'écoutait sans la perturber, essayant de faire abstraction de tout pour ne se concentrer que sur les faits énoncés. C'était la la principale qualité de la directrice de la Coordination : elle rassemblait les faits et les classait. Bien souvent il avait déjà utilisé son aide et sa mémoire précieuse en complément de ses propres facultés intuitives. Un chef prend moins de mauvaises décisions s'il a accès à plus d'informations de base fiable. Fana continuait :
_ Les feydars ne semblent pas faire de différence entre vie civile et militaire. Ils se sentent tous de facto naturellement liée à l'organisation de l'Union. Mais il se posera forcément tôt ou tard un problème hiérarchique. Ils ne reconnaissent pas la validité et la prévalence des grades. Ils suivent leur chef d'un commun accord, mais peuvent ne pas suivre des ordres qu'ils n'acceptent pas, et peuvent décider de changer spontanément de chef. Nous maintiendrons sur eux un certain contrôle tant qu'ils seront incapables de se déplacer dans l'espace sans nous, mais s'ils acquièrent cette autonomie là, il y a toutes les chances qu'ils l'utilisent comme bon leur semble. Et ils sont des millions...
Le commandor fit écho à ce constat dans sa tête. Oui, ils étaient des millions. Une force potentielle extraordinaire. Mais une force qui présentait sans aucun doute un double tranchant.
_ Pour le moment, les seuls apprentissages qui sont ouverts aux feydars ne concernent que les opérations au sol. L'objectif du Général Aykin de disposer de bataillons opérationnels de feydars pour les ZVEA devrait être remplit assez vite. L'ancien compagnon de Kérian D'ys nous aide beaucoup à ce sujet grâce au couple qu'il a formé avec une feydare même si cet effet est limité à son seul clan. Quoi qu'il en soit, les feydars n'ont pas encore manifesté de demande particulière en ce qui concerne l'apprentissage du vol ou du vol spatial et nous allons continuer à éviter de leur en souffler l'idée.
Fana fit une brève pause pour rassembler ses pensées puis continua :
_ D'autres informations importantes concernent la Cosmoguarde. La prise de contrôle par Ligurt De Choivill semble avoir eu des conséquences inattendues : en premier lieu, le blocus de Tyrr a été considérablement assoupli. Les opérations de la Cosmoguarde à notre encontre se sont drastiquement réduites depuis la bataille de Feyd, et ce alors même qu'il doit leur être apparu désormais qu'il n'ont pas détruit là-bas notre base. Tout porte à croire que De Choivill a décidé une sorte de trêve, bien que nuls contacts n'aient été pris avec nous en ce sens. Enfin, nos espions nous ont signalé un grand nombre de désertions et de mouvements de troupes et vaisseaux épars. Il n'est donc pas exclus de penser que cette trêve est le résultat de la désorganisation qui fait suite au coup d'état. Il est tout à fait possible que l'allégeance des troupes à l'autorité du Grand Amiral soit assez lâche. La Cosmoguarde se trouve donc finalement et contre toute attente dans une position de faiblesse telle qu'elle n'avait pas connue depuis très longtemps.
Nao s'autorisa un soupir. En effet, la Cosmoguarde semblait plus vulnérable que jamais. Mais ils étaient toujours absolument incapable de lui opposer des forces sérieuses en combat conventionnel. Des désertions ? Il avait entendu parler de cette rumeur. Il faudrait qu'il fasse approfondir ce sujet. Peut-être y avait-il quelque profit à en tirer pour l'Union. La jeune femme continuait :
_ Nous n'avons aucune nouvelles de Kérian D'ys et de la feydare qui l'accompagne. La balise qui se trouvait sur leur navire a cessé d'émettre dès leur départ d'Asyl, fait qui n'est probablement pas étranger à la présence intégrée dans le vaisseau des circuits de l'administrocerveau antique qu'ils ont ramené de Feyd. Nous n'avons aucune idée de leur position actuelle ni de leurs objectifs.
Le Commandor fronça les sourcils. Ce passage du coq à l'âne l'avait surpris. Les agissements de celui qui était devenu « commandor d'honneur » lui étaient complètement sortit de l'esprit. Mais Fana Mikosyn avait raison de les rapporter. Même s'il ne semblait plus être un élément déterminant des évènements en cours, c'était quand même lui qui restait à l'origine des plus grands bouleversements dans l'équilibre des forces que la galaxie avait connu depuis au moins un siècle. Mais Kérian restait une carte joker, aussi versatile qu'imprévisible. Nao décida qu'il faudrait quand même qu'il tente de faire un minimum pour retrouver sa trace.
_ Et pendant tout ce temps, la menace de Cetfans se précise. Selon nos projections, trois systèmes habités seront atteints dans les semaines à venir. Aucune des sondes que nous avons envoyés amont n'a encore réussi à nous transmettre des informations. Mais nous avons quand même acquis définitivement une certitude : les voyages spatio-temporels vers l'intérieur de la zone contrôlée par les Cetfans sont impossibles.
Elle se tue puis le chercha du regard pour conclure :
_ Il est temps que nous fassions quelque chose.
Nao soutint son regard. Elle avait raison bien sûr. Mais toute la question était : quoi faire ? Comment faire fasse à l'inconnu ? Jamais dans toute son expérience de stratège il n'avait été confronté à un ennemi si habile pour éviter la reconnaissance. C'était un dilemme implacable. Plus la menace de la Cosmoguarde faiblissait, et plus il sentait chez ses soldats grandir la fermeté du désir d'en découdre avec les Cetfans. Quels qu'en soient les risques. C'était bien cette détermination-là qu'il voyait en ce moment dans le regard que Fana lui lançait, mais la détermination ne suffit pas à éviter la mort. Il se leva et se tourna vers la fausse fenêtre qui montrait un paysage fictif :
_ Oui, nous devons faire quelque chose. Mais je ne peux pas me permettre de gaspiller mes troupes, quand bien même elles seraient prêtes à affronter une mort certaine. Nous ne pouvons pas frapper au hasard.
_ Nao, tous les soldats de l'Union ont confiance en ton jugement. C'est grâce à toi si nous sommes toujours là aujourd'hui.
Il croisa ses mains dans son dos et prit une longue inspiration.
_ Je sais.
Tout comme il savait qu'il ne pouvait pas partager le poids que cette confiance faisait peser sur lui. Il se retourna finalement après quelques instants de silence :
_ Nous allons envoyer une flottille dans ce système. Je veux que le secret absolu soit gardé sur cette mission, même dans nos rangs. Il ne faudra pas non plus prévenir la population sur place. La flottille devra se mettre en position d'attente aux confins de ce système solaire et rester en dehors de toute possibilité de détection. Ils attendront là jusqu'à ce que les Cetfans se présentent. Et je veux qu'on mette en place un système de vérification des systèmes de navigation et communication hyperspatiale permanent. Il faut que nous sachions comment fonctionne le brouillage des cetfans. C'est notre priorité.
Fana hocha la tête :
_ Je vais en discuter avec l'amiral Leg. Nous prendrons des équipages triés sur le volet. Uniquement des volontaires.
Elle se leva et se dirigea vers la sortie du bureau, mais il l'interrompit :
_ Attend. Il faut que des feydars soient présents dans cette mission. J'ai l'intuition que leurs facultés particulières pourraient être utiles.
_ A vos ordres, Commandor, dit-elle avant de quitter la pièce.
Nao remarqua comme la hiérarchie avait reprit le dessus. Lui, il n'avait jamais vraiment réussi à prendre les grades au sérieux. Un comble pour le commandant suprême ! Bien sûr, il ne niait pas l'intérêt du système de commandement. C'était pratique d'un point de vue opérationnel, et en diminuant les liens affectifs entre les soldats, cela renforçait un peu la résistance des unités combattantes face à la perte des individus. La panique se propage tellement facilement sans ça. Pourtant toute certitude peut être mise en doute. Les feydars en étaient un parfait exemple, eux dont l'organisation était si éloignée des standards qui semblaient inévitables. Cela ne les rendait manifestement pas inoffensifs. Il eu un frisson glacé qui remonta le long de son dos. Une réaction physiologique face à une peur qu'il tentait de se cacher à lui même, face à la peur d'affronter l'inconnu. Il se dit à ce moment qu'il avait peut-être cherché à repousser ce moment inévitable, depuis de nombreux mois. La débâcle de l'Union sur Tyrr, et tous les évènements qui avaient suivit, lui avait servit de prétexte pour éviter d'affronter le véritable problème. Il frissonna une seconde fois, en prenant conscience de sa propre faiblesse. Méritait-il la confiance aveugle de ses subordonnés ?