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Chapitre 6

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Le Bashar



Source de sable intarissable


...
Le 12 juin :
_ Voilà Daryl, les connections sont actives, tu devrais voir maintenant. Quelle impression ça te fait ?
_ Je ne sais pas trop. Est-ce toi, Cate, qui est devant moi ?
_ Oui.
_ Et moi, où suis-je ?
_ Tu es derrière tes yeux bien sûr !
_ ...
_ Cate, nous ne nous ressemblons pas du tout.
...

Projet D.A.R.Y.L., journal
Marea tranquillitatis, Luna - 9381 GS

Le Soleil vint réchauffer la joue de Waade juste au moment où la légère brise matinale s’infiltra par la fenêtre pour lui caresser les cheveux. Elle se redressa en s’étirant progressivement puis remarqua Kérian dans la pièce :
- Ça fait longtemps que tu es réveillé ?
- Non pas trop... Avec les premiers rayons du soleil. J’ai du oublier de fermer la fenêtre hier soir.
A travers la fenêtre ouverte on pouvait apercevoir le chemin principal de la ville en contrebas, les magasins et leurs abords étaient animés, comme tous les jours. La porte de la chambre s’ouvrit sur le droïd de Daryl accompagné du jeune togre, le droïd portait un plateau de petit déjeuner. Il dit en s’approchant :
- J’ai noté que vous étiez réveillé et j’ai pensé que ça vous ferait plaisir.
Le couple échangea un regard complice :
- Nous aurions du y penser plus tôt, c’est vraiment très bien l’idée du droïd !

Daryl s’occupait du togre pendant qu’ils déjeunaient : qui aurait pu imaginer qu’un jour un robot puisse jouer avec un animal ? Kérian n’aurait su dire lequel était le plus enfant des deux d’ailleurs. En tout cas, le droïd était parfait pour cette tâche : les jeunes dents du togre ne l’entamaient pas et les vérins mécaniques donnaient facilement la réplique aux forces grandissantes de l’animal.
Ils s’étaient tous très bien acclimatés depuis leur arrivée quelques jours plus tôt. La veille ils avaient rendu visite au “ conseil ” de Notreutair, dans le centre administratif. Étrange conseil. L’assemblée était plutôt hétéroclite : sans en avoir la certitude, Kérian pensait que les membres étaient choisi au hasard parmi la population, pour une courte durée. Le rôle de cette assemblée n’était pas très clair, en tout cas, il ne s’agissait pas du tout d’un groupe de décideurs comme ceux qui se font élire plus ou moins légalement dans les mondes indépendants. Le conseil voulait les voir et il les avait vu. Pourtant Kérian n’aurait pas juré que cette entrevue avait fait progresser leur connaissance mutuelle... Au contraire des autres terriens, ceux du conseil semblaient mettre un soin tout particulier à se triturer les méninges et il ne leur semblait pas suffisant que Kérian et Waade soient venus ici juste pour se reposer. Ce en quoi ils n’avaient pas tout à fait tort d’ailleurs. Mais si il s’agissait là de leur “ gouvernement ”, c’était quand même très inhabituel. Et quels que soient leurs doutes, ils les avaient laissés en totale autonomie sur Notreutair. La jeune femme qui leur avait servi de guide avait fini son travail et était rentrée chez elle dans une contrée assez lointaine, à l’autre bout de l’hémisphère nord. Elle leur avait fait visiter une zone de culture étonnante où fleurs, légumes et céréales étaient toutes inextricablement mélangées, ainsi qu’une réplique miniature du centre administratif qui semblait centraliser les besoins logistiques de la ville de Oregion : énergie, traitement de l’eau, communication et autres.
Pendant ces quelques jours ils avaient souvent prit leurs repas dans le restaurant non loin de leur habitation. La population était très diversifiée, et les gens en général tous ouverts et chaleureux. Ils y avaient retrouvé leur nouvel ami Vinzen-le-flottant avec qui ils avaient convenu de partir pour sa prochaine expédition. Le départ était prévu pour l’après-midi : ils devaient le rejoindre sur la côte en utilisant le tube. C'était leur première vrai expédition sur Notreutair.

Le vent était plus fort à cet endroit. L’air était chargé d’iode et il sentait le sel des embruns marins. La petite ville portuaire ressemblait assez à Oregion, mais les maisons avaient un style différent. Toute la ville était tournée vers le port, de la sortie du tube où Kérian, Waade et Daryl se trouvaient, ils pouvaient apercevoir le haut des mâts et des gréements qui ondulaient doucement. Il descendirent tranquillement en essayant de repérer le bateau de Vinzen : l’Eldarwildir. Il y avait des bateaux de toutes tailles, mais tous semblaient être mus par le vent. S’il y avait des engins sans voile, ils ne se trouvaient pas ici. Ils furent interpellés par une voix connue juste en traversant un embarcadère :
- Waade, Kérian, venez par ici !
Vinzen se trouvait sur le pont de son bateau, un voilier monocoque de taille moyenne avec deux mâts. Le bateau se révélait petit à petit à mesure qu’ils progressaient dans sa direction. Kérian n’avait jamais vu de bateau à voile, mais il lui semblait que celui-ci était un beau spécimen. Waade était du même avis, elle le dit au capitaine en montant à bord :
- Il est très beau, Vinzen.
- Merci. Je l’ai construit avec mon père.
Waade croisa son regard et il hésita en portant sa main à son menton en ajoutant :
- Enfin c’est lui qui l’a construit et moi je l’ai un peu aidé... Mais montez, donnez-moi vos affaires, suivez-moi, par ici.
Il les emmena vers une petite porte au milieu du navire qui descendait à l’intérieur de la coque aménagée. C’était plus spacieux qu’on aurait pu le croire de l’extérieur, tout était de bois, et la décoration sobre mais fine et élégante.
- Voilà, ce sera ici votre cabine, le chat... Ah tiens non ce n’est pas un chat ?... Bon bref, l’animal pourra aller par là et le droïd ici. Je vous laisse vous installer, je dois retourner sur le pont pour faire partir le bateau tout de suite avec la marée.
Et il reparti par le couloir vers le pont. Waade posa son sac sur la couchette :
- La marée ?
Daryl lui répondit le premier :
- Le niveau de l’eau de la mer varie au cours de la journée, il monte et puis il descend, c’est à cause du satellite et de la gravitation qui...
Il s’interrompit en regardant son air amusé puis reprit :
- Enfin bref, en ce moment on doit être au niveau haut, quand c’est en bas on ne peut plus sortir du port. Voilà.
La jeune femme jeta un coup d’œil par le hublot et répondit :
- Étonnant... Je suis d’avis de retourner sur le “ pont ” pour voir notre ami à l’œuvre...
Vinzen était à l’arrière du bateau, près de la barre, il manipulait avec la précision d’une longue habitude les manettes, cordes et autres qui tendaient les voiles. Petit à petit le navire prit de la vitesse et s’éloigna de l’embarcadère en direction de la sortie du port. La vue se dégageait progressivement vers le large, et l’horizon s’étendait de plus en plus loin d’est en ouest. Il dépassèrent bientôt le petit phare qui délimitait la rade et Vinzen actionna d’autres commandes qui libérèrent la grande voile du premier mât. Le grand bateau prit de la vitesse, et sur la mer calme sa proue fendait l’eau avec une élégance que bien peu de chose peuvent se vanter d’avoir. Kérian et Waade se tenaient sur le pont, silencieux dans la brise, profitant pleinement de la magie de l’instant. Certaines choses se vivent sans commentaires. Vinzen se tenait derrière la barre, cheveux au vent, affichant un large sourire avec une allure inimitable de commandant de bord.
Le bateau continua sa route toute la journée et bientôt le soleil se coucha dans les flots, la lumière semblant jouer une partie de cache cache avec les vagues. Vinzen bloqua la barre et rejoignit ses passagers sur le pont avant :
- Le navire va continuer sa route cette nuit, nous aborderons la mer rose demain dans la matinée. Nous avons de la chance, le temps devrait rester au beau pendant quelques jours encore.

Le lendemain midi la silhouette élégante de l’Eldarwildir était ancré dans une petite crique sauvage, la mer autour était très pâle et parée d’une curieuse couleur rosée. La teinte chatoyait avec les rayons du soleil en une infinie variation de coloris, Kérian n’avait pas de peine à croire devant un tel spectacle que ce lieu était l’un des plus beau de la planète. Il pouvait voir au loin dans un petit bassin naturel derrière la plage Vinzen qui apprenait à Waade les rudiments de la nage. Kérian ne savait pas trop comment la jeune femme réagirait à l’apprentissage, après tout, sur Feyd personne ne savait nager ni même n’avait jamais su. En tout cas la scène qu’il voyait de loin ne l’inquiétait pas : le terrien avait l’air de savoir s’y prendre et de toute façon, le droïd de Daryl restait à proximité. Kérian n’avait pas pu résister à l’appel des profondeurs et avait décidé de commencer seul l’exploration des eaux claires pour dénicher ces mystérieux “ dolfites ” qui donnaient sa couleur à la mer. Il avait aussi l’envie secrète de poursuivre son étude du Qeidal en allant à la rencontre de ses perceptions sous l'eau... là où tout est plus calme, et plus reposé. Pas moins cruel pourtant mais quand même moins pressé que toutes les choses vont et viennent à la surface. Il prit son inspiration et plongea pour commencer son étude en apnée.

- C’est incroyable ! Waade, je n’ai encore jamais vu quelqu’un apprendre aussi vite. Tu ne te moquerais pas de moi par hasard, tu es sûre que tu n’as jamais appris à nager ?
Vinzen était debout sur un rocher au bord du bassin naturel, les poings sur les hanches. Il avait l’air mi-admiratif mi-dubitatif en regardant la jeune femme. En fait elle n’arrivait pas encore vraiment à flotter correctement mais il était visible qu’elle y parviendrait rapidement. La jeune femme revint vers la berge et sortit de l’eau puis s’allongea sur le sable avec un soupir de contentement :
- C’est très fatiguant !...
Son maître nageur se rapprocha d’elle en apportant une serviette :
- Avec l’habitude tu te fatigueras moins en efforts inutiles. Tiens, dit-il en lui tendant la serviette, tu devrais mettre de la crème même si ta peau semble bien prendre le soleil. Ça tape dur ici.
Vinzen la dévorait des yeux sans modération. Elle ferma les yeux vers le soleil, étendue comme une naïade sur sa plage. Le silence dura quelques instants puis elle demanda sans rouvrir les yeux :
- Vinzen ?
- Oui ?
- Nous sommes seuls ici ? Je veux dire, il n’y a personne d’autre qui vient sur ces plages pendant cette saison ?
- Il n’y a que les marins comme moi qui connaissent ce genre de criques. D’habitude nous emmenons les gens sur des plages plus grandes, de l’autre côté de l’île. Et puis, les biotopes de ces criques sont très fragiles et...
- Oui, bien sûr.
Elle avait répondu avec un ton taquin qui le désarçonna complètement. Il reprit finalement :
- Pourquoi est-ce que j’ai l’impression à chaque fois que je dis quelque chose que tu sais exactement ce que je pense ?
Elle rouvrit les yeux et se tourna vers lui pour répondre en le regardant dans les yeux :
- Mais c’est parce que je sais exactement tout ce que tu pense.
- ... Tu me charrie, là... ?
Elle le laissa mijoter un instant avant de lâcher moqueuse :
- Pff, évidemment !
- Ah ouais, d’accord...
Il lui jeta un coup d’œil puis hocha la tête :
- C’est dingue. Je vois passer des tas de gens tous les étés mais j’ai encore jamais croisé une fille comme toi...
- C’est un compliment ? Merci. Je peux te poser une question, Vinzen ?
- Bien sûr.
- Il n’y a pas de madame Vinzen-le-flottant ?
Le terrien semblait pris de court.
- Heu... non... Tu sais être marin ça n’a jamais fait bon ménage. Dans tous les sens du terme. Et puis de toute façon les gens ici ne vivent pas toujours en couple. Je crois que ça dépend un peu des occupations. Mes amis marins ne vivent pas en couple non plus alors que c’est très répandu pour ceux qui vivent à terre. Mais ça ne me dérange pas, je préfère rester libre de choisir.
Waade se tourna et le regarda dans les yeux. Vinzen s’agita :
- Mais comment est-ce que tu fais ça ?
- Chez nous toutes les femmes sont comme ça, on ne peut pas leur mentir. Tu n’es pas sincère quand tu dis que ça ne te dérange pas et moi je l’entend, c’est tout.
- Heureusement qu’elles ne sont pas toutes comme ça ici...
- Mais au contraire, tout est beaucoup plus simple. J’ai appris en discutant avec Kérian que dans les mondes indépendants les gens se séparent souvent à cause de simples erreurs d’interprétations, ou de doutes non fondés. Il m’a dit qu’il y a de nombreux problèmes relationnels qui naissent de petits manques de confiance et de petites cachotteries absurdes.
- Mais nous ne sommes pas comme ça ici. Les terriens ont des moeurs très libres, même en couple les gens ne s’interdisent pas d’aller voir ailleurs. Et si tu n’étais pas avec Kérian, je pense que depuis que tu es ici tu aurais déjà eu des propositions.
- Des propositions de quoi ...?
- De passer quelque temps ensemble... d’avoir des relations, peut-être plus, ça dépend. Il n’y a que pour avoir des enfants que c’est un peu plus compliqué puisqu’il faut demander une autorisation. Pour le reste, les gens agissent comme ils veulent. Une proposition n’engage jamais à rien et un refus n’est jamais mal prit.
- Vous avez banalisé l’amour à ce point ?
Vinzen fronça les sourcils et lui répondit avec un air grave :
- C’est quelque chose nous apprenons très tôt, nos ancêtres avaient des inhibitions très fortes et des tas de tabous, et cela leur a causé beaucoup de tort. Nous les Terriens nous nous souvenons de cela et nous l’apprenons à nos enfants pour que personne ne l’oublie et que les erreurs de nos ancêtres ne soient jamais reproduites. Le sexe est la plus naturelle et la meilleure source de plaisir qui soit. Il vaut mieux faire l'amour que de se taper dessus. Il vaut mieux faire l'amour à plusieurs que de se laisser pourrir de jalousie.
- On dirait que tu récite une leçon.
- Mais c’est une leçon ! Comme toutes celles qui datent de l’Exode.
- Quel exode ?
- Nos ancêtres vivaient dans les temps anciens sur une autre planète, mais ils étaient corrompus et mauvais. Ils étaient complètement pervertis par de nombreux défauts et plutôt que de vivre sainement ensembles ils passaient leur temps à essayer d’avoir plus que leur voisin. Ils s'enviaient les un les autres. Ils n'étaient jamais satisfait. A force de méchanceté, ils ont détruit leur planète et ils se sont détruits en même temps, évidemment. Seul un très petit nombre d’entre eux a réussi à s’échapper pour fonder la Fédération des Colonies Terriennes. Ces quelques sages ont décidé d’enseigner de génération en génération les erreurs à ne pas commettre pour nous ne redevenions pas aussi sots... Waade , Qu’y a-t-il ?
- Rien... C’est juste que... ma planète aussi a été détruite... Je crois que les humains des mondes indépendants n’ont pas retenus les leçons de vos ancêtres.
- C’est ce qu’on dit, oui. C’est pour ça que nous ne cherchons pas à les fréquenter. Toi et Kérian vous êtes des exceptions.
Le visage de la jeune femme passa en un clin d’œil de la peine au sourire.
- Qu’est-ce qui te fais sourire ?
- Kérian et moi serions probablement des exceptions où que nous allions... Tu sais que je suis née il y a 5755 ans ?
- ...? Tu es... plutôt bien conservée !
- Bien conserv... ? pfff... Tu peux le dire, j’ai passé plus de cinq mille ans dans une boîte de conserve !
Elle éclata de rire et comme il était communicatif, il se retrouvèrent tout les deux en plein fou rire. Ce genre de rire dont on ne sait jamais ni trop comment il commence ni pourquoi il fini. Quand ils se calmèrent Waade se retourna sur le ventre :
- Viens donc me mettre de ta fameuse crème, ma “ veille peau ” en a bien besoin.
Ce disant elle détacha l’attache arrière du haut de son maillot. Vinzen eu un instant d’hésitation quand il la vit ainsi. Waade ne l’avait pas vu mais elle lui lança quand même :
- Hé bien ? Je croyais que vous autres terriens n’aviez pas d’inhibitions ?
- Oui mais c’est à dire que comme tu es avec Kérian...
- Mais nous ne sommes pas ensemble, nous voyageons ensemble.
- Toi et Kérian vous n’êtes pas... ?
- Non.
- Ah.
Il avait essayé sans succès de mettre un peu d’indifférence dans sa réaction.
- Notre relation est un peu compliquée... Disons que nous sommes orphelins et que Kérian est la seule personne qui me rattache à mon passé. Nous sommes seuls tous les deux.
- C’est... comme ton frère alors ?
- Mon frère ? Pas vraiment, non... non.
La jeune femme avait refermé les yeux et posa sa tête sur ses bras repliés. Vinzen restait visiblement perplexe par sa réponse mais il partit quand même chercher la crème d’un bon pas.

La semaine s’était écoulé au rythme des marées et de l’ondulation nonchalante des flots dans la petite crique. Vinzen n’avait fait sortir le grand voilier en haute mer qu’en deux occasions, pour renflouer les stocks du navire en poissons frais. Le reste du temps s’était passé en exploration des fonds transparents du lagon et en quelques mesures de routine sur les coraux. Vinzen avait beau dire, son travail était quand même un des moins contraignants qui soit. Le marin ne manquait jamais une occasion d’accompagner Waade, seule si possible, sous n’importe quel prétexte même le plus farfelu... puisque de toute façon il ne trompait personne, Vinzen avait repris le parti de ne rien prendre au sérieux. Quelques fois c’était les deux feydars qui en rajoutaient comme le soir où Vinzen avait fait remarquer à Kérian qu’il n’avait jamais vu personne rester aussi longtemps en apnée. Celui-ci lui avait répondu avec un sourire qu’il pouvait respirer en demandant gentiment aux créatures de l’eau de lui faire de l’air autour du nez... De la part d’un individu qui accompagnait une femme prétendant être vieille de plusieurs millénaires, rien ne pouvait plus étonner le terrien. Leur séjour comportait de nombreux faits étranges et inexpliqués ? Qu’importe, pourvu que l’ambiance reste bonne. Le terrien avait conclu que ses deux hôtes racontaient souvent un peu n’importe quoi, de la même manière qu’il enjolivait lui-même tous ses récits, et tout le monde avait laissé le sérieux et la vraisemblance au placard. Peu importait finalement à Vinzen qu’il ne puisse comprendre tout ce qui se passait autour de ses invités. Le même raisonnement avait été tenu par un des collègues de Vinzen dont le bateau était arrivé dans la crique au milieu de la semaine.
Un bateau très différent de l’Eldarwildir, en pleine mer il était tiré par des cerf-volant lâchés très hauts dans le ciel. L’arrière du bateau comportait une vaste plate-forme destinée à accueillir un “ volant ”. La démonstration de cet engin avait marqué les esprits : jamais ni Waade ni Kérian n’avaient vu d’engin fabriqué pour voler qui soit aussi gracieux et élégant. Ils avaient tous deux mieux comprit pourquoi la guide qui les avait accueilli à leur arrivée sur Notreutair leur avait dit que leur pilotage ne s’improvisait pas. La surface portante était assurée par une vaste voilure fine et parcourue de multiples nervures, en dessous se trouvait la cabine, prolongée vers l’arrière par une longue queue de compensation assez rigide. En vol, l’engin ressemblait à s’y méprendre avec un grand oiseau au vol planant. Le pilote utilisait des instruments perfectionnés pour repérer le moindre mouvement d’air susceptible de pouvoir élever ou laisser planer l’engin... et la voilure se déployait en mille et une forme différente pour profiter au mieux de ces masses d’airs. Posé à l’arrière du bateau, il semblait prendre la pose pour imiter les cormorans du rivage qui faisaient sécher leurs ailes entre deux plongeons. Mais la plus grande surprise était venue des explications du pilote à la fin du vol, Kérian lui avait demandé avec quel source d’énergie l’engin fonctionnait, n’ayant pas vu de moteur ni de turbines. Le marin lui avait répondu avec un naturel déconcertant :
- Mais cela fonctionne avec du sucre bien sûr ! Les nervures qui parcourent la voilure sont des reproductions assez fidèles des fibres musculaires animales, et pour simplifier, des injecteurs de glucose les font se contracter ou se détendre au gré des besoins. L’ensemble est géré par un petit ordinateur... c’est un peu comme si le volant était un véritable animal finalement. En plus, comme il est léger il consomme très peu.
Kérian ne se lassait pas d’admirer la manière dont les terriens avaient choisis de faire la part entre les possibilités technologiques que leur savoir scientifique impressionnant leur donnait et leurs besoins réels. Dans les mondes indépendants on cherchait toujours à produire des choses de plus en plus complexes et perfectionnées même si elles répondaient déjà aux besoins. Il fallait toujours plus, mieux, « nouveau ». Les choses produites finissaient invariablement par êtres fragiles, peu fonctionnelles, et consommatrice d’une quantité toujours croissante d’énergie. Sur Notreutair les avions volaient avec du simple sucre... Waade n’était pas aussi impressionnée par les terriens car leur logique lui semblait tout à fait naturelle. Et Kérian se disait que les Feydars auraient pu devenir ainsi, si on leur en avait laissé le temps. Cherchant à mieux comprendre le monde non pour le plier à leur volonté ou le dominer mais au contraire pour mieux s’y fondre et s'y prélasser.

Kérian se déplaçait au bord de l’eau du lagon, sur le sable. Il ne ressentait ni la chaleur ni la friction du sable sur ses pieds, il n’y avait que l’instant qui s’écoulait, intemporel. Il marchait sans presque réellement avancer mais peu importait, il se disait qu’il pourrait marcher en faisant moins de pas, avec une plus grande amplitude entre les foulées. Et ses foulées furent de plus en plus grande. Et de plus en plus grande et de plus en plus espacées, et finalement elles furent si grandes et si rares qu’il se disait qu’il n’avait plus besoin de faire des pas. Et il continuait d’avancer, sans faire de pas, flottant au dessus du sol. C’était agréable bien qu’il ne sache ni où il se trouvait ni où il allait, le décor se succédait, paysage anodin, net et fugace. Présent et aussitôt remplacé. Il se sentit haut dans le ciel, il volait parmi les arbres, il pouvait sentir le vent, et battre des ailes comme un oiseau. Il était libre.
Mais la liberté prit fin, la spirale cognitive qui l’avait amené là, sans explication rationnelle dans une situation improbable se fissura. La logique voulait refaire surface et rien ne pouvait l’empêcher de remonter. Le charme était rompu, Kérian se sentit tomber, tomber de très haut, de si haut que le sol n’était même pas visible. En fait il ne pouvait que tomber, après être monté dans les airs sans but, il tombait dans une chute sans fin. Ce n’était pourtant pas une chute avec un impact au bout, il n’avait nulle appréhension grandissante, c’était juste qu’il tombait. Mais sa chute passa brusquement dans le monde des sons, et le songe qui jusque-là était resté insonore éclata dans ses oreilles. La porte vola en éclat, et Kérian se vit lui-même se redresser brusquement. Mais il y a toujours juste après le réveil un bref moment ou le monde des songes et celui de la réalité se mélangent en s’échangeant des couleurs confuses, et les sons semblent être visibles... on ne sait plus trop bien où est le haut et où est le bas. Cet instant est bref, et il suffit à Kérian d’un battement de cœur pour que l’éveil prenne le pas sur le rêve. La porte de la cabine était cassé, et le jeune togre se trouvait au milieu des débris, hurlant à la mort. Mais avant que Kérian ne puisse réfléchir sur le sens de la scène, la sensation d’un manque terrible, d’une absence insoutenable, d’un silence total lui oppressa le cœur. Il n’eut plus qu’un mot dans son esprit :
- Waade ?... Waaaaade !!!

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