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Chapitre 2

Auteur Message

Le Bashar



Source de sable intarissable


...
Echotraduct :
_ Vous vous êtes tous déjà servis d’un échotraduct, alors essayez d’imaginer un instant comment vous feriez sans. Chaque planète a son langage propre, et on constate facilement que les habitants des différentes régions ont tous des accents de prononciation différents. Quelquefois les idiomes sont tellement éloignés du galach standard qu’il faut les apprendre séparément. Heureusement pour vous, les études exosociologiques entreprises sur les autres espèces savantes de la galaxie ont mis en évidence des similitudes remarquables dans l’évolution des langages sonores articulés. En utilisant un système perfectionné de résonance avec une chambre d’écho, une simple puce informatique peut décoder le message et le traduire grossièrement. Les meilleurs modèles d’échotraducts embarquent en plus une base de données des principales langues en usage, ce qui permet une traduction plus rapide mais surtout plus juste. Mais ne vous attendez pas à une traduction pleine de poésie, tout de même. Voilà pour l’introduction, nous allons maintenant passer à l’étude des équations de traitement. Des questions ?
_ Les échotraducts fonctionnent avec des individus non humains ?
_ Pourvu que leur mode de communication soit oral et émis dans une fréquence perceptible par les capteurs de l’engin, oui. Cependant, il est indispensable que le langage utilisé possède plus de 330 mots de vocabulaire. Nous verrons dans le chapitre suivant les courbes de tendance mathématique qui illustrent cette limitation.
...

Extrait de cours,
École Normale de Tyrr - 9378 GS

Vers le milieu de la journée, leurs estomacs commençant à manifester bruyamment leur présence, le trio décida de faire une pause. Kérian reconnut le grand arbre au pied duquel il s’était déjà arrêté la veille.
_ Je vais finir par la connaître par cœur cette forêt...
Les deux autres le regardèrent sans comprendre son ironie.
_ C’est là que je me suis restauré hier, juste avant d’entendre les bruits du combat et de changer de route.
Elida lui répondit :
_ C’est normal, nous avons suivi tes traces dans la végétation... Elles n’étaient pas très difficiles à repérer.
Kérian s’installa sans lui répondre. Ils mangèrent tous les trois des rations de voyages silencieusement. A la fin de leur repas, Massad se leva en observant l’arbre gigantesque qui leur procurait l’ombre rafraîchissante. Le tronc était large et recouvert d’une épaisse écorce noueuse. Il ne possédait que quelques branches, très grosses, qui semblaient se transformer à leur extrémités en d’énormes bourgeons d’aspect cristallin. Dressés vers le ciel, les tétraèdres défiaient les nuages qui se reflétaient sur eux. En le contournant il tomba sur la construction en pierre que Kérian avait vu la veille.
_ Elida ? Qu’est-ce que c’est que ça ?
_ Une balise à tempête. Pourquoi ? Vous n’en utilisez pas chez vous ?
Les deux hommes se regardèrent dans une même interrogation.
_ Non.
_ Quand le ciel annonce les prémices de la tempête Sahr, les feydars qui sont à l’extérieur de la cité allument des feux dans les fours, là, expliqua-t-elle en ouvrant la partie basse de l’assemblage. Les plaques qui sont autour dirigent la lumière vers le haut de l’arbre et dans la nuit, les cristaux brillent. Quand c’est le cas il faut rentrer, le Sahr arrive généralement la journée d’après. Les sofis sont les seuls grands arbres de Feyd, on dit que leurs racines plongent jusqu’au cœur de la planète... C’est sûrement vrai pour qu’ils puissent résister au Sahr.
_ Qu’est-ce que le Sahr ?
Elle les regarda avec des yeux ébahis :
_ Mais d’où est-ce que vous sortez ? Le Sahr c’est... Enfin quoi, le Sahr ! Les vents, les éclairs, les tornades...
Kérian essaya de rattraper le coup :
_ Ah oui, bien sûr, et quand l’ouragan passe, on se réfugie dans la ville.
_ C’est ça... Elle le regardait en plissant les paupières comme quand on cherche à déceler la vérité derrière un masque. Il faut que nous repartions, la route n’est plus très loin.
En se remettant en marche, Massad demanda amicalement :
_ Et, heu... Le Sahr, ça arrive souvent ?
_ Il est passé il y a trois mois, il était très puissant. Il reviendra cette semaine ou la semaine prochaine, mais il sera plus faible, les éléments ne sont violents que par cycles.
Ils avaient rejoint la route pavée depuis un moment déjà et arrivaient finalement en vue des hautes tours de la cité d’Horak Tunefel. La ville fortifiée se dressait du haut de la colline et dominait toute la plaine environnante. Elle était entourée par une puissante muraille constituée de blocs de pierre d’une taille titanesque. Chaque angle du rempart était protégé par une tour colossale et de nombreuses meurtrières comblaient les grands espaces séparant les fortifications. Au pied de l’enceinte des douves larges et profondes achevaient le système défensif. L’entrée de la ville était gardée par une forteresse dont les tours étaient encore plus hautes et imposantes que celles du rempart. Un massif pont-levis était abaissé par dessus les douves et son extrémité reposait sur un pont en pierre qui ralliait le bord du fossé. Kérian pouvait maintenant entendre les bruits qui émanaient de la cité. Elida marchait en tête, il restait en retrait avec Massad, ébloui par la cité qui devenait de plus en plus imposante au fur et à mesure qu’ils se rapprochaient. Finalement, une sentinelle invisible les héla quand ils furent sur le pont-levis. Elida répondit et un garde sortit de l’ombre en s’avançant vers eux. Il parla rapidement avec la jeune femme et celle-ci leur annonça ensuite :
_ Nous voici à Horak Tunefel, je vais vous présenter notre Atashir. Il sera sûrement content de vous connaître, Farad a beaucoup d’estime pour les puissants guerriers.
Ils repartirent ensuite, guidés par Elida et quelques gardes vêtus d’armures complètes admirablement sculptées. Massad fit remarquer à Kérian, dans leur propre langue, qu’aucun des gardes n’avait paru étonné de leur présence. Kérian acquiesça pensivement, en regardant autour de lui. La forteresse ne semblait pas être du même matériau que les remparts. À y regarder de plus près, cet aspect si lisse, gris, uniforme et marbré subtilement... C'était sans nul doute possible du platzbéton. Il n’eut pas le temps de poursuivre ses réflexions, Elida et quelques gardes les précédèrent à l’intérieur de la porte colossale.
Les deux hommes eurent une surprise en arrivant dans un immense couloir obscur, dont on ne voyait ni le plafond ni les côtés. Peu à peu, les détails apparaissaient, au fur et à mesure de l’accoutumance de leurs yeux à la pénombre : des escaliers et des rampes inclinées menaient vers les étages supérieurs, plusieurs dizaines de mètres plus loin, au fond du couloir, les côtés s’ouvraient vers l’extérieur par d’immenses arcades. Au bout d’un moment, le petit groupe arriva en vue du porche, qui donnait sur la base d’un donjon : une immense tour anguleuse d’une centaine de mètres de pourtour, avec plus de cent quarante mètres de hauteur ! Ils la longèrent, petites fourmis écrasées par une telle masse au-dessus d’eux, et sortirent de l’enceinte de la forteresse par l’arche immense qui donnait sur l’intérieur de la ville.
Les maisons étaient bâties sur plusieurs niveaux, comme un grand escalier vers le haut du rempart, accolé à la muraille. Une grande rue pavée se trouvait au milieu des deux versants du canyon des constructions. Ils se trouvaient dans cette rue, tout en bas, et de là on n’apercevait vers le haut que les petits bâtiments, le rempart était complètement occulté. Pour relier les habitations entre elles, il y avait un incroyable enchevêtrement de petites routes, artères, escaliers et venelles, des fontaines et des parcs. L’ensemble donnait l’impression d’un tableau peint par une succession de pochades, multiples points de couleurs juxtaposées.
La grande rue était très animée et un va-et-vient continuel de personnes variées circulait dans toutes les artères. Kérian put remarquer des hommes vêtus d’armures, semblables aux gardes, d’autres vêtus de simples tuniques, d’autres encore montés sur des animaux qui ressemblaient vaguement à des chats mais d’une taille incroyable. Le petit groupe déboucha sur une place au bout de laquelle se trouvait une grande maison, richement décorée par des bas-reliefs représentant des guerriers et des guerrières. Ils s’arrêtèrent et deux gardes rentrèrent à l’intérieur du bâtiment. Ils ressortirent bientôt, accompagnés d’un homme fier vêtu d’une cuirasse par-dessus ses vêtements. Il était grand par rapport aux deux hommes, son visage volontaire portait des arabesques compliquées sur la joue gauche, tatouage ou peinture, on n’aurait su le préciser. Ses cheveux bruns étaient rasés, sauf une bande sur le milieu du crâne. Pendant un instant de silence il observa les deux hommes puis il leur dit d’une voix chaude et grave :
_ Je vous souhaite la bienvenue dans ma cité, guerriers, je suis Farad, l’actuel Atashir de Horak Tunefel. Il semble que vous ayez eu des démêlés avec les gorgues, j’en suis désolé. D’habitude ils ne se montrent pas si près de chez nous.
_ Ce n’est rien, répondit Kérian, ceux-là ne vous dérangeront plus jamais, dit-il en pensant au carnage qu'il avait causé. L’essentiel est que Elida soit en vie.
_ C’est effectivement une grande chance pour elle qu’un guerrier de votre valeur l’ait trouvée, les gorgues ne sont pas seulement brutaux, ils sont aussi cruels. Mais venez donc vous reposer dans ma demeure, dit-il en se retournant pour indiquer la porte d'un geste.
L’intérieur du bâtiment était agrémenté de tentures représentant des scènes de batailles. Toute la place au sol était occupée par une lourde table en bois massif et d’autres meubles richement sculptés. Des échelles accrochées aux parois menaient à l’étage supérieur qui consistait en une sorte de hamac géant, suspendu en plusieurs points du mur. Farad s’assit en bout de table et ses hôtes l’imitèrent. Il prit la parole :
_ Je n’ai jamais vu de personnes semblables à vous, on dirait deux moitiés de feydar entre vous qui êtes pâle comme la paume des mains et lui qui a la peau sombre comme la nuit. C'est très étrange.
Kérian observa les personnes présentes, il est vrai que les feydars avaient tous la peau métisse et mate, les cheveux bruns foncés et les yeux clairs, très clairs. Cela faisait une grande différence avec sa peau blanche et ses yeux noirs et Massad avec sa peau foncée.
_ Votre équipement est également très particulier... De quelle région venez-vous ?
Kérian jeta un coup d’œil à son ami qui avait eu le même réflexe. Comment répondre juste à cette question sans que la réponse ne soit compromettante ? Le silence commençait déjà à faire son effet, Kérian répondit alors :
_ Nous ne pouvons pas vraiment vous dire d’où nous venons ; en fait nous ne savons pas où nous sommes et c’est ça le problème. Il regarda Farad : nous devons en savoir plus sur vous pour retrouver nos propres repères.
Farad soutint son regard quelques instants puis déclara :
_ Alors vous êtes perdus. Et vous êtes encore plus étrange comme ça, car Horak Tunefel est la plus grande des cité. Si vous ne savez pas qui nous sommes et où vous êtes ici, je pense que vous ne le saurez jamais nulle part.
Kérian regarda l’assemblée. Tous rayonnaient de la même force, comme un seul corps autour de leur Atashir. Ils semblaient tous à la fois tendus et calme, déterminés et résolus. Tous étaient parfaitement d'accord avec les propos de leur chef, c'était évident. Il ne savait que penser de cette situation. Ces humains semblaient sincères dans leur ignorance. Où avaient-ils donc bien pu atterrir ? Il tenta une autre approche :
_ Bien, dans ce cas, pourriez-vous au moyen nous dire où se trouve l'astroport le plus proche ? De là, nous pourrions contacter les nôtres, et faire le point.
Mais ses paroles n'eurent pas l'effet escompté. Le premier effet notoirement gênant fut le signal de son échotraduct qui lui signala dans son oreille :
_ Le mot « astroport » n'a pas d'équivalent dans cette langue et il n'est pas non plus possible de le traduire facilement par sa fonction.
Le second effet fut la réponse de Farad :
_ Je vois bien que vous parlez deux fois : ce n'est pas votre voix qui parle en notre langue.
D’un mouvement terriblement rapide Farad sortit un poignard de sa ceinture et le planta sur la table. Un geste empreint de sens. Kérian se préparait au combat tous ses muscles aux aguets mais Farad lâcha le couteau et déclara :
_ C’est l’Atashir qui dirige son peuple, il doit trouver le Vrai Chemin en s’aidant de son esprit et des Chants Anciens. Aujourd’hui je vous le dis, je ne sens pas de menace pour mon peuple en vous, alors quelle que soit votre origine, vous aurez une place ici mais souvenez-vous toujours que si votre pensée ne s’accorde pas avec elle, Feyd vous détruira. Chaque chose et chaque être ont leur place dans le grand équilibre, chacun se doit de la tenir et nous plus que tout autre. Le Qeidal nous aide pour cela, pour que l’équilibre ne soit jamais rompu. Vous devez retrouver le chemin. Il fronça les sourcils, demain, vous irez avec l’expédition qui va ravitailler La Brulite, puisque ceux qui en étaient sont morts. La Brulite pourra vous aider, c’est un savant, il connaît beaucoup plus que les Chants Anciens. Il vous aidera.
Le deux hommes s'échangèrent un regard muet. Ils ne savaient comment prendre ces paroles, « le grand équilibre », « le Qeidal » et « les Chants Anciens », les feydars étaient-ils empreints d'une sorte de mysticisme ?
A ce moment entra un homme vêtu d’une tunique bariolée qui annonça que le repas était prêt. Comme tous se levaient, Kérian s'approcha de l'Atashir et lui demanda ce qu’il comptait faire pour les personnes tuées par les gorgues. Il lui répondit qu’ils iraient le lendemain chercher les dépouilles pour les porter dans le Bûne-Kher mais qu’il ne fallait plus y penser avant le matin car c’était maintenant la place aux réjouissances.
Kérian se retourna avant de quitter l’habitation, le couteau était toujours sur la table, il était magnifiquement ouvragé, avec une lame incurvée et gravée de symboles, la poignée était pourvue de creux profonds pour assurer la prise de chacun des doigts de la main, la garde était parfaitement logée à la base de la lame et se terminait vers la poignée par un anneau pour passer l’index. Une arme de combat, pas de spectacle. Il fut frappé par la manière dont Farad se saisit de l’arme pour la remettre dans son fourreau. Dans la main de son propriétaire la lame semblait n’être plus tout à fait un objet mais plutôt une extension du bras, un membre supplémentaire, une partie propre de son être. Massad le tira de ses pensées et ils rattrapèrent le petit groupe qui partait vers le centre de la cité.

Le repas était installé dans un grand bâtiment entouré par d’immenses arcades, de grands fours étaient installés de chaque côté des halles. Autour d’eux s’affairaient des dizaines d’hommes et de femmes et la place résonnait des mille et une voix de tous les habitants de la cité. Au centre des tables se trouvait un groupe de musiciens qui jouait une musique aérienne, uniquement avec des instruments à vent. Kérian et son ami se régalèrent des mets les plus divers qu’on leur servit en discutant avec leurs joyeux compagnons de table, autant intrigués qu'eux par leurs différences. Au fur et à mesure que la soirée avançait plusieurs personnes vinrent danser autour des musiciens et, finalement, les tables cédèrent peu à peu la place à de riches tapis agrémentés ça et là de coussins colorés.
Kérian ne prenait pas part aux festivités après le repas. Il s'était installé un peu à l'écart, ressassant dans sa tête quelques pensées confuses : Manifestement, ce monde et ses habitants ne connaissaient rien de l'organisation galactique actuelle. Il paraissait un peu gros qu'il s'agisse d'une comédie... et tout ici avait si réel. Kérian finissait par se demander si le saut spatio-temporel au hasard n'avait pas pu avoir des conséquences inhabituelles vraiment dramatiques. Se pouvait-il qu'ils aient été propulsé dans une autre galaxie ? Dans un autre continuum espace-temps ? Dans... une autre époque ? Le jeune homme commençait à sincèrement regretter d'avoir été si peu attentif pendant sa jeunesse aux cours sur la physique des sauts spatiaux. Jamais dans toute sa vie il n'avait encore subit un tel sentiment d'étrangeté. Il avait déjà presque l'impression que tout ce qui avait fait son quotidien dans les mois et les jours précédent s'estompait dans un passé inaccessible et cela ne lui plaisait pas du tout. En vérité, il était bien obligé d'admettre qu'il se sentait complètement perdu et cette sensation de perte de contrôle lui était intolérable. En toute circonstance, il ne paniquait jamais. On pouvait le faire sursauter ou le prendre par surprise, mais jamais vraiment lui faire peur. Kérian était très conscient de ses facultés intellectuelles plutôt supérieures à la moyenne. Il réfléchissait vite et mémorisait facilement. Connaître beaucoup de chose repousse les limites de l'inconnu et donc de la peur. Mais ici, en ce moment présent, il se trouvait dangereusement près de ce précipice qui mène vers la peur véritable, et il s'apercevait que de ça au moins, il n'était pas vraiment curieux. Il regarda autour de lui et vit Massad épater les jolies autochtones avec les rythmes modernes des danses pratiquées dans les mondes indépendants. Il n'était pas en rythme avec le musique, mais de toute façon sa danse ne semblait pas avoir réellement vocation à s'accorder sur un quelconque rythme. Et il se prit à songer que c'était peut-être pour un fois la bonne attitude : se laisser aller à l'instant présent, vers cet inconnu imprévisible.
Tard dans la nuit, Elida vint retrouver Kérian qui sirotait pensivement une boisson manifestement alcoolisée. Il était lui-même étonné de continuer de la boire alors qu'il n'avait jamais été amateur de ces breuvages.
Elle s’assit sur un des coussins à côté de Kérian et lui demanda doucement :
_ La fête ne te plaît pas ? Tu n’as pas l’air de vraiment t’amuser.
Kérian se redressa un peu et la regarda en lui répondant :
_ Je n’ai pas beaucoup de raisons de me réjouir, malheureusement... Depuis trois jours je collectionne les ennuis : cinq des hommes dont j’étais responsable sont morts, je suis isolé sur une planète en-dehors des routes commerciales, je n’ai aucun moyen de prévenir qui que ce soit et j’ai aussi perdu un des précieux cargos de l’Union. Sans parler de l’échec de ma mission et de la perte d’une somme importante d’argent dont l’Union a cruellement besoin...
Il reprit sa position affalée dans les coussins puis continua :
_ Et en plus je suis en train de boire cette chose et je suis sûr que je vais le regretter...
Elida le regarda surprise :
_ Argen ? Répéta-t-elle, en imitant mal sa voix. Je ne connais pas ce mot. Qu’est-ce qu’il signifie ?
_ Vous n’avez pas d’argent ? De l’argent c’est... disons... un morceau de papier imprimé, appelé monnaie, qui sert de référence pendant le commerce de plusieurs objets.
Son explication lui semblait ridicule pendant qu'il parlait, mais il fallait pourtant bien qu'il essaie.
_ Par exemple je veux une épée, au lieu de donner des poteries en échange je...
Il fut interrompu par une sonnette d’alarme de son échotraduct :
_ Stop ! Les mots que vous employez n’ont pas d’équivalent dans la langue sélectionnée. Votre interlocuteur risque de ne pas comprendre le sens de vos propos.
_ Quels mots ?
_ Argent, monnaie, référence, commerce.
_ Ah, fit Kérian résigné, puis se tournant vers Elida, et alors comment faites-vous lorsque vous voulez quelque chose, un meuble, une maison, n’importe quoi ?
_ Mais, il suffit de le demander à la personne qui peut nous le donner, répondit-elle simplement.
Il hocha la tête sans conviction, les sens un peu embrumé par cet alcool auquel il n'était pas habitué.
_ Ah. Mais oui, bien sûr, pourquoi se compliquer la vie.
Il s’allongea dans les coussins en soupirant. J’ai dû trop boire de ce truc, dit-il en posant son verre, il faut que je me repose.
Il sentait sa langue pâteuse et ses idées se chevaucher petit à petit dans une ronde sans fin.
La jeune femme le regarda curieusement puis lui demanda :
_ Kérian... Tout semble si différent, là d’où tu viens... Parle-moi des étrangetés de ton pays.
Il lui jeta un coup d’œil appuyé puis son regard se posa sur les étoiles.
_ Ah ça, c’est compliqué...
Il tenta de se concentrer pour surpasser la torpeur de la boisson et reprit :
_ Je n’ai plus de pays, il a été détruit par des ennemis bien plus dangereux que les gorgues. Depuis ce jour, je vis avec d’autres personnes qui se battent comme moi pour retrouver leur liberté. Là-bas, je suis le chef d’une dizaine d’hommes.
_ Le chef ?
_ Heu... l’Atashir, essaya-t-il.
Elle fit un signe de tête entendu.
_ Il y a quelques jours, j’étais en mission, très loin d’ici... Nous sommes tombés dans une embuscade, nous n’avons été que trois à nous en sortir. Et puis, Sunon, le troisième, il est mort en arrivant sur ici. Y'a plus que Massad et moi.
Devant son air peiné, il enchaîna inutilement gravement :
_ Beaucoup sont morts et d’autres les suivront, nous sommes en guerre Elida.
Un silence s’installa, ils regardaient tous les deux les étoiles quand elle demanda :
_ Décidément, tu utilises beaucoup de mots que je ne comprends pas. Explique-moi pourquoi tu as deux voix et explique-moi la guerre.
Kérian n’était pas sûr de comprendre mais il lui expliqua quand même :
_ Je ne parle pas votre langue, alors j'ai un... « petit acolyte » dans ma veste qui m'aide et qui traduit. Mais comme tu as remarqué, tout ne peut pas être traduit. La guerre, hum... La guerre c’est quand on doit sortir de chez soi armé, pour tuer des ennemis ou se faire tuer. Jusqu’à ce que le conflit soit résolu. Quand il n’y a pas la guerre, c’est la paix.
Cette fois-ci il prit les devants :
_ Et la paix c’est quand on range les armes au placard et qu’on peut de nouveau vivre sans être menacé et sortir de chez soi sans craintes pour sa vie.
Après un court silence elle déclara :
_ Alors nous sommes en guerre nous aussi.
_ Ah, vraiment ? Ça c'est bien partout pareil.
Elle retourna son regard vers les festivités continua d'un ton neutre :
_ Autant que je sache, le feydars se sont toujours battus contre les gorgues.
Sans trop savoir pourquoi, il la força à le regarder :
_ Alors je te promets que je débarrasserai vos vies de cette menace !
Sa voix n'était pas très claire et il n'était pas non plus très sûr de ce qu'il le poussait à s'engager ainsi. La jeune femme le dévisagea de nouveau et termina en regardant son verre vide avant de répondre avec un léger sourire :
_ Je pense que tu ne bois pas souvent et que tu es un peu saoul. Tu ne peux rien faire contre tous les gorgues. Et de toute façon ce conflit ne te concerne pas.
Il continua de sa voix pâteuse en faisant un grand geste en pointant un doigt impérieux, mais à contretemps avec ses paroles ce qui ruina l'effet escompté :
_ Oh si, et plus que tu n'le crois. J'suis coincé ici. Ouais. Et j'peux pas r'partir comme je suis arrivé. Et j'peux pas non plus demander à ce qu’on vienne me rech, me rechercher...
Il pointa son doigt sur sa poitrine :
_ Alors tu vois, j'passerai p't'être le restant de mes jours ici.
_ Nous trouverons une solution, lui assura-t-elle.
Mais il ne semblait pas l'avoir entendu, et continua d'une voix rauque et bafouillante :
_ Et puis t'façon, ces gorgues, y'ont pas l'air si terribles que ça...
Une farandole soudaine coupa court à leur conversation, guerre ou pas, la vie continue sur Feyd. L'alcool continuait d'embrumer Kérian, et maintenant que la conversation ne le forçait plus à rester un peu concentré, il se sentait soudain très lourd et très las. Il se poussa à l'écart de l'agitation et trouva un tas de coussins confortables dans lesquels il s’endormit le cœur étrangement allégé mais avec une pensée qui tournait en boucle et qui portait sur la résolution de ne plus reboire.
Elida et Massad le rejoignirent bien plus tard et s’installèrent confortablement non loin de lui. Bientôt, la musique décrut et les lumières s’éteignirent sur la ville, d’où ne brillaient plus que les faibles lueurs des phares des grandes tours. Le bruit de pas des gens qui regagnaient leurs foyers fit place aux éclats de voix et la cité sombra dans le silence, rompu de temps à autre par une longue plainte du vent qui soufflait dans les créneaux.

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