“ Corserre ! Ses quartiers industriels à l’abandon, ses dômes de platzacier oxydés, son air recyclé malodorant et ses incessantes guerres de gangs ! Venez passer des vacances sur Corserre, où le mot loi est absent du dictionnaire, visitez ses banlieues exotiques, son gouvernement corrompu et ses astroports clandestins ! Parcourez ses étendues arides et désertiques, pratiquez une saine et joyeuse exploration de ses innombrables “ trous ” dans le désert ! Corserre, une planète qui ne vous laissera pas de glace ! ”
Telle aurait pu être une improbable affiche de réclame pour vanter les mérites de Corserre. Peut-être un des rares mondes colonisés à n’avoir pas d’économie propre, dans tous les sens du terme : beaucoup d’argent circulait ici d’une manière fort peu réglementée...
Kérian marchait prudemment dans un obscur couloir du quartier sud de Mes Oslo, la banlieue d’Afshar-le-faible. Il gardait une main sur la crosse du Brolt 45 à sa ceinture et vérifiait de temps en temps que ses coéquipiers le suivaient. Ils étaient sept soldats de l’Union déguisés en pirates pour récupérer du matériel militaire de contrebande. Comment en étaient-ils arrivés là, eux qui quelques mois auparavant faisaient partie d’une des plus puissante armée de la galaxie ? Ils étaient maintenant échoués ici sur la plus miteuse des planètes pour acheter des fusils d’assaut de deuxième main... Ils arrivèrent dans une petite pièce où était entassé un grand nombre de barils de sufrile. Une fortune ! Quand on savait qu’une toute petite quantité de cette substance fournit l’énergie nécessaire aux réacteurs spatio-temporels et qu’en plus la sufrile n’avait jamais pu être synthétisée... Étonnant qu’une telle richesse ne soit pas surveillée. Kérian fit un signe à ses soldats qui s’écartèrent pour fouiller les environs avec leurs bioscans. L’un d’eux se retourna et fit un rapide signe de la main. Négatif. Ils se remirent en route en passant par une petite porte dérobée à demi dissimulée par les barils.
Ils progressaient lentement, toujours attentifs aux moindres faits suspects, ce n’était vraiment pas le moment de tomber sur une patrouille de la Cosmoguarde. Ces traîtres qui les avaient sauvagement attaqués le jour même de l’inauguration de leur flotte. Il s’en était fallut de peu ce jour-là pour qu’ils soient tous exterminés... La Cosmoguarde était la plus puissante armada humaine de toute la galaxie, mais elle était aux ordres du C.I.E., le Consortium Interplanétaire de l’Énergie qui exploitait le monopole de distribution de la sufrile. La Cosmoguarde avait été créée au départ pour protéger les convois des pirates et sécuriser les voyages spatiaux. En théorie. En pratique, elle traquait tous les engins spatiaux armés et n’hésitait pas à faire le blocus d’un système en cas de désaccord sur le montant des taxes. Et les mondes indépendants étaient souvent en désaccord. En vérité, la Cosmoguarde était la main armée du Consortium qui contrôlait politiquement toute la galaxie. Et c'était leurs ennemis.
Au détour d’une allée, le petit groupe se retrouva face à face avec une des parois du dôme qui protégeait les habitations du soleil écrasant de Corserre. Par delà le dôme, c’était le désert à perte de vue, les vagues de chaleur étaient visibles même à travers l’épaisse teinture des vitres. Kérian songea à son monde natal, était-il devenu ainsi, privé de toute vie ? Où était-il recouvert par ces Cetfans dont on ne connaissait même pas l’apparence ?
Nul ne pourrait le dire, car depuis la nuit des temps, l’humanité se déplaçait dans l’espace, colonisait les planètes intéressantes et agrandissait inlassablement l’étendue de son territoire. Les explorateurs n'avaient jamais été stoppés par la découvertes d'autres espèces pensantes. Il n’y a jamais eu de conflit majeur : aucune d’entre elles n’avait besoin des mêmes choses que nous pour vivre, alors plutôt que de se regarder à travers le viseur d’un fusil on a préféré faire des affaires. De toute façon on n’utilise les armes que quand c’est la seule façon qui reste de gagner de l’argent. Et puis un beau jour, une planète colonisée a rompu tous les contacts... Les sondes envoyées ne sont pas revenues, pas plus que les vaisseaux de secours et encore moins les flottilles militaires.
L’humanité était tombée sur un os.
Les hostiles semblaient venir d’un système nommé “ Cetfa ”, donc on les avait naturellement appelés les Cetfans. Leur empire n’a pas arrêté de s’étendre depuis lors, régulièrement et inexorablement. Aucun contact n’a jamais pu être établi avec eux. Les théories sont multiples pour tenter d'expliquer l'inexplicable : faille dimensionnelle entraînant l'expansion d'un univers négatif ? Empire humain contrôlé par des fanatiques possédant une avance technologique ? Race extraterrestre sanguinaire et muette ...?
Un de ses compagnons, un noir de taille moyenne, le remua par l’épaule et l’arracha à sa contemplation rêveuse. Il lui fit un signe en direction d’un couloir vers la gauche, Kérian acquiesça et ils se remirent tous en mouvement.
Il ne put s’empêcher d’y repenser : c’était eux leurs vrais ennemis. L’Union avait été financée par la Fédération des Mondes Indépendants pour faire face à cette nouvelle menace... Mais avant même qu’ils n’aient eu l’occasion de se battre ou même de commencer à enquêter sur leurs adversaires, la Cosmoguarde les avait torpillés dans le dos ! Ils avaient eu peur qu’on leur barre la route et qu’on se dresse contre leur fichu monopole. La Consortium n'a pas voulu laisser apparaître une potentielle opposition à son pouvoir politique. En attendant, les Cetfans continuent leur avance et l’Union en est réduite à envoyer ses forces spéciales en mission sur des planètes puantes pour récupérer des armes par contrebande. Quelle dérision !
Le noir qui était en tête s’arrêta et fit un signe aux autres qui se dissimulèrent prestement sur les bords du couloir. Kérian lui demanda par son comlink :
_ Massad ? Qu’est-ce qui se passe ?
_ Je crois qu’on est arrivé, Afshar est là.
_ O.K., Vous deux, fouillez les alentours avec les bioscans, deux par en haut, les autres avec moi.
Quelques mouvements plus tard, Kérian se trouvait dans la pénombre du hangar, ses hommes en demi-cercle derrière lui. Il se tenait juste devant Afshar qui curieusement était seul. Il le regardait droit dans les yeux, Afshar était petit et rondouillard, il était mal à l’aise et essayait visiblement de le cacher.
_ J’ose espérer que tu as enfin ce qu’on t’a demandé, Afshar, siffla Kérian entre ses dents, parce que dans le cas contraire je me verrai forcé d’annuler ma commande et d’effacer les traces de celle-ci... Tu sais comme la Cosmoguarde s’active en ce moment.
Tout en disant cela, il agitait négligemment son couteau de combat devant le visage grassouillet du contrebandier. Afshar regardait nerveusement de droite à gauche et suait à grosses gouttes quand il répondit rapidement :
_ Si, Messire, la Cosmoguarde veille mais je ne vous aurais sûrement pas fait déplacer pour rien.
Il se retourna et sortit de son sac un fusil trapu, doté d’un énorme canon sur lequel luisaient les lettres dorées AKAMA qu’il tendit à Kérian. Celui-ci fit un signe presque imperceptible à un de ses compagnons qui s’avança, saisit l’arme, et visa une caisse vide de l’entrepôt. Durant un bref instant, plusieurs éclairs suivis de détonations sourdes déchirèrent la pénombre de la pièce. La caisse se volatilisa en un mélange diffus de cendres et de fumée. Afshar semblait vaguement rassuré quand Kérian lui lança :
_ C’est bon, va chercher les autres, l’argent est là, fit-il en désignant un autre homme qui sortit de l’ombre et s’approcha en tenant une volumineuse mallette aux reflets argentés.
Le pirate s’éloigna sans un mot vers une porte dissimulée dans un angle de la pièce où il s’engouffra. Kérian parcourait la salle du regard en se demandant pourquoi cette entrevue avait l’air si peu naturelle. Afshar ne cachait pas sa nervosité lui qui passait le plus clair de son temps dans des réunions comme celle-ci, et puis pourquoi était-il venu tout seul ? Kérian cherchait l’origine de ses sombres pressentiments lorsqu’un détail accrocha son regard : quelque chose de brillant reflétait la lumière derrière une caisse, un mouvement d’un de ses équipiers lui apprit qu’il l’avait remarqué aussi. Massad détacha négligemment la grenade antimatière qui pendait à sa ceinture et la fit tourner dans sa main. Mouvement codé : guet-apens. Dans les secondes qui suivirent, chaque homme du commando activa son champ de force personnel pour se protéger des rayonnements mortels qui seraient inévitablement produits lors de l’explosion de la grenade. Massad la jeta derrière la caisse suspecte et dégaina le Brolt 45 qu’il portait à la jambe, imité par ses équipiers. Le patroler de la Cosmoguarde qui se trouvait derrière la caisse n’eut pas le temps de souffrir, il mourut à l’instant où la grenade toucha le sol à ses pieds. La détonation assourdissante déclencha le tir des patrolers qui étaient embusqués un peu partout mais l’effet de surprise jouait contre eux et le tir précis de Kérian et de ses hommes en fauchèrent quatre qui furent désintégrés avant même d’avoir pu réagir. Les tirs des armes à énergie zébraient maintenant l’espace autour de Kérian qui vit un de ses hommes frappé à la tête par un patroler qu’il tua l’instant d’après. Il plongea derrière le mur où se protégeait Massad et lança sa grenade vers trois patrolers qui moururent dans un éclat de son et de lumière. Il se baissa et cria à Massad :
_ Afshar nous a vendus ! Ils doivent déjà avoir bloqué notre cargo au starport. Il faut que nous trouvions des engins ailleurs sinon nous sommes foutus !
Massad acquiesça et répondit par-dessus le tumulte :
_ On ne peut plus passer par la porte principale, il va falloir que nous forcions le passage par là, fit-il en montrant une petite porte d’où venait quelques tirs.
Kérian fit un signe à ses autres compagnons qui aussitôt concentrèrent leurs tirs sur la petite porte. Un patroler qui s’était trop décalé pour viser fut désintégré par deux tirs en même temps. Une grenade fusa vers la porte, Kérian et Massad se ruèrent vers celle-ci en hurlant et tirant couverts par les tirs des autres hommes. Ils arrivaient à la hauteur de la porte quand une formidable explosion retentit, Kérian eut juste le temps de se retourner pour voir deux de ses hommes anéantis par le tir d’un puissant projectile. A ce moment il fut violemment poussé par Massad qui foudroya un patroler blessé qui le menaçait par derrière. Leurs deux compagnons restants les rejoignirent et ils partirent tous les quatre en détalant dans les couloirs qui longeaient l’entrepôt. Kérian courait en tête. Au détour d’une allée il tira trois fois sur un patroler avant qu’il ne s’effondre enfin. Il portait l’insigne d’officier et Kérian récupéra son arme à tir rapide. Plongeant entre les salves des patrolers, il vida le chargeur dans un large couloir qui laissait apercevoir au fond une vaste esplanade. Un des équipiers, nommé Sunon, dépassa Kérian et lui lança :
_ Une piste d’atterrissage ! Il y a des Couroks dessus !
Les trois autres le rattrapèrent et le dernier compagnon cria :
_ Chacun le sien ! On se retrouve en orbite !
Ce fut ses dernières paroles, un tir lui trancha la gorge. Les trois hommes restants firent volte-face et massacrèrent les cinq patrolers visibles de l’autre côté du couloir. Ils coururent ensuite par-dessus les corps sans vie vers la piste qui semblait déserte mais en arrivant au bout ils constatèrent la présence de plusieurs Hipotams : les hélicoptères de transport de la Cosmoguarde. Massad jeta alors un regard interrogateur à son chef qui lui ordonna :
_ Active la bombe, on n’a pas le choix !
_ Mais ça va faire sauter la moitié de la région ! protesta Sunon.
_ On n’a plus le choix ! lui hurla Kérian. Et toutes façon personne n'est innocent dans cette région pourrie.
Massad posa alors son sac à terre et régla quelques boutons avant d’enclencher énergiquement le levier de mise à feu.
_ Cinq minutes ! cria-t-il pendant qu’ils se ruèrent tous les trois vers les silhouettes en forme de pince des chasseurs monoplaces Couroks. Ils pénétraient dans les cockpits des appareils lorsque les premiers patrolers réapparurent au bout de la piste et, déjà, quelques-uns paniquaient en voyant la bombe activée sur laquelle les chiffres diminuaient inexorablement. À temps moins trois minutes, les trois chasseurs providentiels mugissaient alors que leurs réacteurs commençaient à cracher de l’énergie par leurs tuyères. Quelques instants plus tard, les Couroks sortaient de l’atmosphère, les trois rescapés croyant leurs problèmes restés au sol où une minuterie indiquait moins quarante-sept secondes. Kérian s’apprêtait à leur dire de ralentir quand il aperçut la gigantesque flotte de la Cosmoguarde. Il devait y avoir une quarantaine de navires de ligne, il reconnut l’imposante silhouette d’un cuirassé : plusieurs kilomètres de blindage et de batteries lourdes et des centaines de chasseurs ! Il ne put retenir un cri d’exclamation :
_ Tout ça pour nous ! lança-t-il dans sa radio, on n’aura pas le temps de calculer les coordonnées du saut dans l’hyperespace et il est hors de question de retourner sur Corserre, alors suivez les directives de mon ordinateur de bord : on saute au hasard. Exécution !
Malgré le risque qu’ils prenaient de ne pas calculer de trajectoire, et donc de se réintégrer trop près d’une étoile voire carrément dedans, les deux équipiers ne bronchèrent pas devant l’ordre de leur capitaine. Après tout, l'univers est essentiellement rempli de vide, alors, perdu pour perdu... Ils rentrèrent leurs vecteurs de saut et eurent juste le temps de voir la magnifique œuvre de destruction de leur bombe avant d’abaisser leurs manches. Elle fit naître un énorme éclair bleuté qui se transforma ensuite en un immense champignon de fumée toxique et mortelle. Puis les étoiles se brouillèrent pour les trois hommes et leurs engins disparurent dans l’hyperespace.
De son vaisseau amiral, le cuirassé Atlas, le Grand Amiral de la Cosmoguarde Ligurt de Choivill aperçut l’éclair lumineux de la bombe et les capteurs de sa flotte détectèrent le passage en hyperespace de trois engins monoplaces. Devant la baie de platzverre de la cabine de commandement de l’Atlas, De Choivill fronça les sourcils et ferma presque les yeux en regardant le nuage hyperspatial laissé par les trois chasseurs. L’Amiral était grand et mince comme tous les grands voyageurs de l’espace et son visage avait les angles acérés d’un vautour. Il contemplait souvent l’espace à travers la baie de son navire amiral en plissant les yeux dont on n’apercevait plus qu’un mince trait. Il s’enfermait dans le silence avant de distribuer les ordres de sa voix rauque et autoritaire. Il émanait de lui une impression de calculs méchants et d’obscurs desseins qui remplissaient de crainte tous ses hommes et la plupart de ses officiers. Il rouvrit enfin les yeux et ordonna :
_ Calculez leur vecteur de saut, ce sont ces trois personnages qui ont posé la bombe. Cet acte de sauvagerie doit être puni. Dès que vous aurez les vecteurs, vous partirez à leur poursuite avec un aviso, continua-t-il en se retournant pour regarder son lieutenant.
_ Bien Amiral, je prendrai mon aviso personnel, répondit l’officier. Que dois-je faire lorsque je les aurai retrouvés ?
De Choivill se retourna de nouveau vers la baie vitrée.
_ Ils n’ont probablement pas sauté dans cette direction par hasard, capitaine, vous rechercherez une base de l’Union et une fois que vous l’aurez repérée, tirez sans sommation. Incinérez tout.
De Choivill laissa tomber cet ordre d’une voix presque métallique d’où ne transparaissait aucune émotion. Par la baie, il pouvait voir les nuages hyperspatiaux qui commençaient à se dissiper peu à peu. Un opérateur se détourna de son terminal et dit à son supérieur :
_ Les vecteurs sont calculés, Amiral. Ils sont transférés à l’aviso Vengeur.
Il retourna ensuite à son poste sans attendre de réponse. De Choivill dit de sa voix monocorde sans se retourner :
_ Partez immédiatement, capitaine.
Ce dernier s’inclina et s’éloigna rapidement vers le sas du poste de commande. La silhouette vêtue de l’uniforme rouge écarlate des Grands Amiraux de la Cosmoguarde était toujours tournée vers la noirceur de l’espace quand un aviso s’éloigna rapidement de la flotte puis disparut dans un nouveau nuage hyperspatial.