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Dragoris



Cerbère des Portes de la Fiction


Une douleur aiguë et lancinante l’envahit d’un seul coup, telle une vague ayant la forme d’un raz-de-marée. Hébété, Gargar regarda l’endroit d’où venait le problème. Il fut horrifié de constater qu’à l’endroit où se trouvait son cœur, il n’y avait plus à présent qu’un trou horriblement mortel, un gros poing rouge dépassant de son torse. Quelqu’un avait arraché son cœur par derrière ! Il avait été tué en traître ! Un Démon, qui plus est ! Qui se serait abaissé à ce genre de traîtrise infâme, honteuse ?
Mais il ne put obtenir de réponse à sa question. Ses yeux s’obscurcissaient, des voiles ténébreux couvraient sa vision de plus en plus trouble. Le poing de son meurtrier disparut dans le trou de son torse, intensifiant davantage la douleur. Puis il s’effondra net sur le sol, complètement mort.
Derrière lui, jetant le cœur arraché par terre à côté du cadavre, Arcanas eut un dernier regard méprisant pour l’ex-capitaine de la Garde. Il avait joué son rôle à la perfection, et il l’avait fini en beauté. Tout se déroulait comme prévu.
- Oncle Arcanas ! s’écria Lowell en le voyant, sa main droite portée sur sa blessure.
- Lowell !
Le jeune garçon se précipita vers lui, la joie l’accompagnant sur ses pas. Arrivé sur lui, il l’enlaça tendrement et des larmes coulèrent sur le visage elfique de l’enfant fou de bonheur, mais aussi de honte.
- Je suis désolé oncle Arcanas ! dit-il entre deux sanglots. Je ne voulais pas le tuer, le gardien, mais il voulait me voler le cristal que tu m’avait donné ! Alors je me suis mis en colère mais il a pas voulu écouter, et alors… et alors… Ho ! Je suis si désolé !
Les pleurs redoublèrent d’intensité. Arcanas lui parla alors d’une voix douce et mielleuse, tendre et compatissante à la fois.
- Ce n’est rien, ce n’est pas grave… C’était un mauvais Démon, et tu as eu raison de le tuer. Ce n’est pas une grande perte, tu sais, je ne suis pas en colère. Ce n’est pas grave…
- C’est vrai ? Tu n’es pas fâché ?
- Non, je ne suis pas fâché, ce n’était pas de ta faute… Il l’a cherché, non ? Alors tu n’as pas à t’excuser.
Les pleurs de l’enfant diminuèrent peu à peu jusqu’à disparaître. Ils restèrent plusieurs minutes ainsi, tendrement enlacés, puis Arcanas sembla soudain se rendre compte de la scène alentour.
- Et tous ces Démons par terre ? demanda-t-il. Que s’est-il passé ?
- Ils m’ont attaqué, oncle Arcanas… Je n’ai pas pu contrôler mes pouvoirs et j’y suis allé trop fort… Pardon ! Je suis désolé…
Ses yeux commencèrent à nouveau à s’embuer de larmes, mais Arcanas ne voulait pas entendre d’autres pleurs. Il avait d’autres choses à faire.
- Pour moi, ce n’est rien, Lowell, mais le Conseil pense autre chose, tu sais. Tu t’es mis dans de beaux draps en tuant ce gardien, et à présent les Démons de cette ville.
- Mais eux ils m’ont attaqué ! Je devais me défendre !
- Ce n’est pas ainsi qu’ils vont l’interpréter. Les survivants de la scène vont raconter que tu les as attaqué et qu’ils se sont battus courageusement avant que tu ne tues plusieurs d’entre eux.
- Mais… Mais c’est faux !
- Peut-être, mais les Démons ont leur fierté, et le Conseil préférera croire les gens de leur espèce plutôt que… plutôt que toi. Tu n’y es pour rien.
- Mais alors qu’est-ce qu’on va faire ?
Arcanas laissa passer un cours silence avant de répondre. Ses mots étaient soigneusement préparés à l’avance, il les connaissait déjà par cœur…
- Il y a deux choix, Lowell. Soit nous nous enfuyons tous les deux, mais ce sera impossible, vu que tout le continent est habité par des Démons qui seront à notre recherche ; soit nous retournons au château.
- Mais… Ils vont me tuer, oncle Arcanas !
- Non, pas si c’est toi qui les tue en premier.
Un silence profond suivit les paroles du Conseiller. L’enfant essayait visiblement de comprendre ce que voulait dire son oncle.
- Les… tuer ?
- Oui.
Nouveau silence. Puis :
- Mais oncle Arcanas, ce n’est pas possible !
- Et pourquoi ?
- Je ne pourrais pas… Je ne pourrais jamais…
- Si Lowell, tu peux le faire. Je serais à tes côtés tout le temps.
- Mais… Ce n’est pas… Comment…
- Nous irons ensemble au château. Notre loi est ainsi faite, Lowell, si nous tuons tous les Conseillers, ils te laisseront tranquille, et alors tu pourras vivre une vie de rêve, telle que tu l’avais souhaité, sans limite de libertés, riche et puissant.
- Je ne sais pas, oncle Arcanas… Je me sens trop petit et trop faible pour réussir à… détruire les chefs de tous les Démons ! Et puis, je suis blessé !
Arcanas retira la main du garçon et contempla la blessure.
- Tes pouvoirs étonnants font déjà cicatriser la plaie. Et puis, n’oublie pas que je serai avec toi, Lowell. Je t’aiderai, je te guiderai. Mais nous ne pouvons pas fuir, c’est impossible, et nous ne pouvons pas nous laisser tuer. C’est la seule solution envisageable.
Un autre silence s’installa, mais il fut interrompu cette fois par la venue de trois éclaireurs à la solde d’Arcanas. Ils marchèrent en direction du Conseiller d’un pas pressé et, lorsqu’ils arrivèrent juste devant leur Maître, ils s’agenouillèrent et baissèrent la tête dans un même mouvement coordonné.
- Seigneur, le Conseil m’envoie vous chercher, dit celui le plus en avant des trois. Il se passe quelque chose de grave.
- Que se passe-t-il encore ? demanda Arcanas, agacé.
- Il s’agit des esclaves Elfes, Seigneur. Ils se sont rebellés.
- Qu’est-ce que ça peut me faire ? Une mine s’est révoltée ? Un champ ?
- Vous ne comprenez pas, mon Seigneur… Il s’agit de tous les Elfes du continent.
- Tous les Elfes du continent ? s’étrangla Arcanas.
Ce n’était pas prévu ! Que se passait-il donc ?
- Le Conseil nous a donc envoyé vous chercher, Seigneur, continua l’éclaireur. Ils ont apparemment pris une mesure d’urgence.
- Quelle mesure ? demanda Arcanas, redoutant le pire.
- Ils ont ordonné la mise à mort de tous les Elfes. Plus aucun Elfe ne devra rester en vie sur le continent.
Arcanas réfléchit à toute vitesse. Etais-ce bien ou mal ? Cela interférait-il dans ses plans, ou au contraire ne les changerait pas ? Peut-être valait-il mieux attendre avant de continuer plus en avant. Cette rébellion n’entravait pas ses desseins, mais les ralentissaient… Il n’y avait cependant pas d’autre choix. Tout ce qu’il avait à faire, c’était de…
Mais son attention fut attiré par Lowell. Celui-ci fronça les sourcils, ferma les yeux… Puis, d’un seul coup, il se défit de l’étreinte d’Arcanas et se tint la tête entre les mains, criant comme un malheureux.
- J’AI MAL ! hurla-t-il, fou de douleur. Qu’est-ce qui se passe ?
Arcanas se tourna instantanément vers lui.
- Tu as mal ? A la tête ?
- OUI !
- Dis-moi, distingues-tu quelque chose Lowell ?
Il y eut un silence, puis Lowell s’écria :
- Je suis aveugle ! Je ne voix plus rien !
- Ce n’est rien. C’est ce qui arrive aux Prophètes lorsque leur Dieu communiquent avec eux…
- Erebos… est en train de communiquer avec moi ?
Un autre silence suivit, pendant lequel Lowell écarquillait les yeux, comme s’il tentait de percer l’épais brouillard. Mais Arcanas savait que c’était peine perdue. En général, c’était dans la plus intense douleur que les Prophètes étaient capables de voir les images que leur envoyait leur Dieu. Et il savait aussi que cela pouvait prendre plusieurs minutes selon les plus sadiques.
Cependant, il sembla qu’Erebos était pressé car, au bout de quelques secondes seulement, Lowell s’écria :
- Je vois quelque chose ! C’est… Ha ! Mais c’est horrible !
- Que vois-tu ? se pressa de demander Arcanas. Est-ce Erebos ?
- Je crois… Il a une horrible tête avec trois cornes…
- Et une longue tunique noire ?
- Oui !
- Alors c’est lui. Qu’arrives-tu à distinguer d’autre ?
Lowell se força à se concentrer. Ses yeux étaient clos, mais ses sourcils étaient froncés, comme s’il essayait de mieux voir à l’intérieur de lui-même.
- J’ai l’impression… qu’il est pas content. Il dit… qu’il ne faut pas. Il arrête pas de répéter la même chose. « Il ne faut pas. Il ne faut pas. Il ne faut pas. »
- Il ne faut pas quoi ? demanda Arcanas plus pour lui-même que pour le garçon. Qu’est-ce qu’il ne faut pas que l’on fasse ?
- Je ne sais pas… répondit Lowell. Il dit « Il ne faut pas… Doit pas… tuer Elfes. »
Le visage d’Arcanas se décomposa littéralement. La peau rouge et luisante pâlit dangereusement. Puis, comme traversé par un éclair, il prit la main du garçon et se précipita en direction du château.
- Vite, il faut partir d’ici ! Nous devons à tout prix rentrer au château le plus tôt possible !
- Qu’est-ce qui se passe ? demanda Lowell, qui semblait avoir récupéré la vue et s’être débarrassé de la douleur. On doit tuer le Conseil maintenant ?
- Peut-être… Mais pour l’instant, il y a plus urgent. Si Erebos est effectivement contre l’extermination des Elfes, alors nous sommes dans de beaux draps !
Et ils coururent d’un pas pressé. Pendant quelques minutes, il ne se passa rien, mais tout à coup Lowell s’arrêta, essoufflé au plus haut point.
- Attend, oncle Arcanas ! haletait-il. Je n’arrive pas… à te suivre !
Arcanas se sentit exaspéré au plus haut point de la faiblesse physique de Lowell, mais il ne le montra pas. Heureusement que lui-même n’était pas aussi faible !
- Alors je vais te porter, dit-il.
Et, sans rien ajouter, il le souleva et le maintint au-dessus du sol avant de continuer sa course à la même allure.
Ils arrivèrent aux portes du château une demi-heure plus tard. Le pont-levis était déjà descendu et les quelques gardes présents connaissaient suffisamment bien leur Conseiller pour le reconnaître de loin, puisque chez les Démons, la vision est excellente.
Sans s’arrêter une seule seconde, Arcanas entra dans la tour principale et monta quatre à quatre les escaliers. Enfin, après maintes bifurcations en tous sens, il arriva finalement à l’intérieur de sa chambre, toujours éclairée de torches.
- Tu vas attendre ici, dit Arcanas en reposant Lowell à terre. Il ne faut surtout pas que tu bouges, et si quelqu’un te voit, tu dis que sur mon ordre, personne ne doit te toucher. Est-ce bien clair ?
- Oui mon oncle. Mais toi, qu’est-ce que tu vas faire ?
- Il faut que je dise quelque chose d’urgent. Je reviens tout de suite, d’accord ?
Et, sans attendre de réponse, il partit déjà en direction de la salle du Conseil, située un étage plus haut. Il y arriva quelques minutes plus tard et, essoufflé, fit une entrée remarquée en poussant violemment la porte fermée.
Les quatre autres Conseillers étaient présents, assis dans une position statique. Tous fixaient de leurs yeux rouges le nouveau venu.
- Nous t’attendions, dit Katos d’une voix dure. Nous savions que tu étais en mission, néanmoins la situation actuelle nous a obligé à prévaloir une urgence sur une autre.
- Les éclaireurs m’ont dit… commença Arcanas en tentant vainement de reprendre son souffle.
- Oui, intervint Shokarr. Les Elfes se sont révoltés.
- Mais pourquoi ? Que s’est-il donc passé ?
- Les causes sont encore obscures, dit à son tour Namatos. Nous pensons que le Prophète a été le déclencheur involontaire de cette pagaille.
- Mais rien ne vous le prouve, répliqua Arcanas.
- Si, répondit Katos. La première fois que le Prophète a utilisé un pouvoir puissant, les Elfes se sont arrêtés de travailler. Il n’y a pas de plus grande preuve que celle-ci.
- Et donc, vous avez pensez qu’il valait mieux tuer tous les Elfes…
- Effectivement. Nous avons pensé que le rôle de l’enfant était de nous faire comprendre que les Elfes ne devaient pas être nos esclaves, mais simplement être supprimés.
Alors Arcanas éclata de rire. C’était un rire de jubilation, puissant, un rire de triomphe. Pour lui, tout était clair dans sa tête, les pièces s’assemblaient lentement.
- Vous avez mal interprété les signes semble-t-il, dit-il avec un sourire à faire frissonner n’importe quel Démon normalement constitué. Figurez-vous que, lorsque mes éclaireurs m’ont rapporté votre décision d’exterminer toute la race elfique, le Prophète a eu une vision. Il est entré en communication avec Erebos !
- Et alors ? demanda Katos en se levant de sa chaise –fait rarissime pendant une réunion.
Arcanas sentait émaner du Conseiller Suprême la douce odeur de la peur, cette peur qui vous emplissait et vous tétanisait tous les membres, tous les organes, y compris –et surtout !– le cerveau.
- Alors Celui-Qui-Domine-Les-Ténèbres n’est pas du tout, mais du tout content. Il a clairement fait comprendre qu’il ne voulait pas voir mourir les Elfes.
- Mais c’est trop tard ! s’écria Namatos en se levant à son tour. Nous ne pouvons plus faire marche arrière, jamais nous ne pourrons annuler l’ordre de… de…

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