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Dragoris



Cerbère des Portes de la Fiction


Il se retourna et effectivement, son dos était roussi, contrastant avec les bleus résultants sûrement de chocs avec des gravats.
- Très bien, nous vous remercions, dit Katos d’une voix neutre.
- Bah, à votre service, répondit le Démon. J’espère que vous nous enverrez pas un autre Prophète en bas, parce que celui-là était drôlement costaud !
- Ne vous inquiétez pas, je ne pense pas que nous recommencerons de sitôt, répondit Katos d’une voix glaciale, ses yeux se posant sur ceux d’Arcanas.
Arcanas enrageait intérieurement. Il ne pensait pas que Lowell se rebellerait si tôt. Les plans qu’il avait prévu commençaient à s’effondrer. Ce qu’il avait préparé pendant treize longues années semblait être anéanti, réduit à néant…
Et pourtant… En y réfléchissant bien, peut-être étais-ce effectivement le moment ! Peut-être l’instant qu’il avait tant attendu était celui-là même !
Son pouls commença à augmenter dangereusement…
- Ton cœur s’accélère, Arcanas, fit remarquer Shokarr. Que t’arrive-t-il ?
Arcanas regretta que sa race ait conservé de si bons sens.
- Ce n’est rien, je ne faisais que m’imaginer… Si un tel être nous avait barré la route pendant la conquête du continent, j’aurais eu plaisir à me battre avec lui.
Et, pour illustrer ses propos, un visage glacial et cruel s’afficha sur son visage.
Il ne put s’empêcher d’admirer à quel point l’enfant avait réussi à développer ses pouvoirs. S’il avait bien compris les propos du second gardien, l’autre geôlier avait découvert l’existence du cristal et, l’ayant reconnu, il avait dû vouloir le prendre. Mais Lowell refusa et il s’ensuivit une dispute. Il s’énerva et, dans un accès de colère, sûrement ne put-il pas s’empêcher d’utiliser ses pouvoirs, ce qui avait causé la destruction de la prison. En voyant qu’il avait tué le gardien, il avait dû paniquer et s’enfuir en creusant un tunnel. Tout se tenait.
- Ainsi, fit simplement Katos, nous avons un Prophète surpuissant lâché dans la nature. Nous sommes dans de beaux draps.
- Pas nécessairement, intervint Shokarr. Il sera sûrement facile de le retrouver, un semi-Elfe se distingue facilement parmi une population de Démons. Trouvons-le et tuons-le. Il est devenu trop dangereux.
- Comment nous y prendrons-nous ? demanda Namatos le Conseiller. Il a grandi suffisamment pour pouvoir tous nous défier. Il est pratiquement invincible !
- Mais nous pouvons l’avoir par la ruse… dit à son tour Arcanas.
Aussitôt, tout le monde se tourna vers lui. Katos, en particulier, le regardait derrière ses sourcils fins et gris, ses yeux plissés, comme s’il voulait pénétrer les pensées du Conseiller.
- Toi ? Toi qui t’es entiché de cet impur, cet immonde bâtard qui souille notre monde ? Toi, tu nous fournirais un plan afin de le tuer ? Je ne te crois pas.
- C’est pourtant vrai. J’en ai vu suffisamment pour croire qu’il est une menace. Je ne veux pas voir disparaître ce que nous avons mis tant de mal à construire pendant tant d’années. J’ai le moyen de l’attirer ici, dans ce château.
- Et comment t’y prendrais-tu ? demanda Shokarr, visiblement méfiant.
- Faites-moi confiance. Dès que nous saurons où ils se trouve, je ferais en sorte de l’amener ici afin que, tous ensemble, nous le détruisions pendant qu’il est encore temps. Si nous nous y mettons tous, nous le vaincrons !
Un lourd silence s’abattit sur les cinq Démons. Apparemment, cela leur convenait, et Arcanas s’en réjouit. De toute façon, avaient-ils le choix ? Non, c’était la seule possibilité existante de se débarrasser de ce Prophète gênant.
- Bien, dit enfin Katos. Tu avais tant insisté pour le laisser en vie, mais je te fais confiance pour le ramener ici. Cependant, tu t’en chargeras seul !
C’était parfait ! Exactement ce qu’il avait espéré ! Arcanas jubilait déjà intérieurement. Et pendant un instant, il eut peur que quelqu’un ne détectât cette émotion intense qu’il ressentait. Mais apparemment, personne ne semblait y prêter attention.
Quelques minutes plus tard, il attendait déjà patiemment dans sa chambre. L’un de ses éclaireurs sortait de la pièce et croisa Gargar, qui était resté pour l’instant capitaine de la Garde malgré les années. Ce n’est pas vraiment qu’il n’avait pas essayé d’aller plus haut, mais simplement ses performances n’étaient pas à la hauteur de ses ambitions. Cependant, la volonté d’être meilleur était là, telle une flamme ardente alimentant la volonté du jeune Démon. Arcanas se souvint avoir été lui aussi comme cela, il y avait bien des années. Mais alors, il ne tentait pas de monter dans une hiérarchie qui n’existait pas. Tout ce qu’il faisait pour se mettre en valeur, c’était de partir le premier dans un combat et d’en sortir le dernier. Cela lui avait valu une réputation légendaire et une expérience plus dure que l’acier.
- J’ai besoin que vous remplissiez une mission discrète, dit simplement Arcanas au capitaine en guise de préambule.
- Quelle est-elle, mon Seigneur ? demanda Gargar en s’agenouillant et en baissant la tête.
- C’est une simple mission d’assassinat. Je veux que tu tues quelqu’un.
- Ce n’est pas un problème, Maître. Dites qui je dois exécuter et je le ferai.
Arcanas laissa passer quelques secondes de silence et reprit :
- Vois-tu, mes éclaireurs ont pu trouvé la cible. Ils t’attendent derrière ma porte, dans le couloir, pour te révéler le lieu où elle se trouve. Je veux que tu agisses seul, sans personne pour t’aider.
- Qui dois-je tuer ?
- Tu dois tuer le Prophète d’Erebos. Assassine Lowell !
Gargar sembla retenir son souffle pendant plusieurs secondes. Arcanas entendit le rythme de son cœur s’accélérer, doucement d’abord, puis de plus en plus vite. Avait-il donc aussi peur d’un hybride de treize ans ? Le capitaine ne dit rien et laissa courir un silence lourd s’installer, avant de répondre simplement :
- Êtes-vous sûr de ne pas vous tromper dans…
- Non, coupa Arcanas, tu as bien entendu. Tue le Prophète.
- Mais j’ai peur qu’Erebos ne se mette en colère et ne me maudisse si je…
- Non, car c’est moi qui t’ai donné l’ordre. S’il punira quelqu’un, ce sera moi. De plus, il va sans dire que, si tu mènes à bien ta mission, tu ne resteras pas bien longtemps capitaine de la Garde. Sois sûr que tu monteras dans la hiérarchie, et je la faciliterai d’autant plus que tu m’auras rendu un fier service. Katos, Conseiller Suprême, se fait vieux, et il ne lui reste pas longtemps à vivre. Peut-être même pourrais-tu… prendre sa place.
Le ton d’Arcanas était doucereux et ferme à la fois. Il avait toujours su utiliser les bons mots, les bons arguments lorsqu’il s’agissait de convaincre.
Un nouveau silence s’installa, plus court cette fois-ci. Gargar réfléchissait.
- Oui, Seigneur, je ferai comme vous dites, dit-il simplement.
Puis il se releva et fit demi-tour, faisant quelques pas en direction de la porte avant de s’arrêter.
- Au fait, voulez-vous qu’il souffre ou pas avant de mourir ? demanda-t-il d’un ton neutre.
- C’est comme vous voulez, répondit Arcanas en prêtant peu d’attention à la question. Faites comme vous le sentez.
Gargar disparut et le Conseiller demeura seul. Le plan avançait petit à petit. Si tout se passait bien, ce soir même tout serait fini ! Comment lui, Arcanas, le Légendaire Sanguinaire, aurait-il pu savoir ce matin en se levant que ce jour-là serait celui où il accomplirait son destin et celui de sa race ?

Quelques heures plus tard, alors qu’il avait en vue la ville de Réminor, Gargar était partagé entre deux sentiments. D’une part, une crainte tenaillait ses entrailles, celle de devoir affronter le Prophète d’Erebos, Lowell, dont les rumeurs lui attribuaient des pouvoirs immenses et dévastateurs. D’un autre côté, c’était ici la chance inespérée qu’il avait tant attendu, pendant tant d’années… Quelle jubilation intérieure ! S’il réussissait à vaincre le Prophète, non seulement il aurait la possibilité de devenir un Conseiller, mais sa réputation serait faite sur tout le continent, il serait la Légende Gargar, celui qui avait réussi à vaincre la créature qui menaçait la race des Démons.
Il franchit les larges portes de bois où étaient écrits en pictogrammes démoniaques le mot « Réminor ». A présent, il fallait trouver le Prophète. D’après les éclaireurs de son Seigneur et Maître Arcanas, Lowell était vêtu d’une longue robe, une large capuche dissimulant sa tête. Ce n’était pas courant chez les Démons de se vêtir ainsi, mais certains le faisaient, notamment ceux qui avaient soufferts de la guerre contre les Elfes. Des cicatrices macabres où d’horribles brûlures sur le visage, les défigurant à jamais, les caractérisaient. Il était impossible pour eux de se soigner car la magie avait disparu chez les Démons, et les esclaves Elfes n’étaient capables de soigner que leurs congénères, pas les créatures du Mal.
Ainsi, il ne serait pas difficile de repérer la cible. Peut-être une question de minutes. Et effectivement, quelques instant plus tard, Gargar repéra une large silhouette se promenant au milieu de l’allée principale de la ville. Elle marchait bizarrement, allant de gauche à droite sans arrêt, comme ne sachant pas ce qu’elle voulait. Elle contemplait les étalages des marchands dans la rue, traversait l’allée pour voir ceux d’en face, puis revenait, ne cessant ce petit manège étrange.
Et soudain, Gargar comprit. Pour un être de treize ans qui n’avait jamais goûté aux joies de la liberté, gambader ainsi dans un espace si grand devait le rendre plus heureux que fatigué. Sans doute n’avait-il jamais vu autant de produits étalés devant ses yeux. Il devait être fou de bonheur !
Mais Gargar n’avait que faire de cela. C’était pour lui la confirmation que Lowell était bien la silhouette. Il se dirigea vers lui d’un pas ferme et résolu, comme pour se contraindre à avancer malgré la peur qui lui criait intérieurement « Fuis ! Fuis le plus loin possible ! ».
- Lowell ! cria-t-il à plein poumon.
Aussitôt, celui qui portait la robe s’arrêta et, lentement, la capuche se tourna vers lui. La scène sembla alors se figer pour le capitaine de la Garde. Les Démons venus faire leurs achats quotidiens s’arrêtèrent de marcher et regardèrent Gargar puis l’interpellé. C’en était lugubre. Seule l’obscurité se voyait sous la capuche, mais cela aurait pu être moins sinistre s’il y avait eu deux points rouges lumineux regardant dans sa direction. Mais ils n’y étaient pas…
- Lowell ! répéta Gargar aussi puissamment qu’avant. Enlève cet accoutrement ridicule, je sais qui tu es.
La scène semblait continuer à se figer. Rien ne bougeait, et Gargar n’entendait que le bruit de sa respiration, devenue sifflante, et le son de son cœur battant à toute allure. Il avait peur, c’est vrai. Mais quelque part, il était rassuré d’avoir des Démons à ses côtés, fussent-ils des citoyens au lieu de gardes. Et puis… S’il réussissait à tuer le Prophète, des gens étaient présents pour témoigner du combat épique. Cette pensée lui redonna confiance et courage, et il emplit ses poumons d’un air vivifiant et tonique. Il devait vaincre !
Lentement, des mains sortirent des longues manches et abaissèrent la capuche, révélant ainsi un visage d’Elfe –le visage de Lowell. Cela eut un effet surprenant sur la vingtaine de Démons présents. Une rumeur commença, doucement d’abord, puis prenant une ampleur de plus en plus grande au fur et à mesure que les secondes passaient, jusqu’à devenir un important brouhaha de colère et de fureur. Des cris éclataient de toutes part, dont Gargar put saisir le sens aisément.
- Un esclave Elfe parmi nous !
- Il a dû s’échapper !
- Il faut l’attraper avant qu’il ne délivre d’autres.
- Tuez-le !
La foule de Démons commençaient à se bousculer et à approcher dangereusement de l’enfant. Et Gargar commençait sincèrement à paniquer. Si c’était la foule qui tuait l’enfant, qu’adviendrait-il de lui ? Comment pourrait-il annoncer à son supérieur qu’il n’avait rien fait, que des civils inconnus avaient accompli la mission à sa place ? Peut-être Arcanas le prendrait-il mal… Il fallait qu’il réagisse !
Mais que faire ? Il ne pouvait rien crier à la foule, déjà celle-ci cernait de plus en plus près le Prophète, sourde à tout ce qui aurait pu venir de l’extérieur car le bruit qui y régnait était impressionnant… Alors que faire ? Que faire ?
Mais il ne put intervenir et, avant d’avoir fait le moindre geste, l’ensemble des Démons s’était rué sur l’enfant. Il y eut des cris de fureur et de triomphe, des bruits étouffés, quelques insultes proférées… Puis, d’un seul coup, un vent puissant sembla souffler et la masse de Démons cernant le Prophète explosa soudain. Des corps furent projetés dans les airs avant d’atterrir plus loin, éparpillés sur le sol. Presque tous étaient morts, et les rares survivants se levèrent et fuirent le plus loin possible dans le silence le plus sinistre que Gargar eut jamais connu. Mais le plus lugubre dans cette confusion, c’était que le Prophète était là, debout, semblant le défier de ses yeux noirs et pénétrants. Ceux-ci faisaient froid dans le dos, avec une force hors du commun… Quel regard terrible ! Gargar avala sa salive avec difficulté. Sa peur s’accentua, mais sa résolution demeura. Après tout, il avait vécu dans des cavernes et des souterrains horribles et remplis de monstres en tout genre. Il avait affronté lui aussi des Elfes au cours de batailles sanglantes. Ce n’était pas un simple gamin qui allait le faire fuir, lui, Gargar, le futur Conseiller Suprême !
Prenant son courage à deux mains, il sortit un couteau de sa poche et le tint par la lame. Il visa attentivement et, d’un geste ample et puissant, le lança avec une force surprenante, même pour un Démon. Il s’était entraîné dur pour arriver à ce résultat là.
Le projectile était d’une rapidité foudroyante. Lowell tenta de l’esquiver mais la lame se planta profondément sur son épaule gauche. Il hurla sa douleur et, une rage terrible l’envahissant, il retira le couteau et le jeta derrière lui. Il fit apparaître une boule d’un feu bleuté brûlant et puissant entre ses mains, la grossissant d’une manière impressionnante, avant de l’envoyer vers Gargar, son visage déformé par la fureur. Mais celui-ci eut le temps d’esquiver, la douleur ne l’aveuglait pas, lui. Résolument, et jubilant intérieurement en voyant qu’il était sur le point de gagner le combat, il prit un deuxième couteau et se prépara à le lancer. L’enfant était à sa merci, et tous deux le savaient. Il visa, son œil calculateur imaginant la trajectoire de son projectile, et, pendant un bref instant, se vit dans la robe longue et pourpre de Conseiller Suprême. Il recula son bras pour s’apprêter à lancer, puis tout s’arrêta.

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