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Dragoris



Cerbère des Portes de la Fiction


Lowell resta silencieux.
- Donc je ne dois pas utiliser mes pouvoirs, dit-il en plissant ses sourcils comme pour s’aider à mémoriser, et je ne dois rien faire jusqu’à ce que tu me le dises. Ça sera dur, mais j’essaierai.
- C’est bien mon neveu, je suis fier de toi, fit Arcanas d’un ton paternel, un sourire bienveillant dessiné sur ses lèvres.
Il se concentra à son tour sur quelque chose et ressortit de ses manches, un instant plus tard, un épais livre rouge dont le titre dessinait en lettres d’or les mots « Les Secrets de la Sagesse : Améliorer ses pouvoirs démoniaques ».
- Voilà pour toi, en attendant le moment de ta libération, dit-il simplement. Je crois savoir que le Démon chargé de ton éducation ne te donne rien pour passer le temps, alors j’ai pensé que maintenant que tu as sept ans, tu étais capable de lire des ouvrages plus ou moins complexes. De toute façon, tu as quelques années pour saisir ce que tu ne comprends pas.
- Merci oncle Arcanas ! s’écria le garçon en l’enlaçant de ses longs bras et séchant ses larmes. Je n’oublierai jamais ce que tu as fait pour moi !
Arcanas serra doucement le garçon contre lui. Il sentait autour de lui les membres de son « neveu » le presser et éprouva un étrange sentiment, confus et complexe. Il sentait émaner de Lowell comme deux auras différentes, contradictoires, c’était bien cela… Quelle sensation étrange pour le Démon ! Il sentait en l’hybride qu’était le Prophète à la fois le côté elfique et le côté démoniaque, coexistants sans pourtant se battre en lui.
La peau de l’enfant était celle des Elfes, la même couleur, la même douceur, mais sa taille et ses muscles venaient plutôt de sa part de Démon, tout comme son caractère. Ses yeux en revanche n’étaient pas rouges, ils avaient la couleur noire des esclaves, et ses doigts n’étaient pas pourvus de griffes mais de simples ongles. A aucun moment, il n’existait en lui quelque chose qui fut moitié Elfe et moitié Démon –c’était soit l’un, soit l’autre.
Arcanas se détacha de l’étreinte et se leva lentement. Il resta là, quelques secondes, regardant Lowell de haut, puis fit demi-tour et sortit de la cellule, sifflant le gardien afin qu’il referme la porte derrière lui.

Quelques heures plus tard, le Conseil était réuni pour une urgence. Cinq êtres se tenaient assis, semblant noyés sous une longue robe. Seule leur tête était découverte, leurs yeux rouges étaient sinistres dans cette pénombre qui régnait en maître dans la pièce. Comme toujours, les torches laissaient passer une faible lumière dansante, projetant des ombres inquiétantes autour d’eux.
Katos, devenu Conseiller Suprême par sa sagesse et son savoir, se leva dans un réflexe de domination propre à sa race, à tel point ancré dans sa personnalité qu’il en était devenu difficile de le distinguer d’un instinct. Il contemplait ses subordonnés d’un œil sévère et critique, qui aurait fait trembler n’importe quel Démon du Continent –n’importe quel Démon, sauf ceux du Conseil.
- Je suppose que vous savez tous pourquoi nous avons dû nous réunir ici ce soir, dit-il d’une voix grave et puissante.
Son regard s’attarda sur Arcanas et continua sans attendre de réponse.
- Les esclaves Elfes ont, pendant quelques minutes aujourd’hui, cessé tout travail malgré les ordres et le fouet. D’après ceux sensés les commander, ils n’ont rien fait d’autre que de regarder dans une direction. Celle du château.
Il n’y eut pas de réaction autour de la table. Apparemment, tout le monde était au courant.
- A peu près au même moment, continua Katos calmement, le gardien de la prison de ce château a vu Lowell, notre seul Prophète à avoir dépassé les quelques minutes de vie, utiliser des pouvoirs étranges. Selon lui, une aura lumineuse et rouge a entouré l’enfant, et les barreaux de sa cellule sont passés du noir rouillé au blanc du métal chauffé. Le fer est devenu, m’a-t-il dit, mou et presque liquide, comme si on l’avait passé sous le feu d’un dragon pendant plusieurs heures. Puis, subitement, le halo qui semblait posséder l’enfant a disparu et les barreaux sont redevenus normaux. Et ils étaient froids .
- Allons, dit Arcanas avec une pointe d’amusement aisément détectable dans la voix, ce gardien n’aurait-il pas eu des hallucinations ? Même les Démons les plus puissants n’auraient jamais pu posséder pareil pouvoir.
- C’est exact, répondit Katos, mais Lowell n’est pas un Démon, il est à moitié Elfe. Et, pire encore, il est Prophète de Celui-Qui-Domine-Les-Ténèbres.
- Peut-être le seul sort qu’il a jeté était celui de l’illusion. Faire croire à notre gardien n’importe quoi grâce au sort d’illusion le plus élémentaire n’est pas la chose la plus difficile à faire.
- Mais c’est un pouvoir simple, sans grand intérêt. Il n’aurait pas attiré l’attention de tous les Elfes du continent. Jamais un sort aussi minime ne ferait arrêter les esclaves Elfes en plein travail à des millions de pas d’ici !
- Admettons que l’enfant ait effectivement lancé un sort d’une extrême puissance, intervint un autre Conseiller du nom de Shokarr. Qu’allons-nous faire ?
- Rien ! s’écria Arcanas furibond. Nous savions que Lowell… que le Prophète risquait de devenir puissant. Cela ne change rien, il est sensé accomplir notre destin, laissons-le faire.
- Il devient pourtant de plus en plus dangereux de le laisser en vie. Si ses pouvoirs continuent d’augmenter, je crains qu’il ne devienne plus puissant que n’importe qui sur le continent. Plus puissant que nous…
- Il a raison ! s’écria un autre Conseiller. Nous nous remettons à peine des conséquences du Jour Maudit. Et malgré l’aide certaine que nous ont fourni les esclaves Elfes, jamais nous ne pourrons stopper un être plus puissant que nous !
- Vous oubliez tous une chose, intervint Arcanas à nouveau. Il s’agit du Prophète d’Erebos…
- Qui nous a trahi comme les autres Dieux, coupa Katos.
- Erebos qui disparaîtra si notre race venait à s’éteindre, termina Arcanas sans relever la remarque du Conseiller Suprême. Jamais il ne se permettrait de courir un aussi grand risque, vous le savez tous.
Un silence de réflexion intense s’abattit dans la pièce. Tous réfléchissaient –tous sauf Arcanas. Puis, après quelques secondes, Katos finit par prononcer d’une voix solennelle :
- Que lèvent la main ceux qui sont pour laisser en vie le Prophète d’Erebos.
Trois mains se levèrent. Lowell venait à nouveau de passer très près de la mort.
- Le Conseil a donc voté. Le Prophète restera en vie, mais comme toujours dans les geôles du château.
Tout le monde s’attendait à voir Katos passer à autre chose, mais celui-ci semblait réfléchir consciencieusement à quelque chose.
- Il est affligeant de constater une chose révélée par cet événement, dit-il très lentement, comme s’il méditait chaque mot qu’il prononçait. Un jour lointain, et qui pourtant me paraît étrangement proche, nous vivions dans les souterrains et les grottes depuis le jour de notre création, nous cachant des Elfes, nos seuls redoutables ennemis. Nous étions terrés tels des animaux craignant leurs prédateurs. Puis nous décidâmes de nous organiser.
Alors tout changea. D’une centaine que nous étions au début, nous parcourûmes la campagne et nous devinrent bientôt des milliers, les différentes tribus s’alliant pour n’en former plus qu’une. Où que nous allions, nous défiions les Elfes dans leurs propres cités, les saccageant et les brûlant lorsque nous les avions conquises. Nous nous sentions puissants, indestructibles. Tous ici, nous nous illustrâmes lors de brillantes batailles et d’épiques combats. Alors nos ennemis se réunirent à leur tour et levèrent leur propre armée contre nous. Jamais deux puissances aussi énormes ne s’étaient affrontées jusqu’alors, et nos Prophètes ne cessaient de répéter que nous ne devions pas combattre, que les Dieux n’étaient pas d’accord. Mais n’écoutant que notre fierté, nous nous lançâmes dans la bataille. Et nous gagnâmes bien entendu.
Mais cela ne plût pas aux Dieux qui décidèrent de nous punir. Ce fut le Jour Maudit, le jour où l’on ôta à tous les Démons leurs pouvoirs magiques. Jamais notre race ne fut tombée dans plus basse disgrâce. Se voir supprimer ce qui rendait si fort notre espèce fut un coup rude pour tous. Mais les Elfes devenus nos esclaves, nous pûmes nous relever peu à peu pour en arriver à cette situation que nous connaissons tous aujourd’hui : une race de Démons dirigée par une oligarchie. »
- Pourquoi nous racontes-tu ce que nous savons déjà ? demanda Arcanas.
- Vous ne voyez donc pas ce que nous sommes devenus ? répondit Katos en se rasseyant, le poids des années se faisant de plus en plus lourd pour ses épaules larges mais vieux et fatigués. Nous qui vivions dans les grottes dans l’anarchie la plus totale, nous qui vivions désorganisés mais heureux, persécutés mais sans atteindre jamais la peur de nous battre, voilà que notre race s’est peu à peu métamorphosée, transformée petit à petit en quelque chose d’autre. Désormais, nous sortons en plein jour comme s’il faisait nuit, nous avons créé un système, une hiérarchie, afin que certains Démons soient plus importants que d’autre, et nous avons des esclaves… Nous avons créé une société !
- Quel est le mal ? demanda Shokarr.
- Vous ne comprenez donc pas ? Nous sommes devenus des Elfes !
- N’exagère pas Katos, s’écria un autre Conseiller. Nous maintenons, malgré les apparences, des différences énormes par rapport aux Elfes. Notre caractère n’a pas changé, juste la manière dont nous vivons.
- C’est la manière de vivre qui conditionne un Démon, répondit Katos, ses yeux semblant être devenus plus rouges et lumineux que jamais. Pour l’instant, les seuls Démons adultes sont ceux qui ont vécu dans les grottes auparavant. Mais les femelles mettent à bas de la progéniture en ce moment même, et qui sait ce que deviendront alors ces enfants une fois qu’ils grandiront ? Auront-ils la même force de caractère que nous, alors que la nôtre s’est forgé dans le feu des batailles et dans la profondeur des cavernes ? Bien sûr que non…
- J’ai compris ce que tu voulais dire, intervint de nouveau Arcanas. Mais tout ceci n’est que transitoire. Je pense sincèrement que le Prophète est là pour améliorer notre condition actuelle. S’il possède des pouvoirs immenses, je pense sincèrement que c’est pour changer complètement notre façon de vivre, et à l’échelle de tout le continent. Je suis confiant.
- Ainsi, tu poses ta confiance en les Dieux, eux qui nous ont trahi…
- Tu oublies que ce sont eux qui dirigent le monde et notre destinée. Jadis, lorsque nous nous sommes permis de les ignorer, eux et leurs plans, nous avons été puni très gravement : ils nous ont retiré nos pouvoirs. Mais nous ne pouvons pas nous permettre de les défier une nouvelle fois, et si Erebos nous a envoyé un Prophète, mieux vaut ne pas le mettre en colère en le tuant.
- Soit, conclut Katos. Nous verrons bien ce que l’avenir et les Dieux nous réservent. Mais je te préviens, Arcanas, que si le Prophète sera l’objet de notre destruction, je t’étranglerai moi-même, de mes propres mains et malgré le poids des ans, avant que nous ne disparaissions tous.
Arcanas laissa transparaître un léger sourire. Il n’était pas contre l’idée d’affronter le légendaire Katos, la Légende, celui qui avait jadis conduit l’armée des Démons dans la campagne et dans la dernière bataille contre les Elfes.


Six ans plus tard.

Arcanas se trouvait, avec les quatre autre membres du Conseil, dans la prison des sous-sols. Alignés face à ce qui avait été la cellule du Prophète, ils contemplaient l’énorme trou qui la remplaçait. On aurait dit qu’une formidable explosion avait eu lieu ici, comme si quelqu’un s’était amusé à concentrer ici une centaine de barils de poudre avant de les faire exploser en même temps. Il va sans dire que de chaque côté, et le long de trois cellules, les prisonniers Elfes étaient tous morts –mais là n’était pas le problème. Ce qui avait surtout obligé le Conseil à descendre dans les sous-sols, c’était le fait qu’un tunnel avait été creusé de la même façon apparemment. Un tunnel qui conduisait vers le haut, vers la surface…
Tout était calciné. Même le gardien était mort brûlé (le comble pour un Démon !). les parois de la galerie excavée étaient assez résistantes, on aurait dit une sorte de terre cuite solide qui empêchait l’effondrement. Le seul témoin encore vivant de la scène était le deuxième gardien, qui était à ce moment-là un peu plus loin.
- Vous comprenez, disait-il à ses supérieurs, je m’amusais à torturer un Elfe à plusieurs pas d’ici. Bah oui, il essayait de m’énerver alors j’ai commencé à le fouetter et, comme il était enchaîné, je lui ai arraché les ongles d’un coup sec. Si vous l’aviez entendu ce…
Un grondement de Katos le fit alors revenir sur le sujet principal.
- Hum, oui… Donc je disais, je torturais l’Elfe, quand tout à coup j’ai entendu des éclats de voix. Alors, j’ai pas prêté attention tout de suite, mais les cris ont augmenté de volume et j’ai pu entendre distinctement les mots « Touchez pas à mon cristal ! ». Et mon copain Namatos –le mort, là–, il a vociféré des insultes et d’un seul coup, j’ai entendu une explosion énorme ! J’ai bien cru qu’une vingtaine de dragons nous attaquait !
- Et que s’est-il passé ensuite ? demanda Shokarr.
- Bah il y a eu des flammes qui sont venus jusqu’ici. Et des morceaux de pierre aussi, j’vous jure, j’croyais vraiment que des dragons étaient venu pour nous terroriser –bah peut-être qu’il en existe encore, après tout, on sait jamais. J’ai même été brûlé par le feu, regardez !

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