Le commissaire Dickens s'attarda une fois encore sur les photos qui avaient été plantées à la hâte sur le tableau derrière lui. Les examinant une à une, son menton se plissa à l'examen attentif des détails qui auraient pu lui échapper. Celles-ci n'avaient été prises que la nuit précédente, et il était dans son bureau depuis ce coup de fil au milieu de la nuit qui l'avait tiré de son sommeil.
Comme il progressait puis terminait sa revue, ses traits laissèrent apparaître sa colère rageuse : il était bien obligé de se rendre à l'évidence : ils n'avaient pas avancé d'un pouce.

Comme un téléphone se mit à sonner dans la grande salle jouxtant son bureau, Dickens dut éloigner un instant son attention de l'affaire qui l'intéressait. Autour de lui, de multiples papiers et des dossiers pèle-mêle attendaient leur tour, comme pour lui rappeler la tâche cruelle qu'était son poste. Il était plus que seul dans son bureau, les inspecteurs étaient sur le terrain depuis la première heure, la pièce à coté était vide elle aussi.
Où se cachait ce maudit téléphone ? La sonnerie stridente prolongeait l'aspect vide des lieux. Finalement, le bruit finit de révéler la présence du dit engin. Le commissaire se déplaça lestement vers le bureau d'un de ses inspecteurs absent.

_ Commissaire Dickens à l'appareil, dit-il d'une voix lasse.
_ Docteur Jenning, de l'hôpital St Andrew. Je viens vous donner des nouvelles des clients que vous nous avez amené hier soir.
_ Et...
_ Comme nous nous y attendions, pas de miracle pour les macchabées que vous nous avez amenés complètement brûlés, ils sont décédé peu après que vous nous les ayez confiés. Reste le troisième, qui était dans un état moins avancé que les autres. Nous avons pu extraire la balle qui s'était logée entre deux cotes. Il est fortement commotionné au niveau du crane, mais il s'en sortira. Il est pour l'instant inconscient des suites de l'opération mais devrait se réveiller d'ici quelques minutes.
_ C'est inespéré ! Il est maintenant le seul qui pourra nous éclairer sur cette affaire sensationnelle, j'arrive à l'hôpital !

Relâchant d'une manière peu orthodoxe le combiné, le commissaire se saisit prestement de sa veste sombre, enfonça son galurin sur sa tête et se dirigea vers la porte. Il se retourna finalement, jetant un dernier regard sur les photos prises le soir du drame. Celles-ci, sombres, montraient des corps alignés : plus d'une vingtaine, qui s'étalaient sur une trentaine de mètres. La scène s'était déroulée sur les quais dans la nuit. La police avait été prévenue tout d'abord d'un échange de coups de feu, scène quasi-quotidienne d'une guerre des gangs qui fauchait souvent un ou deux porte-flingues. Mais cette fois, c'était autre chose. Tout semblait incliner vers un assaut d'un des cargos amarré sur l'un des quais, battant pavillon péruvien.
Ils n'avaient rien retrouvé à leur arrivée : le bateau avait explosé et se consumait dans le bas fond du port, des caisses et des débris jonchaient le sol et le bord de l'eau, et il n'y avait plus âme qui vive là-bas depuis longtemps.

Tout en repensant à cette scène, le commissaire arrivait au hall de l'entrée ou stationnait un garde en faction, porte qu'il poussa pour se retrouver dehors. Ici l'attendait une pluie qui tombait depuis trois semaines. Le paysage montrait le visage classique d'une petite ville portuaire de la côte britannique : des voitures, des camions qui déboulaient sans se préoccuper de rien, des façades de rue tristes qui n'avaient certainement pas bougé depuis l'âge d'or de la cité. Une ville fantomatique, jonchée par des fantômes qui se traînaient, et dont il faisait partie. Il n'aimait pas cette cité, ce qu'elle était, ce qu'elle était devenue au fil des années. Natif de ce lieu, il avait vu les gangs s'installer, la corruption gagner chaque lieu, chaque personne. Mais cela n'inquiétait pas. Lui pensait fortement à sa reconversion après toutes ses années, et à son départ de ce lieu qui l'enracinait.

_ Commissaire !
Se retournant, Dickens vit l'un de ses limiers s'approcher de lui. Trempé par cette pluie qui redoublait, il avait dans ses bras ce qui semblait être son repas, version restauration rapide. Physiquement, les deux hommes ne se ressemblaient pas, l'inspecteur Davies était gras, Dickens était mince. Par l'expérience aussi, l'un avait quinze années de pratique en plus que l'autre, ce qui se ressentait également sur son aptitude physique qui l'avait fait migrer vers un travail de bureau. Mais malgré leurs différences, les deux hommes s'appréciaient, Davies était sous ses apparences lourdes l'un de ses hommes les plus efficaces, et Davies appréciait chez Dickens son opiniâtreté et sa capacité à mener les hommes.
_ Commissaire, vous quittez le poste de commande ?
_ Oui, monte dans la voiture, tu viens avec moi.
Se faisant, il s'installait au volant de l'une des voitures banalisées. Davies pris de court regarda avec dépit ses provisions. L'hésitation ne dura pas, il monta lui aussi.

_ Qu'ont donné les vérifications de ce matin ? Le commissaire avait un ton sec quand il interrogeait ses inspecteurs, il ne s'embarrassait pas des formules convenues, il allait à l'essentiel. C'était ce qui avait forgé le respect que les subalternes lui portaient, il était efficace, dans ses paroles comme dans son fonctionnement.
Tout en installant les boissons tièdes sur sa banquette, l'inspecteur finissait de s'essuyer le visage détrempé.
_ Les deux macchabées n'ont pas pu être identifiés, nous ne savons pas qui ils sont, d'où ils viennent, nous n'avons rien sur eux. Et vu leur état, nous ne risquons pas de les identifier par leurs empreintes... Reste à espérer qu'ils s'en sortent !
_ Exclu. Ils sont décédés. Et l'autre ?
_ Un dénommé Franck Crawford. Natif de notre belle cité, il a vingt-cinq ans, casier judiciaire annoté de quelques peccadilles : extorsions, braquages, vols à main armée... Le CV type du gangster, quoi. Malgré tout, nos informations à son sujet ne vont pas dans le sens de la piste de la guerre des gangs : pas d'affiliation connue à l'un des groupes.
_ Hum... Mais le coup d'hier soir ne fait pas non plus partie de ses habitudes, qu'allait-il faire dans une affaire pareille ? Côté péruvien, on a du nouveau ?
_ Le bateau a accosté la semaine dernière, officiellement pour une cargaison de denrées périssables. Officieusement, le navire était surveillé par les services maritimes et la douane, il serait suspecté de convoyer de la drogue en douce, mais pour l'instant les services de douane n'ont rien de concret, et pour notre affaire, rien ne va dans ce sens pour le moment.
_ Dites plutôt que nous n'avons rien qui ne va dans aucun sens. Nous pataugeons, cette histoire est incompréhensible.