Démons civilisés

La salle était mal éclairée. Seules quelques torches étaient accrochés sur les murs de pierre, faisant parvenir une faible lumière qui plongeait la pièce dans une pénombre mystérieuse et mystique. Il en ressortait une atmosphère chaude et froide à la fois, comme si le rouge mordant dansant sur les murs avec les ombres contrastait avec la faible luminosité glaciale. De plus, aucune fenêtre n’était visible, pas un seul rayon de soleil ne venait troubler cette ambiance secrète. Une grande table ronde et plusieurs chaises en bois étaient les seuls meubles de la pièce.
Autour de cette table, cinq êtres étaient assis. Tous sauf un revêtaient une robe rouge qui ne pouvaient que bien s'associer avec la lueur des flammes. La tête était la seule partie du corps visible de l’extérieur, même les mains se noyaient dans les manches trop longues de l’habit.
- La session est ouverte, annonça l’un des membres du Conseil, se distinguant des autres par la seule robe présente d’un pourpre obscur. Quelqu’un veut-il dire quelque chose d’important avant que l’on ne règle les questions habituelles ?
La voix était grave, puissante, et s’élevait dans la pièce en se répercutant sur les murs froids avant de mourir dans un faible murmure.
L’un des quatre autres Démons se leva. Ses yeux rouges lumineux étaient parfaits, associés comme ils l’étaient avec ses cheveux blonds, ses joues fines et son menton carré. Une sorte d’aura se dégageait de lui, comme si l’on pouvait deviner en lui une force cachée d’une puissance insoupçonnée.
- J’ai quelque chose à faire savoir, Seigneur Katos, dit-il d’une voix à l’intonation forte et puissante. Aujourd’hui, à minuit, un Prophète est né.
- Quel est le problème, Arcanas ? demanda celui en robe pourpre, le dénommé Katos, calmement. Tue-le avec les autres, nous ne voulons rien savoir des Dieux.
- Il y a deux soucis, Seigneur. Tout d’abord, il s’agit du premier Prophète d’Érebos, Celui-Qui-Domine-Les-Ténèbres, depuis le Jour Maudit.
Un vague murmure parcourut le Conseil. Apparemment, cela gênait que le Dieu principal des Maîtres Démons ait amené un Envoyé sur ce monde. Mais le visage obscur et majestueux du chef du Conseil demeura impassible.
- Cela ne change rien, Erebos nous a trahi comme les autres. Que l’enfant périsse.
- Pourtant, je doute que cela soit une bonne idée, continua Arcanas. Se mettre notre principal Dieu à dos serait une trop grande erreur. Qui sait ce qu’il pourrait nous faire si nous le mettions en colère ?
- Que pourrait-il faire de pire que ce que nous avons déjà subi, par sa faute et celle des autres Dieux, le Jour Maudit ? intervint un autre membre du Conseil, dont le visage terrifiant aurait pu faire fuir dans une bataille même le plus courageux des Elfes.
- Que serait-il capable de nous faire endurer de pire ? répéta Arcanas. Il pourrait… nous exterminer, se faire révolter les esclaves Elfes, nous maudire d’une manière bien pire… Et mon imagination n’est sûrement pas assez développée pour concevoir toute la cruauté dont est capable l’ensemble des Dieux.
Un silence pesant suivit les paroles du Maître Démon. Arcanas, resté debout, regardait un à un les autres membres du Conseil. A eux seuls, ils dominaient tous les esclaves Elfes du continent. Trois siècles déjà les séparaient du Jour Maudit, trois siècles de pouvoir absolu les caractérisaient tous les cinq. Et aujourd’hui, après tant d’années, ils étaient confrontés à un problème, peut-être un bouleversement total caché derrière une apparence insignifiante. La naissance d’un Prophète était, de toute façon, toujours signe de changements, mineurs en général, mais lorsque Erebos envoyait quelqu’un pour accomplir ses desseins, il fallait toujours s’attendre à quelque chose de grand. Et pas forcément dans le bon sens, comme l’avait montré l’événement du Jour Maudit.
Katos, après d’intenses réflexions, éleva à nouveau sa voix.
- Tu as parlé d’un second problème. Quel est-il ?
Arcanas prit une grande inspiration.
- Le Prophète né possède un pentagramme inversé à l’emplacement du cœur. Et c’est un semi-Elfe.
- Comment ?
Comme s’y attendait Arcanas, les réactions ne se firent pas attendre, et furent assez spectaculaires lorsque l’on connaissait le flegme profond caractéristique des membres du Conseil. Tous se levèrent d’un seul coup, basculant ou faisant tomber les chaises derrière eux. Seul Katos resta assis, mais son visage habituellement calme et serein laissa apparaître colère et fureur, signe qu’il se serait levé en même temps que ses congénères si son corps vieux et faible ne l’avait pas retenu.
- Es-tu en train de dire qu’un Démon a… a… -Il chercha un mot d’une extrême violence, pouvant traduire au mieux ses sentiments, mais renonça et dit simplement :- a copulé avec un esclave Elfe ?
- Bien plus que cela, intervint un Maître resté silencieux jusqu’à présent. Un enfant possédant un pentagramme inversé, tatoué sur le cœur qui plus est, avait été annoncé par le dernier Prophète d’Erebos.
- Je me souviens, dit un autre. Quelles furent ses paroles à propos ?
- « Il accomplira le destin final de notre race démoniaque ». Je vous le rapporte mot pour mot. C’est ce qu’il put dire avant de rendre son dernier soupir et que le Dieu ne le ramène à nouveau à lui.
A nouveau, Katos demeura silencieux. Les traits de son visage s’accentuèrent sous la réflexion intense, ce qui ne fit que le rendre plus vieux en apparence que ce qu’il ne l’était déjà. Les autres membres du Conseil se rassirent, l’effet de surprise dissipée mais encore visiblement choqués de la nouvelle.
- Que proposes-tu, Arcanas ? finit-il par demander Katos.
- Laissons-le vivre. Mieux vaut attendre de voir ce que nous prépare Erebos, peut-être veut-il se rattraper… Depuis le jour de la Trahison, ce Jour Maudit, nous ne lui avons fait aucun sacrifice, peut-être veut-il réhabiliter notre race, la rendre plus forte, ou tout simplement nous rendre ce que nous avons perdu…
- Sauf que le « destin final » de toute race est, que je sache, la destruction. Et ce n’est vraiment pas quelque chose que nous pouvons nous permettre.
- Erebos ne peut nous faire disparaître. Si nous mourrons, il mourra avec nous, car c’est à travers notre race qu’il vit. Je suis confiant quant à l’avenir qu’il nous réserve.
- Nous allons donc voter, dit Katos. Que lèvent la main ceux qui sont contre tuer l’enfant.
Un silence se fit et trois mains se levèrent, dont celle d’Arcanas.
- Le Conseil a donc voté. L’enfant vivra. Mais à présent, la question est de savoir comment nous allons le traiter.
- Il n’y a pas à discuter ! s’exclama l’un des Conseillers. C’est un bâtard, il n’a pas à vivre comme nous. Nous ne devons pas mélanger les Démons que nous sommes avec les impurs comme lui. Un semi-Elfe devrait être esclave car il est impur, mais je préfère le mettre en cage. Qui sait ce qu’il pourrait faire au milieu de ses congénères ?
Des murmures d’approbation parcoururent autour de la table ronde. Apparemment, tous semblaient d’accord. Seuls Arcanas et Katos demeurèrent impassible.
- Si j’ai bien compris ce que tu as dit Shokarr, dit Katos en fronçant ses sourcils fins et gris, vous voulez l’emprisonner pour maintenir le contrôle sur lui ? Bien… Que lèvent la main ceux qui sont en faveur de cette décision.
Quatre mains se levèrent cette fois. Y compris celle d’Arcanas.
- Le Conseil a donc voté. L’enfant vivra dans les geôles de ce château en attendant le moment où il devra accomplir son destin. Je désignerai un Démon qui se chargera de son éducation et de sa nourriture. La question est donc réglée. Bien, à présent nous allons traiter du sujet de la région de Kah. Les esclaves Elfes meurent beaucoup trop vite pour le renouvellement, je propose donc…


Trois ans plus tard.

Arcanas était occupé à régler des affaires concernant les lieux de chasse des Elfes lorsqu’un servant frappa à la porte ouverte. Le Conseiller autorisa son visiteur à entrer.
- Seigneur Arcanas, je suis venu immédiatement, dès que j’ai su. Je sais que c’est vous qui en êtes responsable.
- Hé bien Gargar, que se passe-t-il ? demanda le Maître sans lever les yeux du parchemin sur lequel il était en train d’écrire.
Le garde s’agenouilla et baissa la tête en signe de soumission. Il possédait des cornes plus longues que les autres membres de sa race, mais ce n’était pas un signe de supériorité. Les Démons étaient certes fier de cet atout qui venait à la naissance, mais comme le montrait la position hiérarchique de Gargar, avoir de longues cornes ne signifiait pas grand chose.
- Il s’agit du Prophète de Celui-Qui-Domine-Les-Ténèbres, Seigneur…
- Que se passes-t-il ? demanda subitement Arcanas en levant la tête. Il est arrivé quelque chose à Lowell ?
- Lowell a utilisé des pouvoirs magiques dans sa cellule, mon Seigneur.
- Que dis-tu ? s’exclama Arcanas en se levant de sa chaise cette fois. Il a des pouvoirs ?
Puis il retrouva son calme et se rassit, le visage plus impassible.
- Je suppose que c’est normal, après tout. L’un de ses parents est un Elfe, il ne faut pas l’oublier. Et qu’a-t-il lancé comme sort ?
- Je ne sais pas, Seigneur. Le gardien de sa cellule était occupé ailleurs, puis il a entendu du bruit et s’est précipité pour voir ce qui se passait. Lorsqu’il est arrivé, l’enfant riait sur le lit et les pierres des murs étaient… noires. Complètement brûlés certainement. Je suppose qu’il a utilisé un pouvoir de feu.
- Les Elfes ne possèdent pas de pouvoir de feu. Mais c’est un Prophète. Tu as bien fait de m’avertir Gargar.
- Je savais que c’est vous qui êtes responsable de Lowell, Seigneur, dit humblement le servant.
- Tu peux te retirer à présent.
Gargar s’exécuta, ses pas résonnant dans le couloir longtemps après qu’il fut parti.
Arcanas réfléchit longuement sur la nouvelle. A trois ans déjà, Lowell le Prophète était capable d’utiliser des pouvoirs. Et si toute la pièce était brûlée, cela voulait dire que le sort lancé était d’une puissance impressionnante. Qui sait encore quelles surprises il allait révéler ? C’était là une menace non négligeable pour les Démons. D’autre part, mieux valait ne pas lui faire de mal. Erebos se mettrait sans nul doute en colère, et c’était la dernière chose à faire pour s’attirer ses faveurs.
Arcanas ressentit une pointe de jalousie envers les pouvoirs puissants de l’enfant. De plus, voir un semi-Démon posséder une puissance supérieur à celle d’un Démon pur blessait l’orgueil naturel de sa race. Mais après tout, l’enfant avait une destinée hors du commun, c’est pourquoi il était naturel qu’il possédât un avantage sur eux.