La porte s'ouvrit, lentement. Tout était noir. On entendit deux collisions durant le trajet de la personne qui venait d'entrer. Elle arriva enfin dans la chambre, tâtonna un peu, réussit à trouver la prise, puis alluma. C'était une femme, d'âge moyen, les cheveux roux, assez longs. Elle portait un grand pantalon noir, ainsi qu'une chemise blanche. Une barrette lui regroupait les cheveux en un chignon, d'où des mèches ressortaient de toute part. Elle regarda, perplexe, Raself étendu sur le matelas. Que se passait-il en ce moment ?
Elle s'approcha doucement de lui, et le regarda en train de dormir. Il avait... une mèche blanche ! Comment cela se faisait-il ! Comment attrapait-on une mèche blanche ?! Julia prit le temps de se changer et avala un petit morceau avant de se coucher aux côtés de son homme.
Il se réveilla, un peu pâteux. Il devait avoir beaucoup dormit. Tout dehors était lumineux, mis à part la grosse masse grise stagnant au-dessus de tout Tryul. Quelqu'un avait sans doute voulu se mesurer à lui en confectionnant quelque chose. Ce n'était pourtant pas les machines à projection de couleurs qui manquaient dans cette ville. Il scruta comme à son habitude le gigantesque mur qui s'élevait devant la ville, majestueusement. Mais quelque chose bougeait. Non, c'était le mur qui bougeait.
Par sauts, il se bombait avant de revenir à la normale, droit comme un i. Un attroupement était réuni à cet endroit.
- Ah non ! Je suis l'Inventeur ! Personne ne devait inventer quelconque chose à part moi !
Il se déshabilla, mit un costard bleu sombre, et sortit voir ce qu'était la cause de la présence de cette foule.
Il lui fallut moins de trois bonds pour y arriver. Mais la source n'était pas ce qu'il croyait. Les passants s'arrêtaient pour voir le Mur se bomber, de plus en plus, par à-coups. Pour la première fois depuis...
Longtemps, probablement, le Mur bougeait. De nouveaux invités allaient visiter et s'installer dans Tryul. Il prévint toutes les personnes présentes de faire des préparatifs pour les arrivants. Toute la foule se pressa de faire ce que Raself avait dit, mais encore une fois, un Ancien intervint :
- Personne n'ira préparer quoi que ce soit. Rentrez chez vous. Nous nous en occupons.
Il se dirigea vers la boule que formait maintenant le mur à un endroit. On entendait maintenant des choses taper les briques blanches.
Les personnes présentes obéirent aux Anciens. Seul Raself resta encore un instant. Il vit la dizaine de personnes constituant le clan des Anciens arriver, et se mettre en demi-cercle autour de la boule. L'Inventeur ne voulut pas en regarder plus. Il se retourna puis s'en alla.
Plein de choses affluaient dans sa tête, des milliers d'images, certaines horribles, d'autres joyeuses au contraire. Elle avait découvert ça à son réveil. Sa mère, la vraie. Sa génitrice était rousse, comme elle. En fait, Julia ressemblait étrangement à sa mère. Dans ses souvenirs, elle aimait dessiner, sur des carrés blancs qu'on appelait "feuille", avec un stylo à faisceau laser qui écrivait en noir. Elle appelait ça un "crayon à papier". Étrange. Par réflexe, elle chercha un miroir, mais il n'y en avait aucun dans toute la maison. En regardant un peu partout, elle remarqua qu'il n'y avait ni salle de bain, rien, pas même une brosse. Un vide dans son estomac se fit ressentir. Elle avait faim, mais même en fouillant les recoins, aucune miette de nourriture ne pointait son nez. Elle s'écroula à terre, se tenant la tête entre ses deux mains.
Il entra, les pièces étaient inondées de lumière. Une femme était allongée à terre, les yeux fermés. Quel drôle d'endroit pour dormir ! Il prit la dormeuse dans ses bras, la posa sur le lit puis partit dans la cuisine, histoire de grignoter un morceau : la journée avait été longue. Sur la table reposait un petit biscuit rond, creux à l'intérieur, assez plat. Il le goba directement, but un verre d'eau, et se coucha.
Des bruits retentissaient dans la nuit. Quelque chose heurtait un autre objet, fréquemment. Il se mit à compter le nombre de secondes entre chaque coup : dix secondes exactement. Il n'avait pas eu besoin de les compter en fait, il le savait.
Julia n'était plus là, allez savoir où. Les draps étaient humides. Elle avait du faire un cauchemar. Seule chose inquiétante, c'était que le silence régnait, encore. Pas la moindre lumière, présence. Juste les frappes régulières, résonnant dans tout Tryul. Au dehors, il faisait nuit, une belle nuit étoilée. Seules quelques petites lumières du côté du Mur se manifestaient dans cet océan bleu foncé. Pour une fois, Raself était curieux, il avait envie de savoir ce qu'étaient ce bruit et ces lumières, pourquoi ce monde était-il si parfait, pourquoi ne possédaient-ils pas de salle de bain, tout. Des pas interrompirent sa réflexion. Il se retourna pour découvrir Julia, la mine triste. De gros rayons violets s'étaient dessinés sous ses yeux. Pas des rayons... des cernes. Un milliard de nouveaux mots avaient fait son apparition. Il avait de nouveau avalé le disque, mais cette fois il était prêt à affronter ses souvenirs, sa mémoire, sa connaissance.
- Raself... dit Julia dans un croassement.
- Je sais. Excuse-moi. Tout ceci est ma fau—
- Non. C'est mieux ainsi. Nous ne pouvons vivre sans eux. Le cycle va recommencer, mais nous serons là pour le contrôler cette fois. Il ne faut pas retomber dans ce piège que nous ont tendu les Anciens. - Habille-toi dans ce cas.
Julia ne broncha pas, mais alors qu'elle était en train d'enfiler une chemise, Raself stoppa son bras, et l'embrassa. Elle le lui renvoya, avec passion. Avec les souvenirs étaient revenus les sentiments, les vrais. Ils finirent de s'habiller : Julia avec une chemise et une jupe noire, Raself avec un Tee-Shirt et un pantalon noir lui aussi ; puis ils sortirent, leurs mains jointes, serrant celle de l'autre, comme pour ne plus jamais se séparer.
Ils effectuèrent ainsi leur première vraie sortie au dehors, une dont ils se souviendraient toujours, avec pour destination l'endroit aux lumières. La ville était vide à cette heure. Seule chose étrange : ils laissaient des traces de pas sur le bitume, légères, mais en laissaient quand même. La Société Parfaite des Anciens était désormais rompue. Le couple arriva enfin à leur objectif. C'était les Anciens la source de cette lumière. Leurs mains formaient des croix recourbées vers les paumes, afin de former un triangle, d'où s'échappait un trait de lumière. Tous les faisceaux convergeaient vers un seul point, pour n'en former plus qu'un et unique, assez gros, qui se fracassait sur le Mur. Ce dernier se soulevait régulièrement, accompagné des frappes. A chaque son correspondait un mouvement de la construction gigantesque. Raself en mesurait maintenant la hauteur : au moins plusieurs kilomètres de haut, et ce juste pour réaliser le cycle. Il réalisa aussi que ce n'était pas le Mur qui englobait l'extérieur, mais protégeais Tryul de quelque chose, comme un rempart. Il aperçut aussi les myriades de couleurs qui valsaient sur le dôme au-dessus de la ville, formant de cette façon le ciel, les étoiles, la nuit, le soleil, tout. C'était pour ça qu'il ne pleuvait jamais ici.
Les 485 ans qui formaient la vie de Raself passèrent à l'intérieur de sa tête. Des images, toutes plus belles que les autres, mais pas la réalité. Seules celles de son enfance ne l'étaient pas. Un enfant... On n'en trouverait aucun dans cette ville. Julia était née en même temps que lui, exactement en même temps, mais pas par la même mère. Il l'avait su dès que lui était venu au monde. Mais "Julia" n'était pas le vrai nom de la femme qui lui tenait la main. Elle s'appelait en réalité Sophyrea, comme lui était autrefois nommé Gemnod. Ils tournèrent en même temps la tête, et se regardèrent dans les yeux. Tryul n'avait pas toujours été ainsi. C'était une grande cité, lumineuse, avec ses heures de gloire, et d'autres moins brillantes, mais elle avait été bâtie il y a bien longtemps, encore plus que l'âge du premier Ancien, qui était de 1598 ans. C'était en histoire qu'il avait appris cela, lorsqu'il était jeune, lors de ses 15 ans.
Mais quelque chose vint de nouveau interrompre leurs pensées. Une vive douleur au cou se fit ressentir, et ils se retournèrent, découvrant d'affreuses machines à la forme d'araignées, leurs dards qui venaient de sortir de leurs cous suintaient d'un liquide noirâtre. Leurs yeux rouges luisaient dans la nuit comme deux feux de camps au beau milieu d'une plaine. Le couple s'effondra au sol, tordu de douleur. Gemnod entendit des bruits de pas venant vers eux. Il aperçut des sandales blanches, ainsi qu'une robe blanche ; sa vision devenait floue. Derrière lui, Sophyrea gémissait de douleur, et il le sentait au fond de lui. Chacun percevait la souffrance de l'autre, chacun connaissait la pensée de l'autre, comme un même esprit, divisé en deux corps. L'Ancien se pencha vers au-dessus de lui.
- Je t'avais prévenu Raself. Le souvenir était mauvais, il nuit à notre condition. Mais tu n'as pas voulu m'écouter, tant tu étais obstiné. Ton père aurait été extrêmement déçu, s'il n'était pas mort aujourd'hui. Lui qui créa cette société parfaite, avec nous, les Anciens, pour la préserver de toute destruction. Mais tu es aussi borné que lui. On ne peut te faire confiance Raself. Lui qui t'avait réservé un grand métier dans cette société. Tout le monde y était opposé, sauf ton père, qui a insisté pour te placer là, malgré les avertissements. A moins qu'il ne l'ait prévue, ta fin. Rongé par le poison des Gardiens, comme les traîtres. Le souvenir est une arme à double sens Raself, à double sens... Il fallait songer aux conséquences avant d'agir mon cher ex-Inventeur. Adieu. Quelques borborygmes sortirent de la bouche de Gemnod, sans qu'il n'arrive à former mot. Il se calma deux secondes, se concentra, puis réussit à sortir une seule question :
- Quel... jour... sommes-nous... réellement ?
- Mon pauvre Raself. Cela fait depuis le début de la création de cette ville, c'est-à-dire environ 700 ans, que nous avons abandonné le système de dates. Mais sache une chose... nous ne le réintégrerons jamais. Cette société durera pour l'éternité, et vous ne serez plus là pour le voir. Au fait, je m'appelle Todras.
L'Ancien se releva, et s'en alla. Gemnod se rappela une phrase de son père, il l'énonça à voix haute.
- L'éternité, c'est long... surtout vers la fin...
Todras se retourna, l'air effrayé.
- Qu'avez-vous dit ?
- J'ai dit... l'éternité, c'est long, surtout vers la fin.
- Non... non... non... non !
Les ex-Raself et Julia sentirent leurs corps se vider de toute substance néfaste. C'était leurs pères qui leurs avaient dit ceci. "Dites-la au moment opportun. " avaient-ils dit. Le bon moment était apparemment venu.
Ils se relevèrent lentement. L'Ancien sortit un pistolet de sous sa robe, et le pointa vers les deux amants. Ceux-ci sautèrent instinctivement, tandis que Todras tirait. Un rayon lumineux en sortit, et s'écrasa sur une des araignées, ce qui lui fit fondre la tête. Elle s'écroula, inerte. Le saut du couple avait atteint une dizaine de mètres de hauteur. En vol, le couple avait toujours les mains jointes. Leurs autres mains se mirent à s'entourer d'un halo bleuté. Ils atterrirent sur l'autre machine, qui s'écrasa comme un fétu de paille sous le poids. Deux rayons partirent de leurs mains, pour atteindre l'Ancien en plein cœur. Il tomba à terre, silencieusement.
Les Autres se retournèrent vers eux, un pistolet à la main, eux aussi. Chacun fit feu avec son arme. Tous les rayons partirent. Gemnod et Sophyrea renforcèrent encore plus l'étreinte de leurs mains, et fermèrent les yeux. Leurs souvenirs fusèrent dans leurs têtes. Tous les souvenirs, jusqu'à leur naissance. Ils revinrent vers le futur, afin de trouver ce qu'ils voulaient, et ils finirent par atteindre leur but.
Les lasers s'écrasèrent comme de vulgaires mouches sur un bouclier invisible. Les deux jumeaux tendirent leurs bras non liés. A l'extrémité des mains se formèrent une boule, en suspension dans l'air. Une fois assez grosse, ils la propulsèrent vers les Anciens. Elle les enveloppa. Leurs armes se désintégrèrent sur-le-champ. La boule crépita, tout en devenant de plus en plus opaque, jusqu'à l'être totalement. Des éclairs jaillirent de toute part, puis tout s'arrêta. La boule ainsi que les Anciens avaient disparus. La non-Histoire de Tryul prenait fin à cet instant.
Place aux souvenirs dès à présent. Le Mur devait être ouvert, comme dans l'ancien temps, les deux mondes réunis.
Déjà, les battements de l'autre côté se faisaient plus fréquents, de plus en plus rapides. Les énormes briques se défaisaient. Gemnod et Sophyrea avaient largement le temps de faire un petit détour avant que le Mur ne s'ouvre. Plusieurs heures probablement.
Leurs pas les dirigèrent vers l'Ancienne Résidence.