Il arriva sur la grand place, et tandis qu'une vingtaine de personnes le regardait, il sortit sa boîte "Stand", la posa à terre. Les passants reculèrent, car tous connaissaient l'invention de Raself. Ce dernier appuya sur le bouton rouge qui ornait le dessus de la boîte brune, et celle-ci commençant à s'ouvrir, s'étendre, changer de forme, jusqu'à atteindre la taille et la forme d'un stand utilitaire, avec une grande banderole marquée : "distribution de prototypes Raself Industries. " Il sortit également une petite pancarte où était inscrit : "Mémoire retrouvée, dix-huit exemplaires seulement."
Les "clients" se précipitèrent en rang devant le stand. Il fallait absolument être le premier à tester la nouvelle invention de Raself.
Il en donna deux, puis un Ancien du nom de... Il ne savait plus. Non... Il ne pouvait pas le savoir en fait, puisque les Anciens ne disaient jamais le même nom. Ça marche vraiment bien. Cet Ancien n'était pas grisonnant et d'un visage ronchon par rapport aux autres. Il devait se situer dans les 793 ans, âge relativement jeune. Raself n'avait lui-même que 485 ans. L'Ancien était vêtu d'une grande robe blanche, parsemée de petits symboles bleus, signant son appartenance à cette catégorie. Il prit le sachet délicatement, le fourra dans sa poche puis repartit. La foule poussa un gémissement général. Le même Ancien lui fit signe de le suivre, il s'exécuta naturellement.
L'homme l'entraîna dans le sous-sol de l'Ancienne Résidence, car personne n'avait le droit de pénétrer dedans, autre part que dans la cave, et même là il fallait l'invitation d'un des habitants de cette magnifique demeure. Il le fit s'asseoir sur une chaise, propre, tandis que lui resta debout.
- Comment avez-vous eu cette idée-là Raself ? Demanda l'Ancien.
- Quel est votre nom ?
- Aucune importance. Répondez à mes questions, je verrai si je peux répondre aux vôtres.
- Très bien. Cette idée là m'est venue —
- Spontanément comme d'habitude, coupa l'homme. C'est quoi le but exactement de cette invention, cette fois ?
- Et bien... Celle-là sert à retrouver la mémoire. L'entière, touts ses souvenirs. Je ne sais pas si elle permettra aussi de mieux se rappeler certains évènements de sa vie.
- D'accord. Regardez cette plaque sur le mur.
Raself s'exécuta. Sur le mur se trouvait une plaque de marbre blanc.
Des lettres dorées y étaient gravées. Elles disaient : "Chasse le souvenir, c'est le synonyme de contraire du bonheur."
- Pourquoi ? questionna l'Inventeur.
- Parce que c'est ainsi. Comme le Soleil se lève, le Mur existe et la pluie tombe. Le passé est une source de... Contraintes au bonheur.
- Mais... j'ai lu un jour que les souvenirs —
- Vous auriez déjà dû l'oublier.
- Justement, j'en ai marre d'oublier ! Je ne me rappelle même plus le nom de ma propre femme ! J'ai beau avoir 485 ans —
- Comment savez-vous ça ?
- Je ne sais plus... J'ai dû le marquer quelque part je pense.
- Vous m'apporterez demain toutes les choses que vous avez notées.
- Mais —
- Il n'y a pas de mais. C'est tout Tryul que vous gênez. Dites-moi, combien de ces disques avez-vous produit ?
Raself regarda l'Ancien dans les yeux. Ce dernier avait une expression étrange dans les yeux. Et pour la première fois de sa vie, l'Inventeur fit une chose qui ne correspondait pas aux soi-disant "lois" qui régissaient Tryul.
- J'ai fait produire exactement 18 exemplaires de "Mémoire retrouvée".
- Apportez-les-moi également demain, ainsi que les plans. Vous n'aurez pas le droit d'en produire d'autres. Des questions ?
- Oui... Comment vous vous appelez ? Et pourquoi ne voulez-vous pas que l'on se souvienne ?
- Aucune importance. C'est écrit dans les Textes : " le souvenir est proscrit."
- Puis-je voir les Textes ?
- Contestez-vous mes paroles Raself ?
- Non, non...
- Alors au revoir Raself.
- L'Inventeur se leva, et l'Ancien le raccompagna dehors. Il n'en revenait pas...
J'ai réussi à mentir ! Il se demanda même comment il connaissait ce terme.
Joyeux, il partit vers sa maison en trottinant. Il se garda bien de montrer quelque indice révélant le disque qu'il cachait encore dans la poche de son manteau.
Il rentra, tout souriant, se dirigea vers la chambre : personne. La cuisine ? Personne non plus. Peut-être était-elle sortie. Un drôle de sentiment remonta du fond de lui-même, qu'il n'arrivait pas à décrire. Il se dirigea vers l'étagère, pour constater qu'elle était pratiquement vide. Seuls quelques livres se disputaient la petite parcelle de hauteur. Il fouilla dans sa mémoire, pour essayer de se rappeler quand il avait jeté ses livres, mais aussi loin que remontaient ses souvenirs, il ne se voyait pas achetant un livre, ou en jeter. Juste ces livres, qui devaient être là depuis pas mal de temps. Il fallait absolument qu'il en achète. En premier : acheter un dictionnaire.
Il s'assit sur le lit, perplexe. Des centaines de mots qui lui étaient jusqu'à maintenant inconnus se trouvaient à présent dans ses connaissances. C'était horrible. Il appliqua une pression de deux doigts sur son sternum, et il recracha le disque. L'Ancien avait raison, les souvenirs étaient néfastes. Ils n'apportaient que la souffrance.
Raself se leva, et se dirigea vers la salle de bain. Un bon bain ne serait pas de refus après cette journée épuisante. Il se rendit compte qu'ils n'en avaient pas. Il décida de se coucher, n'ayant plus rien à faire. Les draps étaient bien mis, impeccables même. Ils avaient une drôle d'odeur. Cela ne changeait rien pour le génie, qui s'affala sur le lit, encore habillé. Très fatigué...