Newton refit le même rêve. Debout sur la place, devant la haute tour de cristal, il se sentit attiré par elle. Une fois devant, la terre commença à absorber ses pieds puis le reste de son corps. Il se demanda si cette fois encore il allait survivre ou pas, mais lorsqu’il ouvrit à nouveau les yeux, il se retrouva devant cette même chose carrée, debout devant lui. Il y avait les même lumières rouges et vertes, le même trou qui s’illuminait de la même lumière blanche et la même envie de la toucher, de la palper, de faire… quelque chose, même s’il ne savait pas quoi. Et lorsque ses longs doigts furent sur le point d’atteindre l’objet de son désir, lorsqu’ils furent simplement à quelques millimètres, une voix étrangement familière s’éleva de toute part, comme omniprésente partout.
- Newton ! Réveille-toi, nous devons partir !
Newton ouvrit les yeux et vit le visage de Namatos tout près du sien. Il eut un mouvement de recul puis, reconnaissant son compagnon de voyage et son frère, il se releva tant bien que mal sur la branche sur laquelle il avait dormi.
- Combien de temps sommes-nous restés inactifs ? demanda-t-il un peu mal réveillé.
- Sept heures et quarante deux minutes, répondit Arcanas à la place de l’éclaireur. Mais Shokarr a donné l’ordre de reprendre la marche. D’après lui, moins nous perdrons de temps et mieux cela vaudra.
Les huit Mechons descendirent de l’arbre par des sauts de plusieurs mètres mais atterrirent en douceur sur l’herbe fraîche et humide du matin. Un splendide lever de soleil semblait accueillir leur réveil. Newton n’en fut pas insensible et c’est avec bonne humeur qu’il commença la journée. Le groupe ne tarda pas à se remettre en marche vers l’est, vers le soleil, et Newton se demanda s’il était possible un jour de l’atteindre à pied.
- Où se trouve notre objectif ? demanda-t-il soudain aux stratèges. Quand est-ce que le Voyage s’arrêtera ?
Shokarr grogna.
- Mater nous a dit “ Partez vers l’est. Vous trouverez le chemin. Mais si vous atteignez la mer, faites demi-tour jusqu’à revenir ici. ”
- Alors c’est tout ? s’indigna Newton. Nous ne savons même pas où aller mais nous y allons tout de même ?
- Tais-toi ! s’écria Fenris. Malgré les faibles probabilités de réussite, nous sommes obligés de faire le Voyage. Il en va de la vie de Mater et de l’avenir des Mechons !
- Mais pourquoi ne pas attendre le Désigné ? Le Livre Cristal avait prédit que Mater devait s’éteindre et elle s’est éteinte ! Tout ce qu’il a dit s’est révélé juste jusqu’à présent ! Il est écrit aussi que “ lorsque le moment viendra, l’Élu sera révélé. Il possédera la Connaissance Suprême et rallumera la vie de Mater. Il en fera naître aussi des milliers d’autres, et de sa bouche…
- …Sortira la Vérité car tel est son destin : mener les Mechons vers leur âge d’or afin qu’ils puissent vivre pour les siècles des siècles. ” acheva Shokarr de mémoire. Mais Asward-chef-des-armées-des-pays-du-Nord savait qu’attendre n’était pas la meilleure solution. Les Mechons ne peuvent se contenter de vivre tranquillement jusqu’à ce qu’apparaisse le Sauveur. Car imagine, ne serais-ce qu’un seul instant, que cet Élu n’existe pas ou qu’il n’ait pas pu vivre assez longtemps pour acquérir la connaissance suprême. La race des Mechons s’éteindrait pour toujours, chose inacceptable. C’est pourquoi envoyer une expédition afin de s’assurer une chance n’est pas négligeable en soi, quitte à sacrifier des Mechons comme nous.
Newton resta silencieux, ne sachant que dire. Il demeura pensif sur les paroles de son chef et les mémorisa consciencieusement afin de ne pas les laisser dans l’oubli. Peut-être avait-il raison, en fin de compte. Peut-être les vies de Lowell et Katos avaient-elles servies à quelque chose de noble et non de stupide comme il l’avait pensé… Il songea aussi à Gaémor. Avait-il réussi à rentrer vivant ? Ou était-il tombé sur un piège construit par les Bêtes ? Il continua de réfléchir…
Cinq jours plus tard, Shokarr s’arrêta brusquement en faisant signe à tout le monde de s’arrêter.
- A partir de maintenant, soyez tous sur vos gardes ! s’écria-t-il. Nous avons évité tous les pièges divins jusque maintenant mais c’est fini à présent. Jamais aucun Mechon n’est arrivé jusqu’à ce point, c’est pourquoi je ne demanderai pas seulement aux éclaireurs d’être vigilant, mais aussi aux autres. La mort peut se trouver au bout de chacun de nos pas.
- Aucun éclaireur ne devra explorer les environs, dit à son tour Fenris. L’un se mettra en avant du groupe, un autre au milieu et le dernier à la fin. Nous les stratèges, nous nous posterons en arrière avec Newton. Un mage ira derrière l’éclaireur à l’avant et l’autre nous accompagnera, moi et le chef. Tous en position !
Tous les Mechons se mirent dans l’endroit ordonné par leur second chef, puis le groupe se remit en marche.
Pendant deux jours, il n’y eut aucun problème. A l’aube du troisième jour, un incident survint.
Tous marchaient en droite ligne, les uns derrière les autres comme d’habitude, lorsque soudain, sans le moindre avertissement, un énorme trait de lumière verte sortit de la colline la plus proche et toucha de plein fouet l’éclaireur et le mage en avant. Avant d’avoir pu réaliser ce qui se passait, Newton vit les corps de Namatos et Gargar s’embraser puis se décomposer petit à petit. D’abord les jambes, puis le torse, puis la tête… Tout se passa si vite que personne ne comprit totalement ce qui se passait, sauf peut-être Shokarr qui fut plus rapide à réagir que les autres.
- Courez ! s’époumona-t-il de toutes ses forces. Courez ! C’est un piège divin !
Les Mechons comprirent le message et commencèrent à accélérer le plus vite possible. Newton se rendit compte qu’il était un peu plus rapide que son chef Shokarr, mais ce n’était pas sa préoccupation première à ce moment-là. Il pouvait voir sur le côté d’autres lumières vertes embraser l’air et atterrir derrière lui, faisant exploser de grosses gerbes de terre alentour et formant des cratères impressionnants.
La course dura bien… dix minutes, bien qu’elle parut beaucoup plus longue à Newton. Le groupe réussit à entrer dans une petite forêt afin de se réfugier du piège divin qui s’était abattu sur ses membres. Finalement, Shokarr ralentit puis s’arrêta complètement avant de lever la main pour signaler aux autres de faire de même.
- Nous devons avancer avec prudence ! dit-il à ses frères. Nous sommes encore en territoire inconnu et nous ne savons pas s’il y a d’autres pièges laissés par Ominos ici. N’allons pas trop vite !
A peine eut-il fini sa phrase que quelque chose sous leurs pieds se redressa et les souleva au-dessus du sol, les empêchant de se mouvoir correctement, voire les immobilisant totalement.
- Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda Fénérile, gêné de ne pas pouvoir se mouvoir librement comme il en avait l’habitude.
- Ce sont des cordes ! s’exclama Fenris. Nous sommes tous tombés dans un piège fait par les Bêtes !
- La honte est tombé sur nous jusqu’à la fin des temps ! s’indigna Arcanas.
Shokarr fut sur le point de répliquer quelque chose mais il fut interrompu par des exclamations venues d’en bas. Lorsque Newton regarda vers le sol, il eut du mal à réprimer sa surprise.
Vingt-cinq Bêtes se trouvaient en dessous d’eux, chacune tenant une longue lance primitive avec une pierre taillée à l’extrémité pointue. Newton comprenait à présent pourquoi on lui faisait sans cesse remarquer sa ressemblance avec elles. S’il avait eu le même pelage et ces mêmes peaux d’animaux sur lui, on aurait pu les confondre ! Bien que les Bêtes, elles, possédaient des mouvements fluides tandis que les Mechons avaient tendance à faire des gestes brusques et droits.
Les différences entre individus chez les Bêtes étaient plus accentuées aussi. Newton était capable d’apercevoir certaines à la peau complètement noire, d’autres blanche et pâle, certains légèrement orangée… Mise à part cette dissemblance visible, les nuances entre les visages permettaient de les distinguer en particulier.
Silencieuses, les Bêtes coupèrent une corde longeant le tronc de l’arbre sous lequel étaient emprisonnés les Mechons. Aussitôt, ceux-ci tombèrent violemment au sol dans un craquement de branches sinistre et au milieu de jurons principalement poussés par Shokarr. Puis, toujours sans un mot, elle les libérèrent de leur prison de lianes tressées, les menaçant de leurs lances provocantes, et les menèrent à travers la forêt.
Marchant pendant plus d’un quart d’heure, prisonniers, ils finirent par arriver dans une petite clairière où étaient visibles des cabanes en bois haut perchés sur les arbres. Apparemment, les Bêtes vivaient sur des constructions artificielles placées en hauteur. Shokarr apprécia cette précaution qu’il considérait comme stratégique. Ainsi la meute était-elle protégée des principaux prédateurs.
Ce fut pour Newton une immense stupéfaction de voir que des êtres paraissant aussi primitifs étaient capables de fabriquer leurs propres habitats et leur propres armes. Mais la surprise la plus grande fut lorsque l’une des Bêtes, semblant être le chef du clan, possédant un pelage un peu plus gris et blanc que les autres et portant plusieurs longs colliers autour du cou, s’adressa aux Mechons dans leur propre langage.
- Qui êtes-vous ? demanda-t-il d’un ton menaçant. Et que faites-vous ici ?
Shokarr ne put s’empêcher de réprimer un cri de surprise.
- La Bête ! s’exclama-t-il. Elle parle ! Et dans notre langage en plus !
- En effet, fit l’autre dédaigneusement. Et elle n’aime pas votre façon de nous nommer. Appelez-nous “ Hommes ”, et je pense que cela suffira.
- Homme ? Cela vient du Dieu Ominos ? demanda innocemment Newton.
Le chef fronça les sourcils.
- Je ne sais pas. Qui est Ominos ?
- Nous ne voulons pas d’ennuis, dit à son tour Fenris. Nous passions par ici sans savoir que votre clan se trouvait non loin.
- Vous êtes cependant passé sur notre territoire, chose que nous n’apprécions pas, et pire encore, vous avez déclenché notre piège principal et fait fuir le gibier. Heureusement que nous possédons des réserves…
Newton, une fois de plus, se sentit comme obligé de répondre à la place du stratège. Il inclina légèrement la tête, chose qui lui parut naturelle mais dont il ne comprenait pas entièrement le geste.
- Nous sommes désolés, dit-il humblement. Nous étions tombé dans un piège divin par inadvertance et avons couru dans la forêt afin de nous protéger. Nous ne savions pas à ce moment-là que nous traversions votre territoire…
Le chef des hommes le regarda attentivement, à lui qui avait parlé presque sans réfléchir, celui dont les mots s’étaient échappé de sa bouche presque sans aucun contrôle.
- Vous n’êtes pas des hommes vous, n’est-ce pas ? demanda-t-il en fronçant les sourcils. Vous êtes… différents.
Fenris ne dit rien mais n’en pensait pas moins. Insulter puis menacer des créatures barbares en position de force n’avait rien de très stratégique, mais Newton constatait que ce n’était pas l’envie qui manquait à son compagnons.
- Nous sommes des Mechons, dit Shokarr en serrant les dents, faisant visiblement autant d’efforts que Fenris pour ne pas craquer. Je suis le chef de cette expédition, nous venons d’au-delà de la montagne de Kah, des terres désertiques.
- Kah ? s’étonna le chef. C’est ainsi que vous appelez les montagnes de Lonta ? Et vous dites que vous venez d’au-delà ? Mais c’est un voyage de plusieurs semaines que vous avez dû faire ! Où est votre équipement pour vous défendre des prédateurs ? Où sont vos provisions ?
- Nous sommes des créatures supérieures ! s’exclama Shokarr. Nous n’avons pas besoin de nous nourrir comme vous le faites pour vivre. Respirer nous suffit.
L’homme avança dans sa direction et tint son visage à quelques centimètres seulement de celui du chef de l’expédition Mechon.
- Nous insinuez que nous sommes donc des créatures inférieures ? fit l’homme sans perdre son calme. Très bien !
Il fit demi-tour et se dirigea vers l’un de ses semblables.
- Nous allons faire un duel à mort entre chefs de groupe, dit-il d’un ton bourru. Si je gagne, je pourrai faire ce que je voudrai de tes compagnons. Si vous triomphez, votre race aura gagné le respect de ma tribu et vous serez libres de partir.
Shokarr sembla soudain prendre peur.
- Vous êtes le chef de votre meute parce que vous êtes le plus fort, dit-il hargneusement. Mais chez les Mechons, il n’en va pas de même.
L’homme éclata de rire.
- Nous ne sommes pas comme les tribus du nord ! s’exclama-t-il bruyamment. Ici, seul le plus expérimenté et le plus sage est désigné comme chef. Je vous lance ce défi parce que vous m’avez offensé et parce que votre tête ne me revient pas.
Shokarr grogna mais ne dit rien. Calculant les possibilités une à une, il finit par admettre que refuser ce combat entraînerait l’échec total de la mission, tandis que l’accepter laissait une chance, même minime, d’atteindre l’objectif que s’était fixé l’expédition. S’avançant d’un pas vers le chef, tous les membres de la tribu des hommes firent cercle autour des deux duellistes pour voir le combat. Les autres Mechons, ne sachant que faire, n’osèrent pas intervenir de peur de déclencher des réactions violentes. Ils se contentèrent de prêter attention à ce qui se passait sous leurs yeux.
Quelqu’un passa une lance à Shokarr qui la prit à pleine main avant de la pointer vers son adversaire. Les deux chefs se fixèrent dans les yeux, guettant le moindre mouvement brusque. Une tension pesante s’installait parmi les spectateurs, et même si les deux combattants la ressentaient aussi, ils ne le montrèrent pas.
Ce fut Shokarr qui débuta les hostilités. Il fit un grand arc de cercle vers le haut, feinta et tenta de frapper avec la pointe. Mais l’homme était habile et rapide. Il contra du mieux qu’il put et contre-attaqua…
Le duel dura presque dix minutes et aucun des deux n’avait réussi à toucher l’autre, lorsque soudain le chef profita d’une ouverture pour ficher le bout de sa lance sur la cuisse droite de son adversaire. Mais il se retrouva sans rien pour se défendre et se prit un violent coup de poing de la part de Shokarr qui profita de cette courte pause pour retirer l’arme de l’homme et la casser en deux, avant de la lancer derrière lui.
Le combat était inégal à présent. Le Mechon était blessé à la jambe mais encore armé. Le chef de la tribu, quant à lui, était indemne mais sans défense. Néanmoins, la détermination se lisait dans ses yeux et il ne semblait pas vouloir abandonner le combat malgré les chances contre lui. Il dut éviter plusieurs coups de lance rapides, roula par terre et se retrouva derrière Shokarr. Il le frappa violemment sur la nuque, se baissa à nouveau pour esquiver l’arme de son adversaire, fit une roulade arrière et prit à chaque main un morceau de sa lance cassée.
Les deux combattants se regardèrent brièvement dans les yeux d’un air de défi, et le chef repartit à l’assaut avec une rapidité déconcertante. Il lança vers la tête de Shokarr un bout de son arme, que le Mechon para en frappant de sa lance le bout de bois, mais il ne vit pas que l’homme venait sur lui avec à la main l’autre extrémité de son arme, celle contenant la pointe de pierre.
Le combat était terminé. Shokarr n’arrivait plus à respirer, la pierre fichée dans son cou l’en empêchait. Il tenta d’attraper à la main son adversaire, en vain, avant de tomber raide sur le sol.
Il était mort.
Ainsi avait péri le plus grand stratège Mechon des pays du nord. Le chef, essoufflé, resta debout sans rien dire, se remettant de ses émotions. L’ensemble des hommes poussèrent des exclamations de joie et de triomphe. Ils firent cercle cette fois autour des Mechons, comme s’ils ne voulaient les voir s’enfuir à présent que leur stratège principal était mort. Leur chef s’approcha d’eux lentement, semblant réfléchir à ce qu’il allait leur dire.
- Votre compagnon était très intelligent. Il n’a pas cessé de faire des feintes, des appuis équilibrés, des faux mouvements… Et n’a pas non plus hésité un seul instant à sacrifier sa cuisse pour me désarmer. Son seul défaut était son manque de rapidité.
Il resta un moment silencieux et contempla les Mechons un à un.
- Que vais-je bien pouvoir faire d’eux ? se demanda-t-il à voix haute, un sourire amusé aux lèvres. Des esclaves ? De la nourriture ?
Newton, n’en pouvant plus, se mit à genoux en lançant un regard implorant.
- Je vous en prie, implora-t-il, laissez-nous repartir. Nous sommes loin de chez nous pour une raison précise. Nous sommes la dernière chance de survie de notre peuple. Mourir, nous nous y sommes préparés, mais pas les autres membres de notre race !
- Ici, toutes les décisions concernant les étrangers se règlent par un combat, répondit le chef. Veux-tu te charger de jouer la vie de tes compagnons ? Toi contre le champion de ce village. Ça te va ?
Newton regarda ses compagnons. Aucun ne semblait vouloir bouger. A part Fenris, tous étaient nés pour recevoir des ordres, pas pour prendre des décisions. Mais le stratège voulait sûrement attendre avant de tenter quoi que ce soit. Newton, quant à lui, se sentait obligé d’agir. Quelque chose bougeait en lui, quelque chose qu’il ne comprenait pas, mais il savait qu’il était impératif de le faire.
Il approuva de la tête.
- Bien, dit le chef. Arnold !
Un homme sortit de la foule. D’épais muscles et une taille hors du commun le caractérisait. Aussitôt, les autres membres du village firent à nouveau cercle autour des deux combattants.
- Vous vous battrez à mains nues. Si tu gagnes, je te conduis moi-même là où se termine la forêt, à l’est. Si mon champion parvient à te vaincre, tu dois promettre que quelque soit ma décision vous concernant, vous ne tenterez pas de vous débattre ni de vous échapper. Les conditions te satisfont-elles ?
Newton regarda ses compagnons, et en particulier Fenris, qui ne fit aucun signe à son égard. Puis il regarda son adversaire. Les chances étaient peut-être contre lui. Où peut-être pas. Il fallait prendre le risque.
Pourtant, tout en lui criait qu’il ne fallait rien faire, qu’il fallait s’échapper la nuit tombée grâce au mage. Mais une petite partie de lui protestait et lui disait le contraire. Et il savait que c’était cette dernière, même minoritaire, qui avait raison, même s’il ne sut dire pourquoi.
- J’accepte le combat.
Des cris de joie se levèrent de la foule des hommes.
- Très bien, dit leur chef. Que le combat commence !
Newton fixa attentivement les mouvements de son adversaire. Genoux pliés, bras écartés, il ressemblait plus à une Bête qu’à un Mechon, mais peu lui importait. C’était pour lui une position naturelle et confortable, et puis surtout très pratique pour le combat.
L’homme lui lança un violent coup de poing avec une rapidité surprenante pour sa stature. Mais le Mechon esquiva in extremis avant de contre-attaquer par un coup bien placé entre les côtes. Cependant, une épaisse barrière de muscles l’empêcha de causer des dégâts et ce fut son visage qui reçut les phalanges de son adversaire. Newton fut propulsé en arrière sous la violence du choc. Puis c’est à ce moment là qu’il la sentit. C’était la première fois qu’il éprouva cette sensation.
La douleur.
Il savait ce que signifiait ce mot. Il avait déjà souffert intérieurement, lorsque des êtres lui manquaient, lorsqu’on l’avait insulté de Bête et d’autres choses encore… Mais cette douleur-ci était… différente. Elle était physique, moins pire, mais entraînant un indéniable et intolérable sentiment de… colère.
Newton se releva, furieux, sa rage l’empêchant de se focaliser sur la douleur du visage. Il ne voulait qu’une seule chose : faire souffrir son adversaire, le cogner jusqu’à ce qu’il pleure et implore le pardon.
D’un bond de cinq mètres, il sauta sur l’homme. Accrochant les jambes autour de la taille de son ennemi, il commença à frapper la tête, frapper sans s’arrêter dans une apparence sauvage et barbare. Mais il fut délogé par de puissants bras musclé et projeté à nouveau en arrière. Cependant, Newton se remit de suite sur pied et sauta à nouveau farouchement, avec une telle violence cette fois qu’il mit à terre son adversaire, dont les coups lui avaient fait perdre la notion de l’équilibre.
Sous les exclamations de la foule, le Mechon, assis sur le ventre de l’homme, continua à lui asséner de violents coups de poing avec une irrépressible soif de meurtre. Du sang rouge s’échappait du nez et de la bouche de son ennemi, mais Newton n’en avait que faire. Il leva haut le poing, en fit sortir une longue pointe en acier et s’apprêta à frapper avant de s’arrêter en plein mouvement.
Il se rendit compte de l’énormité de son geste au dernier moment. Il était sur le point de le tuer ! Malgré le fait que c’était un ennemi et que, par dessus tout, c’était une Bête, il ne put se résoudre à l’exécuter sans autre forme de procès.
- Ça suffit ! s’écria aussitôt le chef du village.
La foule cessa immédiatement de crier. Un silence pesant ce fit, pendant lequel Newton, se calmant peu à peu et reprenant ses esprits, se releva et fit face à ses compagnons eux aussi silencieux.
- Tu as gagné le combat, tu es donc libre de partir, fit calmement le chef. De plus, je vous conduirais, demain car aujourd’hui il se fait tard, en dehors de la forêt afin que vous ne tombiez dans aucun piège nôtre ou posé par la Voix.
Les hommes disposés en cercle commencèrent à se disperser et à regagner leurs habitats respectifs ou à reprendre leurs activités. Les Mechons, ne sachant que faire, s’assirent en tailleur sur le sol et attendirent patiemment le jour suivant, où ils devaient repartir. Tous semblaient extrêmement calme et leur visage ne manifestait aucune émotion. Même Fenris avait cessé de montrer un dégoût profond pour les Bêtes. Newton s’approcha de ses compagnons, accablé intérieurement, mais resta debout. Aujourd’hui, il avait éprouvé plus de sensations intenses que dans tout le reste de sa vie et cela l’avait épuisé psychologiquement. Tout ce qu’il demandait à présent, c’était simplement rester au calme et ne parler à personne. Ni à ses compagnons, ni au chef de ce village. Pour l’instant, en tout cas.
Les heures passèrent, le soleil se coucha lentement, laissant un ciel orangé magnifique mais que personne ne regardait attentivement. Trop d’évènements inhabituels et violents s’étaient déroulés. Ce jour qui s’éteignait avait vu mourir trois des compagnons de Newton. En plus du chagrin que cela avait provoqué en lui, il y avait le stress permanent, cette peur de mourir qui s’était logé au creux de son ventre et qui l’avait empêché quelques fois de réagir correctement à des situations pourtant banales. Et puis il y avait la douleur physique, qu’il avait expérimenté pour la première fois. Et enfin, cette colère qui s’était complété avec la volonté de tuer… C’en était presque trop. Pourquoi n’était-il pas resté chez lui, dans son pays ? Son territoire lui manquait beaucoup… Combien n’aurait-il pas donné afin de pouvoir contempler une étendue de sable pendant quelques instants et croire qu’il était enfin rentré chez lui, même si l’illusion ne durait que quelques secondes ?
Et puis… Il y avait cette pointe en métal qui sortait de ses phalanges. Newton la contempla attentivement. Il la fit sortir, puis se rétracter, puis ressortir une nouvelle fois. À sa connaissance, aucune classe de Mechon n’en possédait de semblable. Servait-elle donc à se défendre ?
La nuit tomba, et le village sembla s’illuminer de mille feux. De puissantes torches éclairaient les cabanes sur les arbres, ce qui rendait une vision poétique que Newton aurait apprécié s’il n’était point tourmenté par ses pensées. Cependant, et à la grande surprise des Mechons, le chef humain s’avança vers eux et leur dit, d’un ton joyeux :
- Ne vous marginez pas ! Venez donc, je vous invite à ma table dans ma demeure.
- Ce serait avec joie, homme ! s’écria Newton avant de réaliser ce qu’il venait de dire.
En fait, il n’en avait pas envie ! Pourquoi les mots sortaient-ils de sa bouche sans qu’il ne puisse les contrôler ? Il jeta un coup d’œil à Fenris. Celui-ci semblait lui en vouloir pour sa réponse, il était devenu soudain méfiant vis-à-vis de lui. Pensait-il qu’il était devenu un traître ?
- Appelez-moi Rourk, fit le chef en tendant la main.
Newton ne savait pas ce que cela signifiait, mais c’est tout naturellement qu’il la serra, puis se présenta à son tour.
- Mon nom est Newton. Voici Arcanas, Fénérile, Liran et Fenris.
- Ne restez pas ici ! s’écria joyeusement Rourk. Venez chez moi, nous serons plus tranquille pour discuter.
Puis il ouvrit la marche et se dirigea vers le centre du village. Les autres Mechons le suivirent, silencieux. Fenris, prenant à part Newton, lui murmura à l’oreille :
- Ne divulgue aucune information sur nous ! Moins l’ennemi possédera d’informations, mieux nous nous porterons.
- Ce ne sont pas des ennemis ! se scandalisa Newton à voix basse. Ils se sont montrés d’une grande clémence en nous laissant partir sur la base de ma victoire !
- N’oublie tout de même pas qu’ils ont tué Shokarr parce qu’il ne leur plaisait pas…
- Shokarr s’est montré très peu diplomatique par rapport à notre situation ! Traiter de créatures inférieures ceux qui nous menacent n’a jamais été très stratégique !
Fenris ne dit rien, mais Newton devina que sa colère n’était pas retombée. Quelques instants plus tard, le chef de la tribu s’arrêta devant l’arbre central du village, et aussi au tronc le plus épais. Sur les branches les plus basses et les plus résistantes était posée une grande cabane en bois, sur une grande plate forme droite et longue. Rourk héla quelqu’un au sommet puis se retourna face à ses invités.
- Nous monterons en haut par cette échelle de cordes…
- Inutile, coupa Fenris.
Puis, sans autre mot, il bondit sur le tronc, s’y accrocha par le bout des pieds et des doigts et commença à grimper. Aussitôt le suivirent le mage et les deux éclaireurs. Perplexe, Rourk se tourna vers Newton.
- Vous êtes agiles et forts. Je comprend à présent pourquoi vous avez pu battre le champion du village.
- Cela dépend de la classe à laquelle nous appartenons, répondit Newton en repensant à l’avertissement de Fenris. Certains Mechons possèdent une force si grande qu’ils sont capables de déplacer des rochers de plusieurs tonnes.
- Votre peuple semble différent du nôtre. J’ai hâte que vous me parliez de votre façon de vivre, vos coutumes, votre société…
Faisant demi-tour, il prit l’échelle et commença à monter tranquillement. Newton fléchit les jambes puis fit un bond de plusieurs mètres de hauteur avant de s’accrocher avec force sur l’arbre. Il monta rapidement le long du tronc et posa pied sur la plate forme avant que ne l’atteignit Rourk. Celui-ci finit par arriver quelques secondes plus tard puis entra dans sa maison. Les autres Mechons le suivirent.
C’était la première fois qu’ils entraient dans la demeure d’un animal. A l’intérieur, tout semblait différent de la forêt. La cabane était composée de deux pièces. Il y avait la principale, celle sur laquelle débouchait l’entrée, et dans laquelle se trouvait une petite cheminée de pierre, disposée sur un cercle de pavés afin que le feu ne puisse toucher le bois de la maison, une grande table rectangulaire au centre et entourée de plusieurs chaises, une autre petite table contre le mur où étaient posés des ustensiles pour la cuisine, et deux ou trois coffres. Puis il y avait une chambre, où Newton pouvait voir un grand lit à deux places, comme en possédaient les plus grands chefs des nations -comme Asward-chef-des-armées-des-pays-du-Nord, ou le regretté Shokarr-, et trois autres lits un peu plus petits.
- Femme ! s’écria Rourk à peine entré. Nous sommes arrivés !
Aussitôt, une personne sortit de la chambre. Elle était plus petite et moins massive que le chef, mais semblait aussi plus gracieuse et plus souple, ses mouvements étaient beaucoup plus fluides.
- J’arrive ! dit-elle en marchant calmement vers la cheminée où était posée une grosse marmite sous un feu doux.
Elle prit une grande cuillère en bois et remua la mixture qui s’y trouvait.
- Asseyez-vous je vous prie, dit Rourk avec un grand sourire. Vous allez goûter à ce que fait de mieux ma femme : le pot au feu. Une merveille !
- Non merci, fit poliment Newton. Nous ne pouvons pas manger car notre corps n’est pas fait pour cela.
- J’insiste pourtant…
- C’est inutile, intervint à son tour Fenris. Nous ne ressentons pas le goût comme vous, ni la nécessité de nous nourrir.
Rourk parut un peu déçu de la réponse, mais il ne perdit pas pour autant le sourire.
- Tant pis, vous ne savez pas ce que vous perdez. Alexy mon amour, apporte les assiettes s’il te plaît.
La femme sortit des plats creux d’un des coffres et les disposa pour elle et son mari. Puis elle sortit la marmite du feu et servit trois louches de soupe à chacun. Newton contempla les morceaux d’os et de légumes qui flottaient paresseusement dans la masse liquide obscure.
- Alors dites-moi, commença Rourk d’un ton joyeux, comment est-ce, chez vous ? Vivez-vous aussi en forêt, comme nous, avec de grandes cabanes au-dessus des arbres ? Ou êtes-vous comme les tribus du nord, vivant dans des maisons de pierre et de ciment, avec des toits de paille ?
- Nous vivons dans une immense plaine de terre sèche et brûlée, dit Newton, content de pouvoir discuter normalement comme il en avait peu l’habitude et pourtant comme il en avait souvent le désir.
- Ça m’a l’air peu accueillant.
- Ça ne l’est pas pour vous, intervint Fenris. Là-bas, il n’y a pas d’eau, pas de nourriture, pas d’arbre ni d’herbe. Tout n’est que chaleur pesante et falaises abruptes, rares sont les oasis.
- Pourquoi y vivez-vous alors ? Comment y vivez-vous ?
- Nous sommes différents de vous, répondit le stratège. Nous ne mangeons pas, nous ne dormons presque jamais, et la température ne nous importe que très peu. Cependant, le terrain est idéal pour nous livrer à notre activité principale.
- Qui est ? demanda le chef du village.
- La guerre, dit calmement Fenris avec un horrible sourire sur le visage, qui ressemblait plus à une horrible grimace.
Un silence pesant suivit ses paroles. Mais Rourk ne semblait pas vouloir se décourager pour autant.
- Comme vous l’avez dit, nous sommes différents, continua-t-il. Pourtant, vous semblez bien connaître. Nos besoins, les conditions qui nous sont favorables…
- C’est normal, j’ai été le stratège principal de deux invasions du territoire maudit.
Newton toussa bruyamment. Il jeta un coup d’œil à l’homme qui semblait ne pas avoir compris les paroles du stratège.
- En fait, intervint-il prudemment, Fenris a eu des liens avec certains villages de B… d’hommes, surtout ceux côtoyant notre territoire.
- En effet, dit le chef des Mechons. Je dois avouer que votre village dans les bois est plus évolué que ceux que j’ai rencontré précédemment.
Entre deux cuillerées, Rourk répondit :
- Il est vrai qu’à l’ouest, les tribus sont plus sauvages. Mais personne ici ne sait ce qu’il y a après les montagnes de Lonta. La Voix nous a déconseillé d’y aller à cause des pièges…
- La Voix ? demanda Newton, ne pouvant s’empêcher d’être curieux.
- Il s’agit de la parole de Dieu. Il nous parle quelques fois à travers l’Oracle de pierre afin de nous aider à survivre dans la forêt.
L’attention de l’ensemble des Mechons fut captivée au plus haut point. Le mot “ Dieu ” avait eu l’effet d’une bombe sur eux et tous levèrent la tête vers le chef humain. Mais ce fut Newton le plus rapide à reprendre ses esprits.
- Et serait-il possible de lui parler maintenant ? demanda-t-il précipitamment.
- C’est presque impossible, répondit Rourk. La Voix ne nous parle qu’une fois tous les dix printemps environ. Elle nous donne des conseils de survie, la façon de fabriquer de nouveaux objets utiles, et même des recettes de cuisine !
- Pourriez-vous nous mener à elle ? demanda à son tour calmement Fenris. Nous aimerions voir l’Oracle de pierre dont vous avez parlé…
- Si vous le souhaitez, je vous la montrerai demain avant de partir, dit Rourk d’un ton joyeux.
Il s’essuya la bouche d’un revers de manche lorsqu’il eut finit son assiette et se tint droit sur sa chaise.
- Au fait, je n’ai pas eu de réponse à ma question : que font des gens comme vous si loin de leur territoire ?
- C’est exact, nous ne vous avons pas répondu, répliqua Fenris avec un sourire mauvais.
Newton, jetant un coup d’œil rapide au stratège, prit une grande inspiration avant de dire :
- Nous sommes venus chercher… quelque chose… dit-il mal à l’aise, devinant le regard noir qu’avait dû lancé son chef. Quelque chose que seul un dieu peut nous fournir.
Rourk les contempla un par un, dans une expression de surprise et de curiosité mêlée. Laissant la silence se prolonger pendant quelques secondes, il finit par dire :
- Vous voulez dire que vous avez fait tout ce chemin pour aller jusqu’à la Cité Interdite ?
L’attention de Fenris fut captivée pour la seconde fois dans la soirée.
- La Cité Interdite ? demanda-t-il.
- Alors vous êtes venus pour elle ? Je comprend le but de votre voyage à présent, mais je crains que vous n’ayez fait tout ce chemin pour rien.
- Et pourquoi cela ? fit le stratège avec méfiance.
- Non seulement parce que des pièges infranchissables s’y trouvent, mais aussi parce que la Voix nous a défendu de s’en approcher de trop près, d’où son nom. Et ce qu’ordonne la Voix, les hommes l’accomplissent.
- Cependant, nous ne sommes pas des hommes, intervint judicieusement Arcanas. L’interdiction ne s’étend donc pas à nous.
- La Voix a spécifié que personne ne devait entrer, insista Rourk.
Fenris se leva de table en raclant la chaise contre le sol avant de se diriger vers la sortie, aussitôt suivi par les autres Mechons mis à part Newton qui resta assis.
- Où allez-vous ? demanda Rourk, surpris de la réaction du stratège.
- Nous allons nous reposer, répondit celui-ci. Lorsque vous vous réveillerez, nous serons au pied de l’arbre.
Puis, sans dire un mot de plus, il sortit de la demeure devant le mage et les deux éclaireurs. Newton, voulant discuter un peu plus avec le chef des hommes, était resté devant son interlocuteur.
- Vos compagnons sont… bizarres, osa Rourk.
- Au contraire, soupira le Mechon, ils sont trop logiques…
Les deux êtres parlèrent durant plusieurs heures. Newton avait appris plus de choses sur les hommes que n’importe qui de son espèce. En échange, il avait accepté de fournir des informations sur ceux de sa race : les guerres incessantes qui les divisaient, l’absence presque totale de besoins pour vivre (à part respirer, et dormir statistiquement une fois tous les cinq ans), les différences énormes entre les classes, etc… Rourk semblait captivé par le récit de Newton, tout comme celui-ci buvait les paroles du chef. Et lorsque le soleil commença à pointer à l’aube et que la femme se réveilla, c’est avec grand regret que l’homme interrompit la conversation pour pouvoir les mener, lui et ses compagnons, devant l’Oracle de pierre comme il l’avait promis la veille.