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Il s'agit d'un problème de physique pure. La réalité existe-t-elle ou pas ? Nous avons deux solutions qui s'opposent :
Version un > Tout a une existence unique dans l'absolu, mais aucun moyen n'existera jamais de percevoir ce tout.
Mais comment alors être sûr que ce tout existe vraiment ?
Version deux > Rien n'existe en dehors de nous-même, puisque c'est la seule chose que nous puissions percevoir de manière certaine.
Mais comment alors expliquer que l'illusion de réalité puisse être partagée ?
Il faut simplement dépasser la notion de dualité inhérente à la question initiale. Pourquoi la réalité ne pourrait-elle pas être dans un double état d'être et de non-être en même temps ? Qu'est-ce qui s'oppose à cette vision du problème, si ce n'est un système culturel trop restreint ?
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Le Feydar et l'Etoile
Marea tranquillitatis, Luna - 9381 GS
Les pas assourdis résonnants dans la coursive venaient de s'arrêter. Après un bruit feutré de conversation, la porte s'ouvrit et la sentinelle annonça :
- L'amiral Jurgen Ar Matorn, Sir.
Puis elle s'effaça pour livrer passage au nouvel arrivant et referma la porte derrière lui. Ar Matorn resta debout à l'entrée de la pièce, à quelques pas de distance des deux fauteuils posés devant un vaste bureau. Derrière ce bureau se trouvait un des hommes les plus puissants de cette galaxie : Ligurt De Choivill, le Grand Amiral de la cosmoguarde, assurant le commandement intérimaire de tout le Consortium. Cela faisait de lui à la fois le maître de la plus importante force armée humaine, mais également le seul maître du monopole de distribution de la Sufrile. Un tel pouvoir était probablement un peu trop élévé pour appartenir à un seul homme, se prit à penser Ar Matorn. Mais aussitôt il réprima le vagabondage de son esprit : une telle pensée présentait un danger mortel, et tout particulièrement à ce moment et en cet endroit précis. Le Grand Amiral parla enfin sans lever la tête de sa console :
- Prenez un siège, Amiral.
Ar Matorn abandonna sa position d'attente et s'installa sur le plus proche des deux confortables sièges. De Choivill laissa passer encore quelques instant puis escamota sa console et releva finalement la tête.
- Avez-vous une idée sur la raison de votre présence ici ?
Jurgen Ar Matorn s'attendait à une entrée en matière ambiguë de ce genre, et faisant fi des menaces potentiellement cachées dans la question, il décida d'appliquer sa stratégie habituelle : franchise et concision.
- Non, Sir.
De Choivill se pencha sur son vaste bureau en y posant ses coudes pour joindre ses deux mains :
- Avant toute chose, j'aimerai clarifier votre situation afin de dissiper toute ambiguité : en modifiant l'organisation des Cosmoforces et en vous retirant celui de la 9ème réserve pour vous réaffecter à la première flotte d'exploration, je n'ai pas cherché à vous rétrograder, bien au contraire. Votre nouvelle flotte contient bien moins de forces au total, mais je vous ai assigné des vaisseaux et des équipages de qualité.
Ar Matorn ne pouvait le nier, mais il était toujours dans l'expectative. Il laissa le Grand Amiral continuer sans l'interrompre :
- Vous jouirez au sein de ce corps de la même autorité qu'un Grand Amiral. Personne ne sait encore quelles sont les raisons qui m'ont motivées à réorganiser ainsi les systèmes que la Cosmoguarde a toujours maintenu. Je vous considère comme un des mes meilleurs Amiraux, Ar Matorn, et c'est pourquoi vous allez être mis dans un certain nombre de confidences.
L'Amiral ne laissa pas transparaître de signe extérieur particulier, mais l'excitation mit tous ses sens en alerte.
- Cela fait maintenant plus d'une semaine que nous avons effectué le raid sur « Feyd ». Alors que nous avons clamé partout cette opération comme une formidable victoire, et usé de la destruction de ce monde comme propagande pour renforcer l'image de notre puissance, il m'apparaît de plus en plus évidemment que nous avons fait une erreur.
Ar Matorn était cette fois-ci réellement surpris :
- Une erreur, Sir ?
- Oui. Mais cette erreur est plus ancienne que la décision d'attaquer l'Union à cet endroit. En vérité, je pense que l'erreur a été d'attaquer l'Union. Le Conseil défunt du CIE n'aurait jamais du attendre que l'Union soit opérationnelle pour tenter de s'en débarrasser. Ils ont voulu renforcer leur image en écrasant l'Union de front, et c'est probablement ce qu'ils ont réussi à faire, mais cette image de nous sert à rien dans les conditions actuelles puisque personne ne songerait à nous contester notre suprématie dans cette galaxie. Êtes-vous d'accord avec cela ?
L'Amiral senti qu'il y avait une autre question cachée dans cette formulation. Un test. S'il trouvait la bonne réponse, il achèverait de se retrouver dans les bonnes grâces du Grand Amiral. Tout cela devait avoir un rapport direct avec la réorganisation des flotes. La sienne avait été renommée « 1ère flotte d'exploration ». Exploration ? Il continua à réfléchir encore quelques instants puis prit sa décision :
- Sir, la galaxie est vaste, et nous ne sommes en contact avec personne qui puisse se mettre en travers de notre chemin. Mais... nous ne sommes peut-être pas en contact avec tout le monde.
Le sourire de De Choivill lui indiqua aussitôt qu'il avait vu juste.
- En effet. Et pendant que le CIE perdait son temps à guerroyer contre l'Union, il m'est apparu qu'il serait judicieux de lancer quelques investigation contre le puissant ennemi qui légitimait la création de l'Union : Les Cetfans. Saviez-vous que le Conseil était réellement persuadé dans sa majorité que les cetfans ne sont qu'une menace virtuelle, une pure invention, un prétexte sans fondement pour les mondes indépendants qui leur permettaient de mettre en place leur propre armée ?
- Je l'ignorais, Sir. Est-ce le cas ?
- C'est la question à laquelle vous allez devoir répondre.
De Choivill laissa une petite pause pour laisser à son subalterne le temps de bien intégrer ses paroles, puis continua :
- Pour vous faciliter la tâche, je vais commencer par vous livrer tous les indices que j'ai réuni. La rumeur prétend ainsi que nul n'est jamais revenu d'une expédition en vue de rassembler des données sur les cetfans : c'est vrai. La rumeur prétend qu'une fois parvenue dans le territoire cetfan, aucun contact ne peut plus être établi : c'est vrai. La rumeur prétend enfin qu'aucune sonde ni engin n'est jamais ressorti du territoire cetfan : c'est vrai.
De Choivill se rabattit dans le fond de son fauteuil et continua :
- La rumeur ne parle pas en revanche des éléments suivants. Le « territoire » cetfan représente une sphère parfaite dont le point de naissance est le système solaire cartographié sous le nom « cetfa ». Cette sphère parfaite ne peut être modélisée sur une vue en relief de la galaxie qu'en prenant en compte les déformations de la trame même de l'espace temps. Autrement dit, Aucune observation réelle ne pourrait la voir telle quelle. Cette sphère parfaite est une sorte de vue de l'esprit, résultat d'une analyse mathématique. Cependant il serait tout à fait étonnant qu'elle soit le fruit d'un pur hasard. Depuis que nous avons découvert ce phénomène, nous avons lancé quelques sondes pour vérifier sa prédictibilité et sa vitesse d'extension. Nous avons aujourd'hui deux résultats qui seront votre point de départ : D'abord la croissance de cette zone répond parfaitement au modèle sphérique, autrement dit, elle est parfaitement prédictible. Ensuite, elle s'étend à une vitesse constante. Avec ces deux informations nous sommes donc en mesure de bâtir un calendrier très précis des endroits où d'éventuels affrontements auront lieux, et de lister tous les mondes et colonies indépendantes qui seront atteintes, et à quelle date.
Le Grand Amiral fit une pause qu'Ar Matorn mit à profit pour formuler sa réaction :
- Dans ce cas, ma mission me semble grandement simplifiée. Mais je m'interroge sur ces révélations : nous ne sommes forcément pas les seuls à avoir fait ces constats ? L'Union, notamment, devrait avoir au moins le même niveau d'information, non ? Si c'est le cas pourquoi est-ce que cela n'a pas créé une vague de panique et un exode massifs des mondes les plus directement menacés ?
- C'est encore une question à laquelle vous devrez apporter une réponse, mais je pense que c'est lié au fait que personne n'est jamais revenu du territoire cetfan. Songez que nous sommes capables d'effectuer des déplacements instantanés, ainsi que des communications, à travers toute la galaxie. Les planètes menacées n'auraient en théorie besoin que de quelques jours pour effectuer une évacuation, et auraient forcément dues, au minimum, envoyer des messages d'appels à l'aide. Si cela n'a jamais été fait, c'est que quelque chose le rend impossible. Ceci pourrait accréditer l'hypothèse d'une disparité de l'espace-temps lui-même, une sorte de phénomène cosmique contre lequel nous ne pourrions rien. Tout est possible. Mais cependant la vitesse de la croissance de cette zone me semble contredire cette hypothèse.
- Les phénomènes cosmiques ne montrent jamais une expansion strictement linéaire.
- Exactement. Et cela m'amène au dernier constat, qui est le plus ennuyeux de tous.
- Sir ?
- Une vitesse croissante constante, implique, s'il s'agit bien d'une espèce vivante, que la croissance de sa population se fasse à une vitesse géométrique. Le volume englobé par cette sphère rencontre actuellement un nombre d'étoiles nouvelles considérablement plus important qu'au début de son extension. Ne pas ralentir leur progression nécessite une puissance militaire dont l'importance croît à une vitesse effrayante. La vitesse de cette progression suggère un taux de reproduction monstrueusement rapide, par rapport à nos propres normes. Je n'ai absolument aucune idée de la puissance de ces ennemis, mais il est certain que plus le temps passe, et plus ils se rapprochent d'un stade critique où ils seront devenus tellement puissants que nous ne pourrons plus les arrêter. Et c'est là que je pense que réside l'erreur du Conseil : le problème « Cetfan » est devenu bien plus préoccupant que le problème « Union ». Et a vrai dire, je pense qu'il l'a toujours été.
Un instant de silence régna dans la bureau à la suite de cette déclaration. Puis Ar Matorn le rompit en prenant l'initiative :
- Considérez-vous que nos efforts pour détruire l'Union aient été inutiles ? Allez-vous conclure un pacte avec l'Union ?
Le Grand Amiral releva un sourcil en signe de surprise. Sa première pensée était qu'Ar Matorn mettait dangereusement en doute son autorité et son allégeance. Puis il se ravisa en se rappelant pourquoi il avait choisi cet Amiral et pas un autre : Jurgen Ar Matorn était un excellent tacticien mais il était surtout un officier fondamentalement franc. Ce trait pouvait aussi bien être un défaut qu'une qualité, mais présentement, De Choivill y voyait une nécessité.
- Tout pacte avec l'Union est désormais impossible et ne je vois pas à quoi il nous servirait. Mais il paraît évident que nous n'avons pas détruit leur base principale sur Feyd, et que détruire cette planète était tout autant une formidable victoire tactique qu'une terrible erreur stratégique. Mon objectif est de restaurer l'ordre et la paix dans la galaxie. Notre priorité sera donc de traiter sérieusement le problème cetfan que le conseil avait gravement sous-estimé. Aussi Amiral, je vous ai ré-assigné un des derniers cuirassés Plétor issus de nos chantiers, le « Cyris » que vous avez commandé autour de Feyd. J'espère que vous en ferez bon usage ainsi que du reste de votre flotte. Votre mission est de pénétrer le territoire cetfan, de recueillir toutes les informations possible sur leur nature, leurs forces et leurs motivations, et de revenir au plus vite en ramenant si possible des appareils ennemis pour que nous puissions les analyser. Si nécessaire, vous devrez faire usage de la force, mais par défaut je vous ordonne la plus extrême prudence. Il me semble inutile de vous préciser que la manière dont vous remplirez votre mission décidera de votre avenir au sein de la Cosmoguarde. Vous pouvez disposer.
Jurgen Ar Matorn se releva aussitôt et recula d'un pas, fit demi-tour sur ses talons et sortit du bureau sans un mot. Il referma la porte et dépassa la sentinelle en repartant dans la coursive. « la manière dont vous remplirez votre mission décidera de votre avenir au sein de la Cosmoguarde », vraiment ? Elle avait toute les chance de décider de son avenir tout court. Jamais on ne lui avait encore confié de mission aussi cruciale et aussi risquée. La présentation de la situation rendait la mission pratiquement suicidaire. S'il n'était pas convaincu de n'avoir rien à se reprocher dans ses états de services, Ar Matorn aurait même pu croire à une manière diplomatique de l'envoyer au diable. Ar Matorn ne se faisait pas d'illusion sur le Grand Amiral : De Choivill était un aristocrate frustré, ambitieux et cruel. Il avait prit le contrôle de la Cosmoguarde toute entière et du Consortium à la suite de ce qui avait tout l'air d'être un coup d'état inavoué. Les motivations du Grand Amiral semblaient pourtant s'éclairer d'un jour nouveau à la suite de cet entretien : se pouvait-il qu'il ne soit pas aussi simplement avide du pouvoir absolu qu'il l'avait cru ? A moins que cet intérêt soudain pour les autres représentants de son espèce ne soit qu'une conséquence d'un pur calcul formel : moins de planètes humaines colonisées = moins de pouvoir entre ses mains. Et pourtant Ar Matorn était reconnaissant à De Choivill d'avoir débarrassé la Cosmoguarde de la tutelle de l'ignoble bureaucratie corrompue du Consortium. Ar Matorn obéissait aux ordres sans discuter. C'était son rôle et sa place. Mais les tergiversations et intrigues incessantes du feu Conseil avaient toujours eu sur lui l'effet de provoquer des haut-le-coeur. Il ne jugeait pas le fond des ordres, mais leur forme. Peu lui importait qu'on lui dise un jour que untel était notre ennemi et qu'il fallait le détruire et qu'on lui dise le lendemain exactement l'inverse. Mais il ne supportait pas qu'on le lui dise avec circonlocutions, sous-entendus, et pièges rhétoriques.
Ligurt De Choivill écouta un instant les bruits de pas de l'Amiral s'éloigner, une ride de souci barrant son front. Ar Matorn avait-il une chance de remplir sa mission ? Dans la négative, qui le pourrait ?
Il ralluma sa console escamotable et soupira devant l'amoncellement de problèmes à résoudre. Aussi préoccupant pouvait-être le problème cetfan, il n'était pas le seul. Il y avait les montagnes de soucis administratifs traiter pour réorganiser le Consortium suite à la destruction des installations sur Sufri. Il fallait tenter de réorganiser quelque chose de meilleur, plus simple, plus efficace. Il fallait éviter de retomber dans les mêmes schémas corrompus.
Il y avait toutes les directives sub-militaires à lancer pour assurer la maintenance et les réparations des flottes, vaisseaux, bases et installations ayant été soit mises à contribution pour l'attaque de Feyd, soit endommagées par les distortions temporelles et leurs répliques. Il avait envisagé la possibilité que l'explosion de la station principale du CIE autour de Sufri provoque des problèmes de cet ordre, mais personne n'avait imaginé qu'elles prendraient un telle ampleur, provoquant des répliques successives se répandant dans toute la galaxie par vagues. Il serait à jamais impossible de faire le compte exact du prix total des dégâts résultants. Des milliards. Des milliards de milliards. Une somme complètement abstraite, inimaginable. Heureusement que personne ne pleurait suffisamment ce fichu Conseil pour remonter les fils du désastre jusqu'à lui. Si la preuve de sa culpabilité dans cette affaire faisait surface maintenant, sa légitimité serait anéantie.
Il n'avait pas parlé avec Ar Matorn de l'autre problème préoccupant qui l'avait poussé à modifier l'affectation des Cosmoforces : la désertion. Si la chute du Conseil avait eu un impact plutôt positif au sein des officiers de carrière haut-gradés, le cataclysme « naturel » causé par les réactions sauvages de sufrile avaient eu un effet désastreux sur le moral des conscrits. La propagande avait fait des merveilles en mettant sur le dos de l'Union l'attentat contre Sufri, et enjolivé autant que possible la victoire militaire sur Feyd. Mais la réalité au sein de la Cosmoguarde était que cette bataille s'était soldée par une pagaille sans précédents, des pertes très élevées, et une vague de désertion. La plupart des soldats déserteurs se contentaient de chercher à retourner chez eux, retrouver leurs familles et leurs amis, s'assurer qu'ils s'étaient sortis indemnes de tous ces évènements. Il n'était pas trop difficile de les récupérer. Mais toute chose avait ses limites. Il fallait absolument trouver un moyen de stopper l'hémorragie, ou la Cosmoguarde finirait par se trouver complètement paralysée par toutes les opérations de récupérations des conscrits dispersés. Ces opérations n'étaient pas bien vues par les civils, et demandaient de lourds effectifs pour ne pas déclencher d'émeutes incontrôlables. On ne pouvait quand même pas sérieusement affecter la moitié des troupes disponibles à la surveillance et à la récupération des déserteurs !
De Choivill repensa à cette époque, qui lui parut à ce moment si lointaine, où il avait décidé de préparer cette « reprise en main » du Consortium. Mettre fin une foi pour toutes à cette corruption et cette décadence infâme. Ce foyer de perversion abjecte qui finirait tôt ou tard par contaminer l'ensemble des mondes humains. Il ne se souvenait plus avec précision combien d'années avaient été nécessaires pour réussir ce fait. La préparation minutieuse, le double-jeu permanent. Cette image d'officier impitoyable mais intellectuellement un peu limité qu'il avait soigneusement élaborée années après années... Le danger, les soupçons. Les pots-de-vin.
Quelle exultation il avait éprouvé sur le moment ! Le Conseil, finalement détruit ! La Cosmoguarde tout entière à ses ordres !
Tous ces efforts pour finir dans cette situation absurde avec peut-être une épée de Damoclès imparable au-dessus de leurs têtes...
Il regarda ses mains. Craquées, usées et ridées. C'est ainsi qu'elles lui apparaissaient à ce moment. Il se sentait vieux. Las.
Le temps filait si vite.