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Ivaldir



Véritable divinité


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Millenium

La salle était sombre, froide, elle revêtait des aspects lugubres. Jusqu'hier temple du sommeil, à partir d'aujourd'hui et pour longtemps lieu du cauchemar. C'est ici qu'avait commencé la scène. Elle s'était jouée tranquillement, la répétition avant la grande première.
Il était couché, mais n'était pas près de s'endormir. Les bras en croix sur le ventre, les jambes tendues, la tête en ébullition. Maintes fois il avait tenté de se souvenir d'un détail qui lui avait échappé dans le chaos de ce début d'après midi.
Dehors, on entendait encore une certaine agitation, loin de la paisible ambiance du matin. Le millénaire, toujours le millénaire, les gens étaient craintifs, et donc croyants. Était-ce les derniers jours qu'ils s'apprêtaient à vivre, est-ce que la vie n'était pas pendue à un fil dont on voyait la fin ? Attendre sans savoir, voilà à quoi tout le monde en était rendu aujourd'hui. Si la fin du monde est annoncée, ne devrait-on pas profiter de ces derniers instants pour réaliser, réaliser ce dont on n'a eu le temps, ou le loisir, ou que sais-je encore ? La vie est ingrate en ces moments, elle se contente d'observer, sans livrer d'indice sur le futur. Et le jour vient, et tout le monde est happé, sans dire un mot, sans l'espoir d'une contestation...
Tout ramenait en ces temps, en ce lieu. Personne ne savait ce qu'il s'était produit, comment la détonation avait eu lieu, quelle était son origine. Ce n'était pas un vent, mais plutôt un souffle. Comme un tremblement de terre, mais sans les tremblements. Une explosion, mais sans poudre ni flamme. Juste un souffle... et la torpeur et la consternation. Toute la ville avait été frappée, avait perçu la présence de l'événement, mais seul Bruce et ses collègues avaient perdu quelque chose.
Ding, Dong, Di...
Comme résonnaient de nouveau les cloches, messagères d'un Ordre omniprésent, aux bottes d'un pouvoir qui n'avait pas de nom, sinon celui que leurs ambassadeurs s'évertuaient à vénérer, Bruce eut un déclic. La détonation avait eu lieu exactement au moment ou le clocher annonçait la quinzième heure. Ce qui ramenait à la Cathédrale.
La Cathédrale était un lieu de culte à la hauteur de la crainte que l'homme avait pour ce Dieu qui était sensé le protéger. Sa construction avait commencé une coupe d'années auparavant, avant même sa naissance. C'était le chantier d'une vie pour ceux qui la battirent, ce fut le chantier de la Vie pour les autres, qui comptaient sur ce bâtiment pour quémander un âge meilleur, et le pardon pour leurs actes. Les cloches avaient quelques mois, et étaient d'une puissance peu commune. Juchées à près de quatre-vingt-dix mètres de hauteur, elles résonnaient dans la vallée, symbole de ce nouvel âge qui devait poindre.
C'était ce que s'évertuait à marteler les clercs de l'Ordre. Bruce lui n'y avait jamais été très sensible. Il était de ceux qui n'avaient besoin d'aucun conseil sur la manière de gérer sa vie. Comme en plus, il ne se posait pas trop de questions sur ce futur que les clercs prédisaient avec hargne et zèle, il n'y avait pas de points d'accroche pour le convertir. Comment l'âme d'une personne si terre à terre pouvait elle finir au ciel ? Il s'accrochait à ce qu'il avait de certain, laissant l'incertain aux autres. Qu'ils y aillent, s'ils y croient !

Ni tenant plus, Bruce s'était levé, enfourchant une tenue plus anonyme, il traînait maintenant ses vieilles godasses en vieux cuir dans cette ruelle, vieille, elle aussi. Il s'était donné pour objectif d'aller vers la Cathédrale, pour voir s'il pouvait y trouver quelque menu indice. Pas grand monde dans les rues, ni les cafés, le décompte terrorisait. Les calendriers avaient calculé le Millénium dans une quinzaine de jours. Plus que quinze jours avant le verdict.
Il hésita avant de s'élancer dans cette sombre ruelle, éclairée par quelques lampadaires croulant sous leur poids. La moitié d'entre eux étaient éteints, la mèche noire. Plus un bruit, ni un hénissement, un souffle...
Il faisait attention, marchant prudemment sur ces pavés mal égalisés, signe d'une vétusté qui trahissait la classe des habitants du quartier. Le caniveau, qui servait à l'écoulement des eaux pluviales et toutes les autres, moins saines était fait sur la pente des pavés, qui acheminaient ces bagages dans des lieux plus reculés encore. Il restait malgré tout quelques détritus trop lourds pour être transportés qui subsistaient, témoins d'un age qui s'il se voulait moderne, mais qui n'avait toujours pas résolu le problème des déchets urbains, qui transformaient la ville en un nid d'expériences bactériologiques, lieu de prédilection pour le développement des épidémies.
Pris dans son songe, il ne vit pas cette ombre qui se rapprochait de lui, au fur et à mesure qu'il avançait, le pas léger et le regard fixé sur le sol proche. Quand il le vit, il ne sursauta pas, il fut happé. Simplement happé.


***

Les cages des geôles de la prison n'avaient jamais eu un air si propre, et neuf, aussi lorsque le sommeil défit Bruce de son songe, il se demanda ou il traînait. Évidement que les personnes qui l'avaient si soigneusement épargné et transporté la n'étaient pas des soldats, sinon ses souvenirs porteraient la marque d'une violence qu'il ne retrouvait pas ici. Pourtant, il était captif, ses barreaux, si neufs qu'ils paraissaient, n'en étaient pas moins des barreaux.
Regardant autour de lui, il vit d'autres lointaines cellules, et d'autres personnes, vêtues de guêtres comme simple vêtement, qui comme lui, se demandaient qui était leur nouveau compagnon de misère, l'observant sous toutes coutures. La lumière transparaissait difficilement et pourtant il distinguait quand même les alentours nettement. Il devait donc faire jour.
« Vous vous demandez ce que vous faites ici, n'est-ce pas ? »
Une voix avait rompu le silence. Sa puissance évoquait la proximité. Il se retourna. Derrière lui, un personnage tout de drap pale vêtu lui adressait la parole. Assis sur une chaise, il semblait l'observer depuis quelques temps déjà. Il était de l'autre coté des barreaux. Son physique ne lui était pas inconnu, bien qu'il lui parlait pour la première fois.
« Je ne suis pas un habitué des prisons, mais celle-ci me paraît très étrange », répondit-il, d'un air qui ne laissait pas paraître sa tension.
« Étrange ? Non, ce n'est pas le terme qui convient. Neuf serait mieux. Vous êtes le premier occupant de ce palace. Cette chambre ne vous convient pas ? Peut-être devriez vous appeler le service d'étage ? »
Comme il disait ceci, la porte au fond de la pièce s'ouvrit. Un homme vêtu de cuir brun entrait dans la pièce. Comme il marchait, les armes qu'il laissait poindre à sa ceinture révélaient son statut. Un garde. Il regardait d'un air machinal ses pensionnaires. Arrivant au bout de sa pièce, il ouvrit la porte suivante, la passa et la referma. Le cliquetis de la clef résonna dans la pièce.
« Alors ? »
« Alors ? Je crois que vous avez identifié le lieu, n'est-ce pas ? Je pense en revanche que vous vous demandez la raison de votre présence en ces lieux d'habitude réservés à d'autres pensionnaires ? »
La nonchalance de ses propos et son assurance déstabilisait Bruce. Il avait des yeux d'un bleu très pale. La faible lumière laissait paraître sa barbe d'un gris clair très dans le ton de ses vêtements. Bruce savait qu'il était dans cette cathédrale dans laquelle il n'avait jamais mis les pieds. Il savait aussi que son interlocuteur n'était pas un clerc, mais il était lié à l'Ordre, d'une quelconque manière.
« Êtes-vous croyant, Bruce ? »
Cette question maligne le fit fixer le regard du religieux.
« Parce qu'autrement, vous envisagez de m'enfermer peut-être ? En quoi mes convictions peuvent vous nuire, ou vous aider de quelque manière ? Je ne suis rien à vos yeux. Simplement un mouton, comme tant d'autre, qui ne demande pas le pouvoir, ni la protection. Je ne suis pas croyant, vous avez raison. Je ne suis pas croyant car personne ne m'a jamais donné de raisons de croire. »
« Vous êtes pompier pourtant, je crois. Un beau métier. Les flammes, le feu... Tous autant de signes qui vous poussent à lutter, jusqu'au bout. La mort parfois croise le feu, quand le lieu du combat se transforme en un piège pour les combattants. Le Diable, le malin, il nous envoie ses signes. Mais ce n'est pas suffisant, alors ces émissaires sont la pour rappeler que la vie est un sursis. Une échéance qui pointe son nez, rien d'autre. La mort est en nous, car nous vivons. Elle est notre punition, notre raison de désespérer car nous savons que malgré nos actes, rien ne viendra nous sauver, nous épargner. Elle nous jette immanquablement dans ses bras. »
« Mais vous avez raison sur un point. Avec la religion, nous ne donnons pas de raisons de croire. Nous ne demandons d'ailleurs pas aux gens de croire. Nous ne leur devons pas cette croyance. Les gens sont ignorants, ils n'ont besoin que d'être guidés, rien de plus. D'ailleurs, l'ignorance pousse même les gens à oublier ce que l'éducation avait donné comme préceptes. Nos efforts pour contrôler cette masse s'épuisent, car l'ignorance est notre ennemie. Nous sommes à la dérive, car nos clercs ne sont plus écoutés ; eux même émettent des réserves quant à notre culte, nos réalisations, notre pouvoir de changer le monde... »
« Pourtant, cette ignorance est aussi notre alliée. Ce que les gens ne comprennent pas, ils l'interprètent. Ils veulent finalement tout savoir, tout connaître. Pas ce qu'on leur enseigne dans le culte, mais ce qu'ils voient. La perception remplace l'enseignement. Étrange comportement, n'est-ce pas ? Cette fin d'année nous offre une particularité saisissante, d'événements inédits, et totalement inexpliqués. Le Millenium ! Tous ces gens, attendant comme des chiens leur soupe, les paroles divines de nos clercs. En quelques années, nous aurons réussi à relancer d'une manière formidable notre Ordre. La peur combinée à l'ignorance surpasse toutes les formes de domination possible. »
« Et que voulez-vous que ça me fasse ? Que me voulez-vous à la fin ?! » Bruce lâcha dans ses paroles peut-être trop son impatience mais la lassitude commençait à le gagner. »
« Vous, Bruce, vous intervenez dans ce plan de domination. Même si vous ne vous en apercevez pas encore. Le Millenium n'a pas encore eu lieu, qu'il nous donne l'occasion de réorganiser ce troupeau de mouton, de le guider vers cet autre chose que nous ne connaissons pas encore. Vous serez ce berger, Bruce. »
« Vous plaisantez, je ne crois pas une seconde à vos préceptes idiots ! »
« C'est justement pourquoi vous le serez, Bruce. »
Et sur ces mots, son interlocuteur se leva et partit. Le son de la clé tournant dans la serrure se répéta, la porte s'ouvrit. Ses yeux ne percevaient plus qu'une silhouette sombre qui s'éloignait, puis plus rien. Le son de la porte massive claquant une dernière fois lui signifia qu'il était seul.


***

Seul.
Un puzzle. Il reconstituait progressivement toutes les pièces. Il y avait ce rêve, qui lui avait montré plusieurs choses intéressantes. Et son instinct, qui lui avait fait reconnaître les personnes qui intervenaient dans son rêve. Il se passait quelque chose au sein de cette cathédrale, qui avait trait au Millenium. Comme la populace s'affairait, attisée par les discours messianiques des clercs omniprésents derrière eux, aux préparatifs des célébrations, l'Ordre s'activait à quelque chose, il y avait cette explosion, le souffle qui avait décimé ces amis. Il y avait cet autre homme, qu'il avait poursuivi, et qui devait en savoir plus que ce qu'il n'y paraissait. Et il y avait cet homme étrange, mu par un but qu'il ne saisissait pas pour le moment qui voulait sa coopération pour un acte auquel sa détention ne changerait rien, car il ne désirait en rien être mêlé aux machinations de l'Ordre.
La première chose à faire était de sortir de ce lieu. Et rien que cet acte relevait de l'impossible pour lui. Et ensuite, que ferait-il ? Il serait immanquablement pourchassé par cet Ordre qui le retenait. Il ne pourrait se confier à personne, puisqu'en ces temps troubles, ces geôliers avaient acquis le pouvoir en cette ville, et sûrement de même dans tout le pays. Personne ne voudrait le croire, et puis surtout, personne ne se résoudrait à l'aider. La source du pouvoir de l'Ordre résidait dans la peur qu'elle imprimait dans l'inconscient des citadins. Une peur si irréelle qu'elle ne pouvait plus désormais quitter ces gens. Ce n'est pas la croyance d'un bien ou d'un mal terrestre qui était la source de toute cette agitation, aussi remuer les gens sur les actes de l'Ordre ne ferait qu'amplifier la confusion. L'Ordre avait réussi son coup. Il contrôlait les gens, parce qu'il répondait à une question : que faire pour prolonger la vie après le millénaire. Peu importe qu'ils aient raison ou pas, s'il voulait être écouté, il fallait qu'il connaisse cet après. Évidement, le peuple n'aurait jamais de réponse avant la date fatidique, toutefois, ce conditionnement risquait de prendre un coup dans l'aile après, si par exemple il ne se passait rien. Le pouvoir de l'Ordre était solide, mais ces fondations reposaient sur un sol meuble, car toutes leurs promesses allaient être vérifiées dans peu de temps.
S'il reconstituait les événements, il n'en restait pas moins captif.

Des réponses... il lui fallait des réponses...
Son sommeil avait ceci d'inquiétant depuis quelques temps qu'il l'entraînait dans des lieux étranges, sans être dirigés, ni choisis. Ils n'étaient pas rêves, ils étaient hallucinations, visions de lieux étranges et décalés. L'impression qu'il avait était la même que celle qui l'avait conduit en ce rêve prémonitoire. Le flou qu'il avait dans sa tête n'était pas qu'une simple impression. Il luttait corps et âme pour ne pas tomber dans ce tourbillon féerique. Finalement, il le happa.
Le flou commençait à s'apaiser, il se dissipa, se transforma en un visage. Ce visage était celui d'un homme d'une cinquantaine d'années, qui portait une barbe non entretenue, filochée. Ses yeux étaient clairs, vifs, son visage tourmenté par les rides qui se dessinaient en lui.
Il lui parlait. Pas à lui, mais au lui de son rêve qui lui faisait face. La clarté du lieu était minime, tout était sombre.
« Peu importe qui je suis, lui disait cette voix, ce qui est important c'est que tu saches qui tu es toi, car nous formons un tout. Je sais que tu ne t'explique pas ses prémonitions, je ne peux t'en dire plus que ce que j'en sais, les réponses sont en toi, elles n'attendent que le temps pour émerger. »
« Ce souffle, qui en est à l'origine ? Si tu ne peux me parler de moi, dis moi pourquoi tu courrais, ce jour vers le lieu ou je perdis tous mes amis, dis moi pourquoi tu m'as reconnu, et que tu as fui ? » L'intonation de Bruce avait maintenant un air désespéré, comme les réponses étaient empruntes de mystère.
« J'allais la-bas pour sauver tes amis, et c'est en ca que je te suis lié, nous avons le même but Bruce, cette même folie qui nous fait croire que nous possédons les cartes du destin. Je ne comprends pas plus que toi ce que nous vivons actuellement, je peux juste te dire que ce qui suivra notre parcours n'est pas ce que nous attendons tous les deux. Je découvre progressivement les jalons de ce sentier, et j'entrevois la fin maintenant... »
Ils n'étaient plus seuls, d'autres personnes les avaient rejoints maintenant. Ils s'étaient approchés doucement, et les encerclaient. L'Ordre. Le rêve se brouillait maintenant comme son sommeil tentait de le ramener hors de ce tourbillon. Il distingua tout de même ces mots avant de se réveiller :
« Tes amis sont morts, laisse les ou ils sont... »

***

« Enfin réveillé ? »
Comme il émergeait difficilement après cette expérience irréelle, il sursauta. Les lieux avaient changé, il y avait toujours cet homme tout de blanc vêtu qui marchait à coté de lui, l'observait. Il était attaché, tout en ayant la liberté de mouvement. La pièce était grande, bien qu'austère. Les pierres suggéraient un lieu de culte, la lumière qui traversait par les petites fenêtres verticales donnaient une indication sur la hauteur du lieu, puisqu'il distinguait quelques toits. Un coup d'oeil en haut lui fit percevoir près de quarante mètres au dessus de lui les cloches. Il se trouvait dans cette Cathédrale. Ses mains liées étaient la seule protection dont bénéficiait son geôlier. Deux soldats attendaient adossés à la porte, située à une dizaine de mètres d'ici.
« Je suis réveillé, que me voulez-vous encore ? » dit-il simplement.
« Cathédrale, lieu de splendeur, révélateur du génie humain. Très peu de gens ont eu le loisir de voir de leurs yeux cette pièce. C'est un privilège que je t'offre aujourd'hui. »
« J'apprécie à sa juste valeur. »
« Sais tu combien de temps a nécessité la conception de cette battisse ? Plus que tout, nous désirions la fin des travaux avant le Millénium. Vois tu, la foi que nous inculquons par notre Culte est ce qui nous permet de trouver des réponses aux questions que nous nous posons tous, questions sur la vie, la mort. Ce lieu est particulier, conçu comme un portail entre le Ciel et nous Humains. Mais ce n'est qu'un symbole, comme d'autres, une symbolique palpable, pour convaincre de l'impalpable. »
« Il est une chose qui n'a jamais changé avec le temps. A la vie succède la mort. A la lumière succède le néant, car ce qui est doit finir un jour. C'est une logique imparable. Il est pourtant des dates qui suffisent à pousser la foi dans ses retranchements. Ce jour du Millénium en fait partie, il est presque arrivé, sera t-il pour nous la fin de tout ou le commencement d'une nouvelle ère, ou encore une nouvelle journée, semblable à toutes les autres ? Qui peut le dire ? Nous ne savons même pas si la date que nous décomptons est réellement celle qui compte ! »
« Si vous comptez sur moi pour vous renseigner, vous vous trompez lourdement ! »
« Ha ! Nous n'avons pas besoin de toi, mon pauvre ami. Tu es à l'image de la religion : tu es un outil ! Comme le prophète que nos livres saints se complaisent à narrer, tu ne nous sert pas, nous t'utilisons. Tu es un outil de pouvoir parce que tu es le messager de notre vérité, tu es celui qui apporte, nous sommes ceux qui récoltons. TU es outil de communication, c'est notre interprétation de tes actes qui compte, et qui suffira à les rendre prophétiques. Ce millénaire qui se termine annonce la venue d'un nouveau prophète, c'est ce qui est inscrit dans les livres de foi depuis presque un millénaire. Et ce sera toi. Nous avons déjà tout préparé. »
« Je vous en empêcherais. »
« Toi ? Mais tu es déjà mort, il ne reste qu'un détail à régler. »
« Vous êtes fous ! » Bruce ne se contenait plus. Mais le regard inquisiteur de son interlocuteur suffisait à le tenir immobile.
« Sais tu ce qu'est notre Ordre ? Tu dois savoir qu'il est des choses qui se doivent d'être maîtrisées, pour ne pas subir d'événements catastrophiques, on doit s'en protéger. Nous, nous protégeons les hommes d'eux même. Les humains n'ont jamais été une espèce adulte. Ils sont comme le vent, souvent calmes, tantôt tempête. C'est de ces tempêtes que nous vous protégeons. Nous utilisons les religions comme un outil, pour contrôler ce flux de haine qui est en chacun de nous, et qui ne demande qu'à se déverser. Pour cela, nous nous sommes installés, et développés, tout en restant discrets. Pourtant, le temps joue contre nous, car cette même religion qui nous assoit aujourd'hui risque d'être celle qui nous balaiera demain. Ce millénaire est une échéance, car nous annoncions des bouleversements. Il nous faut ce prophète que nous pourrons utiliser pour bâtir cette religion, sous peine de voir les hommes s'entredéchirer, tel un ouragan trop longtemps contrôlé.
« C'est la raison de ma présence ? Mais pourquoi moi ? »
« Le temps obsède, il est le lien entre ce qui nous relie au monde et ce qui nous en détache, tu as pourtant réussi à vaincre cette frontière, quand par le biais d'un rêve, l'autre jour tu as vu cet avenir. Sais-tu pourquoi ? »
« Comment savez-vous cela ? »
« Nous t'observons. Ce que tu as vu ce jour la, tu l'as toujours vécu comme une prémonition, n'est ce pas ? Et si c'était un souvenir en réalité ? »
« Comm... »
« Nous avons déjà eu cette conversation, dans mon passé, mais ton avenir à toi. Et tu t'en souviens d'autant mieux que c'est aussi un acte passé pour toi. Curieux ? Tout comme ce lieu, il est l'épicentre d'un phénomène que nous ne nous expliquons pas, une sorte de conflux ou le temps est instable, qu'une simple pichenette suffit à troubler. Cette variation produit une réaction détonante, que tu connais bien... »
« Le souffle ! »
« Oui, et pas seulement. Le temps s'écoule d'un coup plus vite, et plus lentement ensuite. Nous sommes tous des grains dans une mécanique gigantesque, que nous ne contrôlons pas. Et cette pichenette fait bouger le grain hors de la mécanique, et le replace ailleurs. Tout ce que nous percevons du fonctionnement de ce phénomène nous vient de nos archives. Notre Ordre observe, et note tous les événements étranges qui se produisent. C'est pourquoi nous avons bâti la cathédrale ici, c'est pourquoi nous t'avons amené ici en ce jour. Car, avant même que nous envoyions ce grain dans le passé, nous connaissons le résultat de son acte. C'est la toute notre mystique. L'Ordre utilise tous les individus qui comme toi présentent des caractéristiques physiques qui leur permettent de supporter le voyage temporel, nous sommes les gardiens de la stabilité. Je ne suis pas prêtre, ni devin, mais je sais que ta venue sera l'objet du renouveau de notre Culte. Parce que nous en avons besoin, nous l'avons prédit, tu es venu, tu l'a fait, tu es mort, c'est ta destinée ! »
Comme son interlocuteur faisait un signe au garde qui s'était déplacé, les cloches résonnèrent, amplifiées par cette architecture qui lui faisait parvenir le son dans le marteau de son oreille. Très vite pourtant, le son décrut, et ne parut plus qu'un murmure.
Ding, dong...
Comme Bruce retirait ses bras déroulés autour de son organe auditif, il rouvrait ses yeux, sonnés par le vacarme des cloches. Il parut comme sortir d'un rêve. La pièce dans laquelle il se trouvait n'était plus, il était à l'extérieur, dans cette ville qu'il connaissait, assis dans une ruelle désertée. Ses habits semblaient avoir souffert, il se souvenait parfaitement de ce long monologue, dans cette cathédrale, mais quoi d'autre...
Comme il s'interrogeait toujours sur sa présence en ce lieu, il perçut des cris d'angoisse. Ce qui le fit s'interroger sur l'absence de gens dans cette rue. Il se leva, et se dirigea vers le lieu qui semblait avoir rassemblé toute la populace.
Il se rapprocha de plus en plus vite du lieu car ce qu'il semblait comprendre l'inquiétait. Il finit par arriver, tout en sueur, en cette place ou une centaine de personnes avait formé un demi cercle autour du pâté de maisons, qui fumait. Les gens ne parlaient pas, ils regardaient la scène, eux aussi. Le bâti était à terre, vaincu. Ce qui marqua le plus Bruce, ce fut cet homme, debout au coeur du cercle, proche de la citerne, qui remuait les gravats. Ce qu'il voyait, c'était sa propre image !Jetant un nouveau regard sur les prêtres, et sur la populace, l'homme drapé de blanc souriait. La partie était presque gagnée.

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