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Le terme Ludique

Le sens des mots n'est pas anodin. Ils ont une influence sur notre représentation du monde.

C'est pour cela que lorsque l'on veut être un minimum sérieux, il faut commencer par définir avec clarté les termes utilisés. Pas évident dans le domaine qui m'intéresse. Si le mot « jeu » apparaît déjà comme un Everest à définir tant ses sens sont nombreux et peu clairs, l'emploi du mot « ludique » a atteint presque le même niveau de complexité. Tout cela sans doute en raison de sa popularité grandissante.

Définir le « ludique »

Le terme semble en effet avoir les faveurs des journalistes et des agences de marketing. Dans le même temps, on voit sa signification évoluer. Aujourd'hui, il est souvent employé comme synonyme de plaisant alors qu'il suffit d'ouvrir un dictionnaire pour lui découvrir un sens totalement différent. D'après Larousse, ludique signifierait "relatif au jeu". Cette définition est d'ailleurs encore utilisée dans bien des cas ce qui crée une confusion qui va bien au-delà de ce simple mot.

J'avais déjà remarqué plusieurs fois ce qui est pour moi un abus de langage et je trouve cela moins anodin qu'on pourrait le croire. On emploie un terme qui, à l'origine, se reportait au jeu et exclusivement à lui -le mot latin ludus à l'origine de ludique signifiant bien ''jeu''- en lui donnant un sens si large qu'il n'a plus l'intérêt de sa spécificité. Un auteur, Huizinga*, nous enviait même ce mot sans équivalent en hollandais, sa langue d'origine.

Paradoxalement, cela devient réducteur pour l'attitude ludique en elle-même. Avec cette définition, être joueur revient uniquement à prendre du plaisir. Est-ce vraiment le cas ? A-t-on une attitude ludique lorsqu'on a des rapports sexuels ou lorsqu'on se paye un bon resto ? Cantonner l'attitude ludique à la prise de plaisir revient à dire que l'unique argument valable pour déterminer la qualité d'un jeu est le plaisir qu'on y prend... Et même si la recherche de plaisir est la raison principale qui me fait allumer ma console ou sortir un jeu de société, est-ce vraiment aussi simple ?

L'acharnement masochiste à vouloir finir un jeu vidéo à 100% ou la concentration si intense et studieuse d'une partie d'échec fait-elle sortir le joueur de son attitude ludique ? Le plaisir n'est pas présent dans l'instant, il ne vient que lorsque la partie se termine. Tout à fait comme l'étudiant qui, après des heures de révisions, sort de la fac son diplôme en poche. Si tout devient ludique, rien n'est spécifiquement ludique. La particularité du jeu se noie dans toutes les autres activités à finalité hédonique.

Ludique = Plaisir ?

Autrement dit, le problème essentiel dans cette nouvelle définition du mot ludique est que le terme continu d'être associé au jeu mais sous le seul angle du plaisir. Or si le jeu donne du plaisir, on ne peut résumer qu'à cela. Des auteurs successifs comme Huizinga, Caillois ou Brougère (pour ne citer qu'eux) ont proposé des listes de caractéristiques afin de définir l'activité ludique. La conjugaison de ces caractéristiques dans une même pratique nous donnerais ce que nous nommons jeu. On retrouve dans ces listes, plus ou moins longues selon les auteurs, à peu près toujours les mêmes choses : la liberté (je décide de jouer), l'aspect fictionnel (ce qui se passe dans le jeu n'est pas réel), la présence de règles (explicites ou non), l'inutilité sociale (jouer n'apporte aucune gratification sociale) et l'incertitude (je ne sais pas à l'avance qui va gagner ou perdre). Aucun d'entre eux n'a inclu le plaisir dans sa liste, considérant la notion à la fois trop floue et pas assez spécifique pour caractériser le jeu.

Cette simplification du terme ludique au simple plaisir dérive peut-être des pratiques et des théories qui visent à se servir de l'énergie dépensée par les joueurs au cours de leur jeu afin de leur donner une finalité sociale. C'est le principe notamment du ludo-éducatif, c'est-à-dire vouloir inculquer un enseignement au travers du jeu. Une idée reprise par des théories nouvelles comme le serious gaming ou la gamification . Cela reviendrait donc, au mieux, à donner une finalité sociale au jeu. Au pire, à ne le percevoir que comme un outil ou comme dirait Marie Poppins « un morceau de sucre qui aiderait la médecine à couler ». 

Pour vous donner un exemple, je me souviens d'un reportage télévisé sur une visite d'un quartier de Paris scénarisé (avec costume d'époque et intrigue policière). On voyait des visiteurs prenant plaisir à regarder ce spectacle culturel visiblement bien fichu. La voix-off concluait alors son reportage en exprimant son espoir de voir ce genre d'initiatives ludiques se développer. Pourquoi ludique ? Si l'idée d'apprendre des choses dans un contexte plaisant est louable, rien ici n'a à voir avec le jeu. Le terme ludique est dévoyé et le problème c'est qu'il garde néanmoins dans l'esprit de chacun son lien avec le jeu. Plus cette confusion se développe, plus l'idée même du jeu s'appauvrit. Jouer reviendrait seulement à prendre du plaisir.

L'usage et la signification

Ce qu'il faut garder à l'esprit c'est que nous modelons le langage autant qu'il nous modèle. Si l'on n'y prête pas attention, cette nouvelle manière d'employer le terme ludique nous poussera à résumer le jeu à une activité plaisante. Ce qu'elle doit être, à mon sens, mais pas exclusivement. D'autres caractéristiques font d'elles une activité spécifique. Si cette simplification m'inquiète c'est que derrière le mot ''simplification'', se cache le mot ''récupération". Dans le ludo-éducatif ou la publicité ludique, le jeu n'est plus qu'un support. Un adjectif qui disparaît complètement derrière la notion qu'il suit, alors qu'à mon sens le jeu est une activité à part entière. Il a son rôle spécifique dans la vie de chacun. Le jeu, activité hédonique utile à l'épanouissement de l'individu, se transforme en outil servant les intérêts d'une institution sociale. On veut faire du jeu une carotte pour nous amener à faire ce qui nous déplaît sans le montrer alors que tout son intérêt est la liberté du joueur à trouver lui-même ce qu'il recherche.

*Historien auteur d'Homo ludens, un ouvrage contemporain majeur sur l'activité ludique.

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