Version d'archive
Auteur :
Isaac Asimov
Commentaire :
Isaac Asimov, un des plus grand écrivain de SF de tous les temps, continue de nous expliquer son point de vue et ses méthodes sur le travail littéraire. Cet article s’interroge tout particulièrement sur le suspense dans un récit : les différentes sortes de suspense, et les diverses manières de le mettre en place. Asimov termine son panorama des exemples existants par son expérience personnelle dans ses oeuvres et sa manière de traiter le suspense.
J'ai dit et répété que j'écrivais par instinct, sans calcul ou but précis. Je suis donc assez surpris chaque fois qu'on découvre dans un de mes écrits toutes sortes de choses que je ne me rappelle pas y avoir mises. Enfin, je suppose qu'elles doivent bien exister, sinon les critiques ne les auraient pas vues.
Et pourtant, je n'ai jamais été aussi étonné que par un récent article sur la science-fiction (où et de qui, je ne m'en souviens pas, parce que je l'ai balancé avec exaspération, vous allez voir pourquoi) qui passait plusieurs auteurs en revue. En arrivant à moi, le critique disait que mon style était maladroit, mes dialogues artificiels, mes personnages inexistants, mais qu'il fallait me laisser une chose : quand on commençait un de mes livres, on ne pouvait plus le lâcher. En fait, disait-il, j'étais un auteur de science-fiction dont on ne pouvait s'empêcher de dévorer les livres.
J'ai roulé le journal en boule, fulminé pendant un moment, et puis j'ai commencé à réfléchir. Cette critique racontait n'importe quoi. Bon, je pensais qu'il était raide dingue mais imaginons, pour l'amour de la discussion, qu'il ne le soit pas. S'il disait vrai, si mon style, si mes dialogues et mes personnages étaient vraiment nuls, comment se faisait-il qu'on ne puisse lâcher mes livres ? Comment un lecteur doué de bon sens pourrait-il avoir envie de lire ma prose si elle n'a aucun intérêt ?
De façon plus générale, qu'est-ce qui fait qu'on a envie de finir un livre quand on l'a commencé ? La raison la plus évidente est le " suspense ", d'un mot latin qui veut dire " être suspendu ". Le lecteur se retrouve dans une situation pénible où il ne voit pas ce qui va arriver, et il a désespérément envie de le savoir.
Attention, le suspense n'est pas un ingrédient indispensable de la littérature. Personne ne lit les sonnet de Shakespeare pour le suspense. Ce n'est pas non plus pour cela qu'on lit les romans de P.G. Wodhouse. On sait que Bertie Wooster finira bien par se sortir du problème grotesque dans lequel il s'est fourré, et d'ailleurs on se fiche plus ou moins qu'il y arrive ou non. On lit ça parce qu'on aime bien rire.
Cela dit, la plupart de livres, surtout dans les domaines les moins prestigieux de la littérature, ne tiennent que par le suspense. La forme la plus simple du suspense consiste à placer le héros dans des situations périlleuses, à donner l'impression qu'il ne peut pas s'en tirer, à le sauver de justesse pour le faire aussitôt tomber dans un autre traquenard, et ainsi de suite jusqu'au moment où, jugeant qu'il a assez fait durer le plaisir, l'auteur le laisse s'en sortir avec les honneurs.
On en a un exemple d'une pureté absolue dans les BD de Flash Gordon, où, pendant des années, Flash a ricoché de crise en crise sans avoir le temps de s'éponger le front (et encore moins d'aller faire pipi). Ou, au cinéma, dans des sérials comme " the périls of Pauline "où les péripéties s'enchaînaient pendant 15 épisodes, chacun se terminant sur l'image de la pauvre héroïne suspendue dans le vide (d'où le nom que porte ce genre de chose en anglais : " clifhanger ", le ou la protagoniste se retrouvant généralement suspendu (e) à une falaise ou dans une situation tout aussi périlleuse jusqu'à l'épisode de la semaine suivante - semaine que les plus jeunes spectateurs passaient dans une délicieuse angoisse - où il (elle) s'en tirait de justesse).
Ce genre de suspense est ultrasimple. Que Flash ou Pauline s'en sorte n'a vraiment d'importance que pour Flash ou Pauline. Rien de très vital ne dépend de leur survie.
Ça va un tout petit peu plus loin dans les romans policiers, où de l'issue dépend que justice soit faite ou non. Dans les romans d'espionnages, où l'enjeu peut être la survie de la nation. Ou dans les livres de science-fiction, où c'est parfois le sort de la planète, voir de l'univers entier, qui est en question.
Quand j'ai lu La légion de l'espace, de Jack Williamson, étant adolescent, j'ai éprouvées les mêmes émotions que, cinq ans plus tôt, au cinéma, en voyant mes chers sérials. C'est que les mêmes menaces pèsent éternellement sur nos héros bien-aimés, et aussi sur la Terre, ce qui donne, d'ailleurs, plus de portée, de gravité, à l'histoire.
Allons encore un peu plus loin, et prenons ces histoires qui décrivent le combat éternel et presque abstrait entre le bien et le mal. Le meilleur exemple en est probablement Le Seigneur des anneaux, de J.R.R Tolkien, où les forces du bien, incarnées par le pauvre petit Frodon si courageux, doivent, d'une façon ou d'une autre, triompher de la figure satanique, presque toute-puissante, de Sauron.
Attenton, le suspense ne suffit pas à rendre une œuvre totalement efficace. Dans la plupart des cas, il ne permet qu'une seule et unique lecture. Quand on a vu trois fois the périls of Pauline, ça suffit. On sait comment elle surmonte toutes les difficultés et il n'y a plus de suspense. Et quand le suspense a disparu, il n'y a plus rien d'autre.
Il y a pourtant des livres pleins de suspense qu'on lit et qu'on relit longtemps après que toute surprise eut été abolie. Je suppose que celui qui lit ou qui voit Hamlet pour le première fois se demande surtout si Hamlet aura raison ou non de son méchant oncle. Eh bien j'ai vu Hamlet des douzaines de fois, je connais la pièce par cœur, et pourtant j'y prend toujours autant de plaisir parce que la beauté de la langue se suffit à elle-même et que l'intrigue est tellement dens qu'on peut toujours trouver une façon inédite de monter le pièce.
De la même façon, j'ai lu cinq fois le seigneur de anneaux, en l'appréciant d'avantage à chaque fois, parce que le fait de ne plus me demander ce qui va se passer me permet de goûter d'autant plus l'écriture et la façon dont le livre est fait.
J'en arrive maintenant à ma propre écriture. Dites-vous bien, d'abord, que ce que je vais vous raconter, je l'ai fait sans y penser. Toutes mes histoires, jusqu'au dernier mot, je les ai composées - je les compose spontanément, et je ne les analyse qu'à présent, après coup.
Il faut croire que je ne veux pas m'en tenir à l'équilibre plutôt simpliste entre le bien et le mal ; je ne veux pas lancer mes héros dans des aventures dont le lecteurs saurait d'avance qu'ils vont sortir gagnants, qu'ils vont avoir le dessus sur les méchants, sauvant la nation, la société, la terre ou l'univers.
Je tiens à les placer dans des situations telles que le lecteur ne puisse distinguer nettement le bon et le méchant, ou qu'il soit au moins fondé à se demander s'il n'y a pas du bon et du mauvais des deux côtés. Je veux qu'il n'ait aucune certitude sur le problème et la danger, et que la solution n'en soit pas nécessairement une parce qu'il se pourrait qu'elle aggrave encore les choses à long terme.
En bref, je tiens à écrire des histoires inventées de toutes pièces, des histoires sans vraies fin, qui ne se terminent pas par : " et ils vécurent éternellement heureux ensembles ", mais où, même quand un problème paraît réglé, il s'en pose aussitôt un autre, plus préoccupant.
Je sacrifie tout le reste à cela. Je réduis le décor au strict nécessaire, de façon à travailler toujours dans " un décor nu ". Chez moi, les dialogues se bornent à marquer la problème, (s'il y en a un) vers sa solution (s'il y en a une). Je n'aime pas l'action pour l'action. Je considère que c'est une perte de temps, de même que la caractérisation des personnages, ou les images poétiques. Je m'efforce de faire avancer les choses de façon claire et directe, afin que le lecteur puisse se concentrer (à devenir dingue !) sur toutes les ambiguïtés qu'il me plaît d'introduire dans le récit.
(Comme vous le voyez, les critiques qui reprochent à mes livres d'être trop bavards et de manquer d'action n'ont rien compris !)
Je présente un certains nombre de personnages qui défendent chacun une vision du monde et un point de vue différents, d'une façon aussi convaincante que possible. Chacun croit agir au mieux, oeuvrer dans l'intérêt général, à la mesure de ses moyens. Il n'y a pas de consensus général sur la nature du problème, ni même parfois pour reconnaître qu'il y en a un, et à la fin de l'histoire, le héros ne peut pas être pleinement satisfait de ce qu'il a fait.
J'ai mis cette technique au point petit à petit dans mes nouvelles et mes romans, et je crois avoir atteint l'apogée dans la cycle de la Fondation.
Il y a évidemment du suspense dans ces histoires, au premier niveau. La première fondations résistera-t-elle aux royaumes plus puissants qui l'environnent et si oui, comment ? Ce petit monde survira-t-il à l'assaut de l'Empire, d'un contrôleur d'émotions mutant, de la seconde fondation ?
Mais ce n'est pas l'essentiel du suspense. La Première Fondation doit-elle survivre ? Un second Empire est-il souhaitable ? Est-il voué à n'être qu'un répétition des avatars du premier ? Les Marchands ou les Maires ont-il vu juste en estimant ce que devait être la Première Fondation ?
Dans l'avant dernier volume, on voit le héros, Golan Trevize, s'efforcer avec angoisse de prendre une décision, et dans le dernier, on le voit se demander avec angoisse s'il a prit la bonne décision. En bref, j'essaie d'introduire toutes les incertitudes de l'histoire et non point les certitudes peu plausibles d'un monde de fiction irréaliste.
Il faut croire que ça marche, puisqu'on ne peut plus lâcher mes romans une fois qu'on les a commencés !
Mais j'ai encore des choses à vous dire sur ce sujet et je poursuivrais mes réflexions sur ce sujet une autre fois.
Isaac Asimov
posté par ~Isaac Asimov il y a plus de 14 ans
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