Il alla s’asseoir contre le mur, au coin d’une pièce, pestant sur les orques et leur manie de patrouiller en trop grand nombre.
- Nous n’avons pas d’autre choix, dit le magicien en s’asseyant à son tour.
Tous imitèrent son geste, dos contre le mur, et un silence pesant s’installa à l’intérieur de la maisonnée. Dehors, ils arrivaient à entendre les orques s’afférer à une tâche inconnue. Des bruits de bois coupé et des grognements de satisfaction atteignaient leurs oreilles. Layos, qui s’était posé à côté du magicien, engagea la conversation avec celui-ci, d’une voix basse.
- J’ai un service à vous demander, maître.
- Quel est-il ? demanda l’interpellé, haussant un sourcil.
- Est-il possible d’utiliser mes pouvoirs afin de savoir comment vont ma femme et mes enfants ? J’étais déjà parti en expédition lorsque m’est parvenu la nouvelle de la chute de la capitale Réminorienne…
- D’accord. Donnez-moi quelque chose qui appartienne à votre famille.
Layos sortit de sous l’un de ses bracelets de fer une petite épingle à nourrice.
- Ma femme a dorloté notre aîné maintes fois avec cette même épingle. C’est mon porte-bonheur…
Il tendit l’objet au magicien, qui prit fermement entre ses deux mains celle de Layos et ferma les yeux.
Une femme blonde tient entre ses mains un long bout de bois. Derrière elle se tiennent ses trois fils. Le plus grand, quatorze ans, entraîne ses cadets vers la fenêtre. Devant leur mère se dressent quatre orques, chacun armé de d’une massue munie de clous. Les trois garçons, une fois sortis de leur maison, courent vers les bois. Autour d’eux, tout est en feu, des orques entrent et sortent dans les maisons pour tuer et brûler.
Le cadet trébuche alors sur l’un des nombreux cadavres jonchant le sol. Il découvre avec horreur qu’il s’agit de l’une de ses voisines. La moitié de son cou a été dévoré par les orques. L’aîné aide son frère à se relever et l’oblige à recommencer à courir.
Un ennemi s’interpose entre eux et les arbres. Sans réfléchir, l’aîné lui saute dessus tout en hurlant à ses frère de continuer de courir, ce qu’ils font.
Les deux frères restants montent sur les arbres pour échapper à la vue des orques, en attendant que leur armée parte. Quelques minutes plus tard, le troisième frère les appelle, ensanglanté. Mais il sait que l’odeur de son sang attirera ses ennemis, c’est pourquoi il préfère les laisser et revenir quelques jours plus tard.
Le magicien rouvrit les yeux. Comment allait-il s’y prendre pour annoncer ce qui s’était passé ? Il se sentait très mal à l’aise.
- Qu’avez-vous vu ? demanda anxieusement Layos.
- Je… Heu… Vos enfants vont bien.
Layos se força à sourire. Mais c’était un sourire triste, aux traits trop accentués. Il avait compris le message implicite.
- Je suis sûrement plus chanceux que d’autres… dit-il laconiquement.
- Oui…
Un silence gêné s’installa entre eux. C’est dans ces moments-là que le magicien aurait voulu ne pas en être un. Ne pas posséder de pouvoirs du tout afin de ne pas voir les horreurs commises par la guerre sans fin. Était-ce son destin que de supporter ce lourd fardeau ? Avec toutes ces vies qu’il sauvait grâce à ses visions, méritait-il de supporter tant de violence et de sang ? Comment avait-il pu croire au début que ces pouvoirs étaient sensationnels ?
Le lourd silence dans la pièce froide se poursuivit pendant une dizaine de minutes, pendant lesquelles tous se reposaient et écoutaient les bruits venant de l’extérieur, ne cessant jamais. Toujours du bois coupé…
Celui qui rompit le silence ne fut autre que l’enfant lui-même. Se réveillant de sa léthargie, il bailla, commença à s’étirer et hurla des pleurs.
Dehors, les orques arrêtèrent momentanément leurs activités, preuve en était que les bruits avaient cessé. Pire, ils semblaient paniqués, car leur chef, d’une voix féroce, leur hurla :
- Karak Reminock !
Le bébé hurla de plus belle, comme voulant attirer l’attention de tous sur lui, ce qui était largement déjà fait.
- Qu’est-ce que je dois faire ? demanda Dorandir qui tenait le bébé, complètement paniqué.
- Il a peut-être faim, suggéra Arcanas. Ce serait réellement embêtant, nous n’avons pas de lait…
- Passez-le moi, dit le magicien.
- Tu penses lui donner la tété ? plaisanta Kivar.
- Je connais simplement un sort endormant.
Le magicien leva son bras droit, murmura quelques mots dans une langue étrange, inconnue, puis posa quatre doigts sur la tête chaude et douce du bébé.
Deux armées titanesques s’affrontent. l’Ultime Bataille, celle de la dernière chance pour l’humanité, se déroule autour de deux chefs. Le meneur des Hommes toise férocement le grand chef des Démons à la peau cuivrée et souriant d’un air supérieur. Il sort de son étui une longue épée à deux mains, qu’il tient d’une seule, et de l’autre il prend un bouclier en acier. Il possède une force hors du commun, et l’homme n’a pas peur. Son cœur s’est durci avec le temps, et l’angoisse de la mort s’ était envolée depuis bien longtemps, remplacée par de la haine.
L’Homme commence les hostilités. Il abat son épée, qui se retrouve contrée par le bouclier du Démon. Celui-ci riposte mais l’autre bouclier s’interpose. Deux paires d’yeux se fixent dans un combat à mort. Des coups d’épées sonnent dans le bruit de la mêlée alentour. Les boucliers se fendent, et le Démon, plus rapide, profite d’une ouverture pour entailler le dos de l’humain. Celui-ci ne ressent pas la douleur, l’adrénaline la reléguant au simple état d’information. Passablement énervé de ne pas pouvoir lui porter un coup, il retire la cape en fourrure d’animal qu’il porte sur le dos, découvrant son torse et son dos nu, faisant découvrir des muscles surdéveloppés. Son dos pâle ne porte pas de marque.
- Il n’y a pas de marque !? s’écria tout à coup le magicien, se relevant brutalement malgré la douleur lancinante qui brûlait son crane.
L’enfant se réveilla et, à nouveau, le fit entendre.
- Que se passe-t-il ? demanda Dorandir en dorlotant le bébé et en le berçant pour qu’il se calme.
- Ce n’est pas lui ! Ce n’est pas lui qui mènera les hommes et combattra le chef des Démons !
- C’est vous qui nous aviez dit que ce sera lui, intervint Cémer. Et vous changez d’avis maintenant ?
Le magicien fit les cents pas dans la maison. Il essayait de se concentrer, de savoir ce que cela signifiait.
- Vous ne comprenez pas, dit-il pensivement. L’homme qui combattra ce chef, je l’ai vu au départ dans ma dernière vision. Mais je n’ai pas vu son dos à ce moment-là. Mais maintenant, je l’ai vu. Il était torse nu et ne portait pas la marque de cet enfant ! Il n’y avait rien ! Rien !
- Peut-être la marque disparaîtra-t-elle au bout d’un moment ? suggéra Layos.
- Ne sois pas stupide, intervint Kivar à son tour. Une marque de Dieu ne disparaît pas toute seule, celui qui en possède une la porte toute sa vie.
- Alors peut-être que cet enfant assistera à ce combat ? dit à son tour Arcanas.
- Non, répondit le magicien. Ceux possédant une marque accomplissent de grandes destinées, ils ne sont pas les spectateurs de l’Histoire mais les acteurs principaux.
- Alors peut-être aidera-t-il le héros ?
- Non plus. J’aurai vu le futur ce cet enfant, et non celui de l’élu…
- Peut-être justement que ce n’est pas l’élu, mais tout simplement le père ou le grand-père ? proposa Dorandir. Et cela concorderait avec le nombre de génération décrit dans la prophétie.
- C’est possible… Mais je ne comprend pas pourquoi on ne le voit pas, lui, mais sa descendance.
- Vous aviez dit vous même que la marque modifient vos visions, intervint Layos.
Le magicien se frotta le menton dans un geste de réflexion. Cela se tenait. Mais dans ce cas, il n’y avait aucun but à ses visions. Elles ne servaient tout simplement à rien ? Ou alors… Peut-être voulaient-elles lui dire qu’il ne fallait pas livrer l’enfant aux orques, sans quoi la bataille qui tuera le Démon principal sera perdue… On retombait alors dans le problème du début : que fallait-il faire ? Prendre le risque d’attendre une patrouille de Réminoriens ?
Layos regardait celui qu’il admirait pour ses talents de magie. Il arrivait à deviner ses pensées et comprenait le dilemme dans lequel la situation l’avait plongé.
- Essayez de regarder à nouveau, suggéra-t-il pour l’aider. Refaites appel à votre pouvoir, peut-être qu’un indice vous aidera à comprendre ?
- Ce n’est pas quelque chose de simple, répondit le magicien. J’ai besoin de concentration et de facultés mentales épuisantes. Entre l’escapade que nous avons faites pour atteindre cette bâtisse et le nombre de visions fatigantes, je suis exténué. Alors je pense me reposer un peu afin de récupérer…
Se tenant contre le mur, il se casa, assis, le moins inconfortablement possible sur les pierres des murs. Il ferma les yeux déjà alourdies par la fatigue et lentement, péniblement, vint le sommeil réparateur…
Il lui sembla que quelques secondes seulement se soient passées lorsque quelqu’un le secoua pour le réveiller. C’était Kivar, l’expression de son visage était plus dure qu’à l’habitude.
- Nous avons un problème, dit-il vivement. Vous savez le tapage qu’ont fait les orques dehors… Ils ont simplement construit des béliers avec les arbres à côtés pour détruire la porte. Avez-vous quelque chose pour les retenir ?
Un grand bruit sourd tomba dans la pénombre de la maison, fissurant la porte en pierre. Le magicien se frotta légèrement un œil puis se leva péniblement tout en bougonnant des mots tout bas. Quoi de plus désagréable que de se faire molester pendant son sommeil ?
Une fois debout, il se mit droit devant la porte, parla pendant une dizaine de seconde dans une langue incompréhensible de tous sauf de lui-même, avant de lever son bâton et de le pointer vers la porte. Tout à coup, de grands cris se firent entendre à l’extérieur. Les orques vociféraient de colère et de peur. Le magicien eut un sourire en coin et retrouva la place qu’il tenait avant d’être réveillé.
- Que leur avez-vous fait ? demanda Layos, les yeux brillants.
- J’ai enflammé leur bélier, répondit-il toujours avec ce sourire au bout des lèvres.
- Puisque vous êtes si fort, intervint Kivar, pourquoi ne pouvez-vous pas tous les tuer en les enflammant de la même manière ? Pourquoi ne pas les abattre avec votre magie dans un combat au corps à corps ?
- Mes incantations durent trop longtemps pendant ces affrontements. De plus, ma magie offensive n’opère presque jamais sur des animaux. Uniquement sur les végétaux et le non-vivant.
- Quoiqu’il en soit, ce n’est qu’un sursis avant que n’arrive un Démon, dit à son tour Arcanas.
- Ou la patrouille, poursuivit Dorandir.
- Puisque vous êtes réveillé, intervint Layos en se tournant vers le magicien, pouvez-vous encore toucher l’enfant ? Peut-être aurez-vous plus de précisions concernant son rôle dans le destin de l’humanité ?
- Je ne sais pas si c’est une bonne idée… Plus nous en saurons, et plus nous serons susceptibles de changer le futur… Et celui des Hommes !
- Nous ne ferons rien, intervint Cémer. Comment de simples mortels comme nous pourraient changer le futur de notre race toute entière ?
Tenant l’enfant entre ses bras, il s’approcha du magicien. Celui-ci, hésitant d’abord, décida de poser la paume de sa main droite sur le front du petit garçon endormi.
Les nuages noirs regardent la bataille. Les épées croisent les massues. Seuls les Dieux savent l’issue de ce combat, et ils ne rechignent pas sur un si beau spectacle de tueries. Mais quelque part dans ce fatras, un homme et un Démon s’affrontent. L’un le regard féroce, l’autre amusé, ils se toisent en sachant que l’un des deux mourra. Puis le duel commence. L’humain reçoit un coup d’épée sans le dos, alors il enlève cet habit qui le gène. Mais là, il n’y a pas de marque. Rien qui puisse le désigner comme étant envoyé de l’un des Dieux. Le Démon, quant à lui, sait qu’il ne peut perdre. Il est bien placé pour le savoir : Chef des Démons et des forces maléfiques, il est si puissant que personne dans son camp n’est arrivé à le battre. Mais mieux encore, il le sait car, en enlevant à son tour la cape en peau de bête, il montre à son adversaire la raison de sa puissance : la marque des Dieux. Une spirale terminée par un cercle et un rond. Choisis par les Immortels pour accomplir une destinée hors du commun.
- PAS POSSIBLE !? hurla le magicien, hors de lui.
Il considéra l’enfant devant lui. Malgré le cri de stupeur, celui-ci ne s’était pas réveillé.
A présent, tous regardaient curieusement l’homme maniant –ou manié par ?- la magie. Comment auraient-ils pu comprendre ? D’ailleurs, lui-même comprenait-il ce qui se passait ?
- Cet enfant… est le Diable ! dit-il d’une colère sourde.
- Pardon ? fit Cémer, abasourdi par le brusque changement de statut du garçon.
- C’est lui ! cria le magicien en pointant l’envoyé des Dieux, l’élu, du doigt. C’est lui le futur chef des Démons !
- Mais ce n’est pas possible, cria Arcanas à son tour. Vous nous aviez dit jusqu’à maintenant qu’il sauvera l’humanité !
Le magicien passa sa main sur ses longs cheveux. Il réfléchissait mais ne comprenait pas. Si celui qui possédait la marque était un Démon, alors cela ne voulait dire qu’une chose : les Dieux voulaient la disparition des humains.
Il avait cru, lors de ses premières visions, que l’enfant était l’humain, ce qui lui paraissait normal étant donné que c’était ce qui était prévu par la Prophétie. A présent, il ne comprenait pas à quel jeu jouaient les Dieux. Avaient-ils abandonné les hommes finalement, car ils leur préféraient les Démons ? Il en était peu convaincu. Il ne savait pas pourquoi, mais il en était sûr et certain.
- Si vous dites vrai, nous devrions peut-être tuer cet enfant avant qu’il ne cause trop de dégâts, suggéra Dorandir.
- Je ne sais pas si c’est une bonne idée, répondit le magicien. Nous ne connaissons pas les conséquences d’un tel acte sur un élu.
- Je ne vois pas en quoi le fait de le tuer pourrait empirer les choses. Il possédera une force extraordinaire et mènera l’armée des Démons. Si nous l’éliminons tout de suite, nous aurons sûrement moins de perte pendant l’Ultime Bataille, et les chances de la gagner n’en serons qu’augmentées !
- Rien ne nous le certifie. Ce qui me préoccupe surtout, c’est que les visions ne me montrent pas les vainqueurs de l’affrontement …
- Quoiqu’il en soit, intervint Kivar, c’est un ennemi, et en tant que tel nous ne devons pas lui faire de cadeau, fut-il sans défense.
Lentement, il sortit de sous son manteau un long poignard, dont la lame affilée brilla sous la lumière de la torche. Il s’approcha de l’enfant maintenu par les bras de Cémer. Celui-ci eut un mouvement de recul, comme voulant protéger l’enfant. Il était troublé par la situation changeant sans cesse.
- Attend ! dit calmement le magicien en empoignant le bras de Kivar.
Kivar, quelque peu renfrogné, lève haut la dague et frappe l’enfant d’un coup sec au niveau du cou. Du sang éjacule sur les murs de la pièce.
Quatre-vingt années plus tard, les Hommes se rassemblent en une grande armée. A la tête de leur armée se trouve un humain vieux, des cheveux courts et blancs. Il semble las, comme sur le point de mourir de vieillesse, et les guerriers derrière lui sont déterminés, même si la peur de la mort se lit tout de même sur leur visage. Les Démons aussi possèdent comme chef un Démon, un peu plus fort que les autres sans pour autant se démarquer physiquement. Les nuages noirs sont hauts et menacent d’abattre leur contenu sur la plaine rocailleuse.
Un énorme cri retentit, somme de tous les cris des êtres vivants présents : les deux armées chargent l’une vers l’autre. Puis les deux armées vont à l’encontre l’une de l’autre dans un grand fracas d’épées et de massues sur boucliers. La bataille est un tel carnage qu’aucun combattant n’est épargné par les éclaboussures de sang. Son odeur entêtante enivre tout le monde jusqu’à faire disparaître la moindre partielle de conscience. Tous les guerriers sont devenus de simples machines à tuer sans âme, sans objectif autre que de tuer l’adversaire devant soi.
La douleur est omniprésente. Mais c’est une douleur reléguée au simple état d’information, ce n’est pas si désagréable que cela. Les combattants doivent d’abord enjamber, puis marcher sur la multitude de cadavres qui continue de s’amonceler. C’est comme s’il n’y a pas de fin à toutes ces morts…
Et soudain, quelques guerriers se tournent, à la recherche d’adversaires, mais ils ne trouvent rien : tout est fini. Les perdants blessés qui pataugent encore au milieu de meurs congénères sont achevés par ceux qui ont encore assez de force pour bouger.
Les Démons étaient les vainqueurs. Ils avaient exterminé l’humanité. Leur chef poussa alors un long cri de victoire, semblable à un râle rauque et grave, mais très puissant, portant à plusieurs kilomètres autour du champ de bataille.
Le magicien, s’extirpant de sa vision douloureuse, eut l’unique réflexe de saisir la lame du poignard et de la jeter de l’autre côté de la pièce, mais quelqu’un l’avait déjà fait avant. Il y eut un son aigu, celui de l’acier cognant la pierre, puis plus rien.
- Désolé, dit Cémer d’un ton très calme et posé, mais je ne peux pas permettre cela.
- Qu’est-ce qui t’a pris ? cria Kivar, complètement furieux.
- Cet enfant est sous ma protection, répondit Cémer avec un sourire glacial. Ce n’est pas un humain comme toi qui tuera l’élu qui nous a été offert par les Dieux.
D’un seul coup, la scène se figea. On aurait dit que quelqu’un avait arrêté le temps, puis l’avait ensuite accéléré à toute vitesse.
- C’est un Démon ! cria le magicien.
Il pointa son bâton vers celui qui avait pris l’apparence de Cémer et murmura quelques paroles dans une langue complètement inconnue. Aussitôt, le Démon fut projeté plusieurs mètres en arrière avant d’atteindre violemment le mur. Mais au lieu de s’effondrer sous le choc, il resta debout et, à son tour, prononça quelques mots en tendant une main vers le magicien. Celui-ci fut attiré par une force invisible vers son adversaire et, au moment où il fut sa portée, il reçut un coup de poing puissant à la mâchoire.
Les autres chevaliers, figés devant la scène qu’ils ne comprenaient pas, sortirent de leur torpeur et attaquèrent tous en même temps, épées à la main, le Démon. Ce fut peine perdue : celui-ci, utilisant à nouveau ses pouvoirs, repoussa tout le monde violemment et tous furent assommés sous le choc.
- Cela ne sert à rien, dit paisiblement le visage de Cémer. Je suis le Démon-mage le plus puissant de ma race.
Le magicien, à terre, leva doucement la tête vers lui.
- Qu’as… Qu’as-tu fais à Cémer ? demanda-t-il en essayant de ne pas trop exprimer sa douleur.
- Le pauvre homme doit être en train de se faire dépecer par mes subordonnés en ce moment, répondit-il avec un sourire plus froid que la glace. Il a été si facile de l’assommer et de prendre sa place lorsque vous avez couru dans les bois…
Lentement, Le corps de Cémer devint de moins en moins nette, de plus en plus floue. Les couleurs se confondaient et changeaient en même temps. Puis il disparut pour faire place à un autre corps : celui d’un Démon à la peau cuivrée, aux cornes noires et recouverts de tatouages, divers et variés. Le magicien le reconnut aussitôt : il s’agissait de celui qui dirigerait l’armée des Démons si l’élu avait été tué par Kivar. Interloqué, il ne dit plus le moindre mot avant que l’autre ne parle.
- Je vous remercie sincèrement pour vos visions qui m’ont éclairé sur l’avenir du petit, dit lentement le Démon en tournant autour du magicien, tel un prédateur prenant plaisir à jouer avec sa proie. J’avais peur qu’il ne soit tué, ou pire, qu’il ne soit fait prisonnier par des humains et condamné à obéir à de la pourriture comme vous. Cela s’est déjà vu. Mais maintenant que je sais que je n’ai rien à craindre du futur, je peux me débarrasser de vous…
- Vous ne vous en tirerez pas aussi facilement, dit péniblement le magicien en serrant les dents. Quelqu’un finira par vous arrêter…
Il se sentit stupide d’avoir lancé un bluff aussi voyant, mais c’est tout ce qu’il avait trouvé. Il se serait senti encore plus stupide s’il n’avait rien dit.
Le Démon eut un petit rire bruyant.
- Je ne vous crois pas, dit-il froidement, un sourire horrible figé sur les lèvres et les yeux exorbités. Si les Dieux nous ont envoyé un élu, alors c’est qu’ils sont de notre côté ! Mais il ne faut jamais vendre la peau d’un humain avant de l’avoir tué, n’est-ce pas ? J’ai voulu en être sûr en m’infiltrant parmi vous…
Il prit le vêtement dans lequel l’enfant dormait paisiblement et le jeta par terre d’un geste dédaigneux, pestant sur « ces humains trop faibles » et murmurant que les « Démons élus n’avaient pas besoin de cela ». Arrivé devant la porte changée en pierre, il ferma les yeux, murmura quelques paroles à peine audibles, puis la porte se changea en du bois massif avant d’exploser vers l’extérieur.
Dehors, quelques orques attendaient debout. En voyant leur chef arriver, ils jetèrent un coup d’œil affamé vers l’intérieur de la maisonnée. Ils attendirent que lui et l’enfant s’éloignent et entrèrent à l’intérieur, où se tenaient toujours les quatre chevaliers, inanimés, et le magicien. Celui-ci rampa lentement devant lui, essayant d’atteindre quelque chose qui, pour les orques ressemblait à un bout de chiffon et qui n’était rien d’autre le vêtement qu’avait jeté le Démon-mage.
Les orques rirent méchamment, se moquant de « sa façon de fuir stupide », mais le magicien n’avait que faire. Tout ce qu’il désirait, c’était rejoindre le vêtement, en suppliant tous les Dieux existants de bien vouloir lui accorder une dernière vision, pour connaître l’avenir de l’humanité. Lentement, péniblement et douloureusement, sa main droite toucha le sol en pierre, froid, et faisait avancer son corps meurtri. Jusqu’à ce que, finalement, elle atteignit le tissu et la serra doucement.
Un grand Démon entre dans la pièce, un sourire horrible fichée sur les lèvres. Un homme se précipite aussitôt sur lui mais il se fait tuer sur le champ par une longue épée, maniée à une vitesse surprenante. Une femme, dans la pièce, s’interpose entre le Démon et un enfant, en tendant ses bras pour vouloir faire barrière. D’un bruit sec, sa tête vole et son sang se répand sur le sol et sur l’épée qui l’a tué.
L’enfant, sanglotant devant le meurtre de ses parents et la peur de la mort, se retourne et saute par la fenêtre de sa maison. Sa famille riche est la seule à posséder un étage, et l’enfant atterrit lourdement sur le sol du village, mais sans prendre en compte la douleur et en faisant taire son bras cassé, il prend les jambes à son cou et rejoint les bois à proximité. Mais juste avant d’entrer plus profondément au milieu des arbres, il se retourne et lance au Démon, à la peau rouge comme le sang et au tatouage différents des autres, un regard brûlant d’une haine ardente…
Vingt ans ont passé, mais ce même regard plein de fureur et de haine est resté inchangé. Cette fois-ci, il s’est servi d’une armée pour assouvir sa vengeance et il compte la mener à terme. Sa détermination est si profonde qu’elle se transmet à ses soldats, et une même flamme de haine brûle dans les yeux des Hommes. Il s’agit de l’Ultime Bataille, décrite par la Prophétie comme étant celle qui anéantira ou sauvera les humains de l’oppression des Démons. S’ils doivent perdre, autant vendre chèrement leur peau…
Un grand cri retentit dans la plaine, signe que la charge est lancée dans les deux camps. La violence atteint une intensité inouïe, et le chef des Hommes se lance dans la mêlée, sans vouloir trop épuiser ses forces pour de stupides orques et se contentant de jeter sa grande épée à gauche et à droite pour tuer quelques ennemis. Mais son objectif reste le Chef des Démons. Il n’a pas peur d’un élu, et son sang bouillonnant ne fait qu’un tour lorsque, en sortant de la mêlée, il voit le trône en or massif orné de crânes et le Démon assis dessus. Il hurle au défi, et son adversaire hoche la tête, toujours un sourire machiavélique et froid sur les lèvres. Il est confiant, sa marque sur le dos lui hôte toute peur de mourir, car il sait que son destin est de détruire les Hommes. Il accepte le duel, prend sa lourde épée à côté de lui et, d’un petit bond, descend de son trône porté par les esclaves. A peine touche-t-il le sol qu’il se rue sur l’humain. Un combat légendaire se déroule sous les yeux des Dieux, les grandes épées s’entrecroisant avec grand bruit et les boucliers se tordant sous les coups portés par l’adversaire.
Le Démon réussit, avec grande peine mais grande dextérité, à entailler le dos de l’homme. Celui-ci, passablement énervé de ne pas pouvoir lui porter de coup, retire sa cape en peau d’animal et la lance plus loin. Le combat reprend avec une violence encore plus grande qu’auparavant. La détermination de l’humain ne diminue pas malgré la fatigue.
Une seconde fois, le combat s’arrête pendant quelques secondes. Les deux adversaires sont presque hors de souffle, mais leur combativité est intacte. Leurs regards se croisent férocement. D’un côté, le plaisir de combattre et de tuer. De l’autre, une haine qui ne s’éteint jamais, pour le meurtre d’une famille. Le Démon, fatigué et passant aux choses sérieuses, retire sa longue cape pour montrer l’origine de sa force surnaturelle : la marque des Dieux. Une spirale terminée par un rond et un cercle. Mais cela n’intimide pas l’homme. Au contraire, cela ne fait que ranimer sacolère plus vivement, et il charge une troisième fois. Un coup, deux coups… L’humain pare l’épée venant d’en haut, fait un pas pour presque toucher du coude le corps du Démon et, d’une grande rapidité, plonge son épée dans le corps chaud de la créature démoniaque.
La scène se fige. La haine ne fait que s’intensifier chez l’homme. L’incompréhension se lit dans les yeux du Démon.
Comment est-ce possible ? Lui, l’élu des Dieux, se faire tuer par un simple humain ? S’il possède la marque, pourquoi est-il né ? Les couleurs s’assombrissent, le froid l’envahit… Le Démon se rend compte avec horreur que sa vie le quittera dans quelques secondes.
Et là, dans un éclair de lucidité, il comprend. Lui, l’élu, sa marque, le jeu des Dieux et les humains… Tous les évènements sont liés. Il est né pour tuer la famille de l’humain, lui donner la haine des Démons et lui faire transmettre cette même combativité aux autres humains. D’ailleurs, cet adversaire n’est-il pas lui-même un élu sans que celui-ci s’en rende compte ? Il a le profil : sept générations après le Roi Réminorien –dont on ne sait pas où sont les descendants–, sa force extraordinaire –Quel humain serait capable de tenir une épée à deux mains d’une seule ?–, et son rôle dans l’histoire… Sauvera-t-il l’espèce humaine ?
Ce sont ses dernières pensées. Une brume noire l’envahit doucement, le Démon, fléau de l’humanité, est calme et serein. Avec sa vie s’enfuient les derniers survivants de son armée. Sur le champ de bataille, seuls des humains sont debout. Exténués, complètement patauds, ils poussent un cri de victoire qui ressemble plus aux gémissements rauques d’un éléphanteau qu’une armée humaine libérée du joug des Démons.
Le magicien s’extirpa de sa vision, sans douleur cette fois. A son tour, les brumes ténébreuses envahissaient son esprit et ce n’était pas douloureux. Bien au contraire, il sentait que tout était doux, calme, peut-être un peu froid… Il n’entendait plus les orques dévorer ses compagnons, ses yeux refusaient de voir, ses nerfs ne transmettaient plus la douleur des cotes, et tout cela, il s’en moquait. Tout ce qu’il savait, c’était que les Démons allaient disparaître et c’était tout ce qui comptait. Il pouvait partir heureux, malgré la Mort qui s’approchait de lui, sa faux à la main, prêt à couper le mince fil de sa vie…