Dans la rue, la violence était à son paroxysme.
La manifestation avait largement dégénéré, pire qu’à l’habitude. Trois cent milles citoyens, la plupart chômeurs, quelques sans logis et beaucoup de désespérés, avaient commencé à défiler dans le calme depuis la place de la Nation à Paris, avant que des casseurs ne commencent à lancer des objets aux forces de l’ordre. Échaudées par les dangereuses violences de la semaine passée, les brigades anti-émeutes ont répliqué immédiatement. Des tirs de Flash-Ball et des gaz lacrymogènes atteignirent par inadvertance la foule de manifestants, la colère monta progressivement, les attitudes se firent menaçantes.
En cette matinée du 30 juin 2019, le chaos débuta.
Pour les magasins qui avaient fermé boulevard Voltaire, on tenta de forcer plusieurs stores métalliques. Ceux qui eurent l’imprudence de rester ouvert virent leurs vitrines brisées, leurs produits volés ou vandalisés. Des passants furent appelés, enrôlés de force dans la marche, alpagués ou agressés. Des bornes incendies furent forcées. Des mouvements de panique secouèrent la manifestation face à ces débuts de violence.
Au milieu des fumigènes, des jets d’eau, des torches orangées, du bruit saturé des mégaphones, un petit groupe se fraya un passage dans ce décor de fin du monde. Fendant la foule encore bravache au milieu de la rue, ils sortirent de la manifestation en marche et se faufilèrent dans une petite ruelle, avec leurs sacs à dos et leur visage masqué par des foulards. Après quelques minutes de marche, alors que les sons commençaient à s’étouffer derrière eux, ils s’arrêtèrent devant une porte vitrée d’un immeuble haussmannien. Sans se dire un mot, ils entrèrent.
***
- Martine, apportez-moi un café s’il vous plaît.
Assis au bout d’une belle table ovale vitrée, l’homme en costume, cravate et chaussures brillantes, aux cheveux courts grisonnant, mince et élancé, regardait l’entrée de la salle de réunion. Décontracté et le sourire aux lèvres, il entendait des voix s’élever dans le couloir.
- Martine, préparez-en un surplus, je crois que nous aurons des invités.
À mesure qu’elles se rapprochaient, les voix se transformaient en injonctions, et l’on sentait clairement qu’elles n’étaient pas amicales. Puis quelqu’un tenta d’entrer. Mais c’était verrouillé.
- Il est là, disait quelqu’un.
Il y eut quelques secondes de silence, puis un bruit sourd fit sursauter Martine, la secrétaire. On tentait de défoncer la porte avec un objet faisant office de bélier.
Un deuxième bruit sourd, puis un troisième, et le bois commençait à se craqueler, se déchirer. Un œil fut visible à travers la fente.
Après plusieurs coups, la porte céda enfin dans un craquement sinistre. Plusieurs personnes s’engouffrèrent dans l’ouverture avec énergie et sans un mot. Leur visage était couvert par un foulard, et l’ensemble de la manœuvre donnait l’impression d’un commando bien entraîné.
- C’est lui, dit l’un d’eux.
Se faisant, il saisit l’homme en costume, toujours assis et souriant, par le col pour le contraindre à se lever.
- La situation te fait rire ?
Les autres membres du groupe commencèrent à s’afférer. Ils étaient six en tout. Fouillant dans leur sac à dos, certains sortirent des bombes de teintures pour rendre les fenêtres opaques à la lumière, d’autres s’occupèrent de déplacer les meubles les plus lourds de la pièce pour bloquer l’unique accès à la pièce.
- Messieurs, dit l’homme en costume sans se départir de sa bonne humeur, j’ai commandé du café pour tout le monde. Si vous en voulez, la cafetière est juste derrière moi.
- Ta gueule. Tu es Richard Varenne ? Le patron d’IVR Group ?
- Ça dépend, qui le demande ?
- Répond à la question !
- Et sinon ? Vous comptez faire quoi ? le provoqua l’autre, narquois.
L’homme au foulard le repoussa brutalement sur le fauteuil où il était précédemment assis.
La pièce plongeait peu à peu dans l’obscurité, à mesure que les vitres étaient teintes en noir. Puis quelqu’un actionna la lumière des néons.
Celui qui s’était adressé à l’homme en costume retira son foulard qui couvrait sa bouche et son nez. Il regarda la salle autour de lui. L’unique accès finissait d’être condamné par des étagères massives, et ils étaient huit en tout à l’intérieur : six membres du groupe, le PDG, la secrétaire.
- Maintenant, on attend, annonça-t-il.
***
Alertés par les salariés paniqués, les CRS prenaient place autour de l’immeuble. Ils construisaient un barrage autour et empêchaient les piétons de trop s’approcher. Autour d’eux gravitaient plusieurs camionnettes de journalistes, certains filmant, d’autres parlant devant la caméra, ou fumant une cigarette en attendant.
Le négociateur de la police fut dépêché sur place rapidement. Le chef du groupe le vit pénétrer dans l’immeuble, à travers un coin de vitre mal teinté. C’était facile de le reconnaître, il était le seul à marcher comme un flic avec une tenue en civil.
Il fallut attendre quelques minutes, mais le négociateur ne tarda pas à se faire connaître au bout d’un moment.
- Bonjour ! cria une vois derrière la porte défoncée et barricadée. Je m’appelle Vincent, je suis officiellement chargé des pourparlers. Puis-je savoir à qui j’ai affaire ?
Le chef laissa passer quelques secondes de silence, pour réfléchir à ce qu’il allait dire, puis se lança :
- Vous m’appellerez Godwin. Nous sommes un groupe sans nom qui a pris en otage, sans heurt ni violence, le patron d’IVR Group, ainsi que sa secrétaire. Nous ne sommes pas armés, je répète, nous ne sommes pas armés.
- C’est très bien, répondit la voix derrière. Mais il est difficile de vous croire sur parole, surtout si nous ne voyons rien à l’intérieur. Dites-moi déjà pourquoi avoir séquestré ces gens.
- Vous connaîtrez bien assez tôt nos motivations. En attendant, voilà les revendications : nous voulons que viennent ici deux journalistes, dont l’un muni d’une caméra de télévision. Nous aurons un message que nous voulons voir diffuser sur les chaînes d’information. Passé la diffusion, nous nous remettrons aux mains de la police volontairement et libèrerons, toujours sans violence, nos otages.
- Nous pouvons peut-être nous arranger, répondit le négociateur. Cela va être difficile de vous donner deux otages supplémentaires. Ou alors il me faudra une compensation. J’imagine que vous ne voudrez pas libérer M. Varenne, vous pouvez au moins laisser partir sa secrétaire qui n’y est pour rien.
- Nous ne libèrerons la secrétaire que si nous avons nos deux journalistes dans les dix prochaines minutes.
- Dix minutes ? C’est impossible, il faut que je trouve les deux personnes qui voudront bien venir, puis remplir les formulaires, demander les autorisations aux personnes compétentes, et à condition…
Godwin savait qu’il s’agissait de gagner du temps. Il fallait simplement lui mettre davantage de pression.
- Ne perdez pas trop de temps, il ne vous restera bientôt que neuf minutes.
Un silence. Puis :
- Je reviens.
On l’entendit s’éloigner à travers la barricade.
- Ha, la police, ne put s’empêcher de dire Varenne. Je l’ai connu avec moins de tact dans la rue. Vous êtes sûr au moins qu’ils ne préparent pas un assaut ? Peut-être qu’ils préparent les lacrymogènes ?
- C’est possible mais peu probable, consentit à lui répondre Godwin. Ils ne savent pas si nous sommes effectivement armés ou non. Et tant que nos exigences ne sont pas impossibles, ils vont jouer notre jeu en essayant de gagner du temps.
- Et vous n’avez pas peur qu’ils nous écoutent et nous regardent, en ce moment ?
Godwin haussa les épaules.
- Il n’y a que nous qui sachions ce que contiennent nos sacs.
***
- M. Godwin ? J’ai vos deux journalistes.
Pour les laisser passer, il fallut déplacer et faire glisser les meubles empilés. C’était encombrant, et peu confortable, mais cela avait le mérite d’empêcher les assauts surprises. C’est d’abord la secrétaire qui sortit la première. Puis une femme entra, tenant un micro, suivi d’un homme, à qui l’on passa la caméra lorsqu’il put franchir les obstacles. Alors on reboucha l’ouverture.
La femme, blonde avec une queue de cheval, bien habillée, réagissait plutôt normalement pour une situation de ce genre. En revanche, le caméraman puait le flic. Ses yeux faisaient le tour de la pièce, évaluaient les personnes, jaugeaient les lieux… L’un des membres du groupe s’approcha de lui et demanda, négligemment :
- C’est bon, le commutateur de la caméra est dessus ?
L’homme eut quelques secondes d’hésitation, se tournant vers la journaliste comme s’il lui demandait de l’aide, mais il lui fallait répondre vite. Il hocha la tête.
Évidemment, ce genre de phrases qui ne veulent rien dire révèle tout de suite la personne.
- Tourne-toi, face au mur, lui dit le militant en foulard.
Le faux cameraman hésita, puis obtempéra avant de se faire vigoureusement fouiller. Il en alla de même pour la journaliste, examinée par l’une des femmes du groupe. Mais rien ne fut trouvé sur eux.
- Il a peut-être une mini-poche ou une cache pour une caméra, dit un membre du groupe. Qu’est-ce qu’on fait ?
- On le renvoie, répondit Godwin.
Il fallut à nouveau déplacer les meubles pour laisser sortir le policier en civil. Derrière les obstacles, le négociateur parvint à cacher sa surprise.
- Et pour la journaliste ? demanda-t-il.
- On vous la renvoie avec notre vidéo dès que l’on a fini. Nous libèrerons M. Varenne indemne dès qu’elle sera diffusée sur les chaînes d’information.
- Qu’est-ce qui me prouve que vous ne ferez pas de mal à l’un de vos otages devant la caméra ?
- Je ne vois pas comment nous pourrions faire passer un message militant en usant de la violence physique. Je vous le répète, M. Varenne sera libéré indemne une fois que nous aurons fini de parler devant la caméra, et que la vidéo sera diffusée. Cette discussion est maintenant terminée.
Godwin se tourna alors vers la journaliste.
- Nous devons faire une interview. Allons au fond de la salle.
- Sans cameraman, protesta la journaliste, je ne peux pas…
- On a prévu le coup. Clovis sait s’en servir.
L’un des membres du groupe se saisit de la caméra avant de la caler sur son épaule.
- Voilà comment nous allons procéder, poursuivit Godwin en lui tendant un bout de papier griffonné. Vous allez me poser les questions écrites là-dessus, j’y répondrai, puis vous n’aurez plus rien à faire d’autre que de m’écouter finir. C’est clair ?
- Je suis désolée, mais en tant que journaliste je ne peux pas faire en sorte que l’on détermine à l’avance mes questions.
- Ben voyons, comme si ça ne se faisait pas en politique. Vous le ferez ou je demanderai un autre journaliste.
Elle n’y trouva rien à redire.
François Varenne, assis sur son fauteuil, toujours sûr de lui, arborait son plus beau sourire. Debout à côté de lui, dans une position dominante, Godwin enleva les vêtements qui lui faisaient ressembler à un voyou des rues. Il balança plus loin son foulard, ses gants, son gilet, et se présenta devant la caméra en jean, t-shirt et baskets. C’était un beau jeune homme presque banal. Seuls ses yeux conservaient leur aspect dur et autoritaire. Un regard digne de quelqu’un habitué à commander.
- Vous avez l’air de savoir vous y faire avec la communication, ironisa François Varenne. Mais il vous manque un peu de pratique tout de même.
- Vous êtes prêts ? demanda Godwin à la journaliste. On peut y aller ?
Celle-ci répondit par l’affirmative. Elle se tourna vers la caméra.
- Ça va mes cheveux ? Bon. Me voici dans le siège français d’IVR Group, où a lieue une prise d’otage en ce 30 juin 2019. Ce midi, six personnes sont entrés de force dans l’immeuble et ont séquestré François Varenne, PDG de cette entreprise multinationale. Avec moi et en exclusivité sur notre chaîne d’information, le chef du groupe, surnommé « Godwin », a accepté une rapide interview. M. Godwin, est-ce que votre action est en relation avec les manifestations qui ont lieues en ce moment-même, le long du boulevard Voltaire, ou avez-vous des revendications propres ?
Lorsqu’il commença à parler devant la caméra, Godwin montra ses talents d’orateur. Son corps et ses mains bougeaient parfaitement, le ton donné était en parfaite harmonie avec son discours. Le charisme était évident.
- Notre coup d’éclat vise à promouvoir nos idées, et faire savoir au plus grand nombre de Français que les choses doivent changer. Notre pays plonge doucement dans la pauvreté, le feu et le sang. Non pas à cause des manifestants qui militent pour maintenir des conditions de vie décentes et que nous soutenons, eux ne demandent qu’à vivre normalement, mais du fait de personnes comme M. Varenne.
- N’avez-vous pas peur que votre action soit jugée trop violente par les Français ?
- Tout d’abord je tiens à dire qu’aucun mal n’a été fait à M. Varenne, pas même une insulte lancée. IVR Group, comme tant d’autre multinationales, ont progressivement saccagé notre pays, malmené nos concitoyens, vampirisé notre économie, tout cela au nom du dieu Bénéfice. Il est temps que cela cesse. C’est pourquoi nous avons décidé, afin que des inconnus comme nous puissions diffuser notre message et qu’il soit le plus entendu, de pénétrer dans les locaux d’IVR Group pour retenir l’attention du public.
- Pourquoi vous en être pris à M. Varenne particulièrement ?
- Nous ne souhaitons pas lutter contre sa personne, mais contre ce qu’il représente : les grands patrons, les grandes entreprises qu’ils dirigent, et dans un sens plus large le libéralisme économique qui domine notre monde. Au cours des cinquante dernières années, les inégalités n’ont cessé de se creuser, les riches se sont davantage enrichis, et les pauvres se sont multipliés. Plusieurs régions de France sont sinistrées, avec un taux de chômage dépassant les cinquante pour cent. Toutes les mesures gouvernementales des dernières décennies en faveur des entreprises n’ont en réalité fait que donner le pouvoir aux multinationales richissimes. Ils nous ont asphyxié et c’est devenu intolérable.
- Quel message global souhaitez-vous donc faire passer ?
- Voilà ce que nous voulons dire : Français de tous âges, de tous bords politiques, de toutes provenances, si vous en avez assez, si vous voulez que cela change, alors rebellez-vous. Les multinationales et leur travail de lobbying ont parasité notre gouvernement et nos lois jusqu’à les vider de leur substance. L’État ne travaille plus pour vous mais pour eux, alors je dis « Changez d’État ». Nous déclarons la Révolution commencée. Aux armes !
Un moment de silence accompagna ces dernières paroles, accentuant le poids des derniers mots. La caméra s’affaissa, la journaliste baissa son micro, l’interview était achevée.
- Si je puis me permettre, dit-elle avec ironie, si le deal est qu’ils passent cette vidéo sur les chaînes de télévision, j’ai comme le pressentiment qu’ils ne voudront jamais. Il faudrait revoir la fin surtout, toute la partie révolution… Ça va les agacer.
- C’est tout ou rien. Clovis, tu t’occupes de ce qui suit.
Le cameraman posa la caméra sur la table et sortit de son sac à dos un petit ordinateur portable, avant de relier les deux appareils. Puis il tapota de façon presque frénétique sur le clavier.
- Madame, poursuivit Godwin, vous être libre de repartir avec la caméra dans quelques minutes.
- N’y pensez même pas, répondit la journaliste en secouant la tête. Hors de question que je loupe le reste. Ça reste plus intéressant que de s’occuper des manifestations. Les violences y sont devenues banales, maintenant ; ce que vous faites, ça c’est du nouveau. Si je n’ai pas une promotion après ça…
Godwin haussa les épaules.
- Comme vous voulez. Mais je doute que le négociateur apprécie.
- C’est moi qui décide.
Effectivement, quelques minutes plus tard, le négociateur fut difficile à convaincre.
- C’est hors de question ! s’exclama avec colère la voix derrière les étagères. Je ne vous ai pas envoyé pour que vous remplaciez la secrétaire en tant qu’otage.
- Je décide de rester en toute connaissance de cause et assume les conséquences sur ma personne.
- Et moi je vous dis que c’en est hors de question. Écoutez, cette plaisanterie a assez duré. Votre création d’art contemporain à base de meubles n’arrête pas les sons et j’ai tout entendu de votre interview. Et je vais vous dire tout de suite ce que j’en pense, il y a très peu de chances que l’on m’autorise à la donner aux chaînes de télévision. Maintenant que vous avez bien monté votre coup, que vous avez fait du bruit, il est temps que cela cesse.
- Désolé, répondit Godwin, mais ce n’est pas possible. Nous resterons ici avec M. Varenne tant que nous n’aurons pas satisfaction.
Il y eut un silence de réflexion. Puis :
- Donnez-moi la vidéo.
Commença alors une longue attente. Godwin semblait concentré sur ses pensées, réfléchissant sans doute à la suite des évènements.
- Ça vous prend souvent de séquestrer les personnes ? demanda Varenne, toujours assis sur son fauteuil.
- Première fois, répondit Godwin de façon détachée. Mais ce n’est pas ma première action militante.
- Vous pensez
réellement
que ce que vous faites va changer quelque chose ? demanda la journaliste.
- Évidemment. Sinon nous resterions assis tranquillement chez nous, en sécurité, pendant que tout notre pays se dégrade encore un peu plus. Nous espérons être des déclencheurs.
- Moi je vous appellerais plutôt
détonateur
d’une bombe puante, fit Varenne avec sarcasme.
- Les gens dans la rue manifestent parce qu’ils sont en colère, poursuivit Godwin en l’ignorant. Et ils deviennent violents dans la rue pour deux raisons. La première, c’est qu’ils sont désespérés et ne savent pas comment évacuer la violence qu’ils subissent dans leur quotidien. La seconde, c’est qu’ils ne sont pas sûrs du nom des responsables de leur détresse. Certains disent que les étrangers sont les coupables. D’autres prétendent que c’est parce que nous ne ployons pas encore assez face aux exigences des entreprises. Nous, nous voulons donner une cible aux gens : le libéralisme économique, voilà l’ennemi.
Varenne éclata de rire.
- Rien que ça ! s’exclama-t-il, le sourire plein de morgue. Vous croyez être les nouvelles Lumières de la France, enseignant au bon peuple ce qu’il faut savoir en matière d’égalité et de justice, contre les méchant oppresseurs ? Et c’est moi l’arrogant ?
Godwin le jaugea en silence pendant quelques secondes, comme s’il hésitait à lui parler.
- Connaissez-vous l’Histoire de France ? Ça m’étonnerait, quelqu’un qui travaille dans plusieurs pays et place son argent à l’étranger pour gratter quelques millions supplémentaires n’a pas de vraie patrie.
- Je connais les grandes lignes, quelques dates, répondit Varenne en haussant les épaules. Vercingétorix et César, Louis XIV, la Révolution française.
- L’Histoire, ce n’est pas des « grandes lignes », des grands personnages et « quelques dates ». L’Histoire, c’est analyser des causes et des effets, comprendre les mutations sociétales et se demander d’où elles viennent. Ces grands noms que vous citez ne sont rien de plus que des hommes de leur époque, façonnés par le monde dans lequel ils ont vécu, mais l’influençant tout de même dans un certain sens. C’est le lien qu’il existe entre un individu et la société qui l’entoure. Aujourd’hui, nous croyons fermement que nous sommes au point culminant de notre temps, et qu’un puissant changement est sur le point de se produire. Il ne reste qu’à savoir de quel côté notre pays va basculer : ou vers l’extrême-droite et le repli sur soi, ou vers la révolution complète du fonctionnement de notre économie et des rapports de force dans la société. C’est l’analyse que nous faisons et la conclusion qui s’est imposée à nous.
- Et vous croyez vraiment que c’est en France que va se déclencher une révolution mondiale ? s’esclaffa Varenne. Ici, dans ce pays paumé qui n’est plus que l’ombre de lui-même ?
- Nous avons bien lancé la mode de la République à une époque où l’Angleterre, ennemie de la France, était toute puissante. Pourquoi pas aujourd’hui ? Il ne manquait plus qu’une volonté forte, et elle est là, dans la rue, prête à être utilisée.
- Et où vous placez vous, dans tout cela ? demanda la journaliste, absorbée par la conversation.
- Sans prétention, nous avons décidé de devenir des acteurs pour pousser dans une direction, de toutes nos forces. Aucun combat n’est superflu en ces temps troublés, et un bon soldat doit s’avoir s’investir à fond dans toutes les actions qu’il estime nécessaires. Connaissez-vous, par exemple, l’opération Fortitude ?
C’est la journaliste qui répondit.
- C’est lié à la seconde guerre mondiale et au débarquement, c’est cela ?
- C’était une opération destinée, entre autres choses, à cacher d’abord aux Allemands le moment et le véritable lieu du débarquement de Normandie, acquiesça Godwin. Les Alliés ont passé toute une année à envoyer à leurs ennemis une montagne d’informations fausses et contradictoires. Pour cela, ils se sont donnés les moyens : appareils gonflables ou en bois, activités radio intenses là où il n’y avait pas beaucoup de troupes, rapports erronés donnés aux agents doubles connus, et j’en passe. Ils ont même dépêché l’un de leurs généraux parmi les plus crains, le général Patton, à l’endroit d’une armée fictive pour tromper les Allemands.
- C’est très intéressant, reprit Varenne avec ironie. Vous voulez montrer l’étendue de vos connaissances aux pauvres mortels que nous sommes, merci beaucoup. Mais tout cela nous mène à quoi ?
- Patton a dû hurler lorsqu’il a appris qu’on allait l’envoyer commander une armée fictive. Mais tous les combats sont importants, même s’il ne s’agit que du vent. Peut-être avez-vous l’impression que ce que nous faisons ne sert à rien.
Godwin laissa ses paroles suspendues dans les airs, pour mieux les laisser imprégner. Puis il se tourna vers le PDG.
- Je viens de penser à une chose. Vous n’aviez pas l’air surpris de nous voir tout à l’heure.
Varenne haussa les épaules sans se départir de son sourire supérieur.
- Je sais qu’IVR Group, poursuivit Godwin, comme beaucoup de multinationales, possède aujourd’hui son propre réseau d’espionnage, et même sa police privée. Évidemment, quand on a tout fait pour diminuer le pouvoir de l’État au fil des décennies, sa police devient peu à peu vidée de ses moyens et inefficace contre tout ce qui nécessite un temps soit peu d’investigation, surtout avec une politique du chiffre accrue. Il faut alors se doter des moyens pour se protéger des menaces. La seule question est : pourquoi nous avoir laissé agir ?
Nouvelle hausse d’épaules du PDG.
- Je ne vois pas de quoi vous parlez, répondit-il simplement. Il n’y a aucune preuve que ce réseau d’espionnage existe. Mais si l’on admettait que c’est le cas, alors il serait logique de vous laisser faire, dans le but de décrédibiliser votre mouvement, non ?
- Et pour que le piège fonctionne et que la trappe se referme, acquiesça Godwin, il faut que le PDG soit présent quoi qu’il arrive. Mais ce n’est pas risqué ?
- C’est comme votre général Patton et son opération Fortitude. Mais avec quelques manœuvres supplémentaires : l’entreprise a très bien pu désamorcer les bombes dont elle aurait eu connaissance, et afin de protéger son chef, le remplacer par un sosie professionnel employé pour ce genre de situations.
La journaliste en resta bouche bée.
- Vous voulez dire que… vous n’êtes pas M. Varenne ?
- J’ai dit que ce serait dans
l’hypothèse
où tout cela était vrai bien sûr. Mais quoi qu’il arrive, je nie tout en bloc, tout comme IVR Group.
Et pourtant son sourire constant en disait long. Godwin conservait le silence, mais il ne semblait pas désarçonné par la révélation.
Soudain, une sonnerie. Godwin sortit un portable de l’une de ses poches.
- Oui ? Très bien. Oui.
Il raccrocha.
- Il semblerait que la police ne souhaite plus prendre son temps, quelqu’un a dû leur passer un coup de fil. L’assaut va être donné.
- Comment le savez-vous ? demanda le faux Varenne, interloqué.
- Savez-vous qui nous sommes ? lui dit Godwin tout en faisant des signes aux membres de son groupe. Nous sommes la véritable richesse de la nation. C’est nous qui cultivons et faisons à manger, nous qui balayons les luxueuses ordures, nous qui faisons la secrétaire et livrons le courrier. Nous sommes la masse que vous ne voyez pas. Et une partie de cette masse communique pour notre cause.
Derrière les étagères masquant la porte, des bruits de bottes. Puis la voix du négociateur s’éleva.
- L’attente a suffisamment duré. J’ai reçu l’ordre de lancer l’assaut, rendez-vous ou nous devrons entrer par la force !
- Clovis, chuchota Godwin, tu as balancé la vidéo sur Internet ?
- Plus que quelques secondes et ce sera bon, répondit celui-ci.
- Vous pouviez le faire depuis le début ? demanda la journaliste, abasourdi. À quoi rime toute cette comédie de diffusion alors ?
- Pour gagner du temps. Mais nous n’en avons plus à présent.
Il y eut un coup sourd, et les étagères s’ébranlèrent. Le premier coup de bélier fut suivit immédiatement par d’autres qui, malgré les efforts du groupe, commencèrent à faire céder la barricade.
Godwin restait stoïque. Il consultait sa montre, comme patientant pour quelque chose qui se faisait attendre. Il jeta un coup d’œil dehors par son coin de fenêtre. Et il sourit pour la première fois.
Dehors, des exclamations commençaient à s’élever. Il y avait manifestement du grabuge. C’était toute la manifestation qui semblait s’être déplacée depuis le boulevard Voltaire jusqu’ici. Et la rencontre avec les forces de l’ordre se fit violemment, alors que des projectiles volèrent, qu’aux coups de bâton ripostèrent des coups de matraque, les journalistes sur place semblaient partagés entre le désir de fuir et rester pour tout filmer.
Les coups de béliers s’arrêtèrent peu après. Les policiers avaient certainement été envoyés soutenir leurs collègues en bas.
- C’est vous qui avez fait ça ? demanda la journaliste.
- Tout lien entre les chefs de file de la manifestation et moi-même est impossible à prouver. Nous dirons donc que c’est une pure coïncidence.
- Mais dans quel but ? Vous avez gagné du temps, très bien, mais qu’est-ce que vous allez en faire ?
- Nous attirons encore un peu plus l’attention et les moyens sur nous. Tous les regards sont concentrés sur notre action. Tout le monde ne pense plus à rien d’autre que nous.
- Je sens qu’il y a un objectif plus gros encore que ce que vous nous dites, M. Godwin, qu’est-ce que c’est ?
Mais le chef du groupe demeura silencieux.
La réponse leur parvint trente minutes plus tard. Plus bas dans la rue, la situation restait confuse : la police parvenait à serrer les rangs et se protéger des manifestants qui ne cessaient de les harceler, mais c’était une ambiance de fin du monde qui régnait. De la fumée avait envahi les rues, et des cars supplémentaires de police tentaient de prendre à revers la foule pour les effrayer. Sans succès.
Puis, le chaos à son paroxysme, une détonation sourde et grave survint. Une explosion éloignée.
Godwin regarda à nouveau par la fenêtre. Une colonne de fumée noire s’élevait lentement dans les airs, à une distance à la fois proche et lointaine. Un bâtiment de Paris quelque part à l’ouest.
Le chef du groupe s’assit contre le mur, à même le sol, et sourit pour la deuxième fois. Tous les muscles de son corps semblèrent se décontracter, son regard se fit moins dur. C’était fini.
Le sosie de Varenne et la journaliste se levèrent pour aller voir.
- Qu’est-ce que vous avez dynamité ? demanda celle-ci, curieuse. Je suis sûr que c’est vous. C’est un immeuble du quartier de la Défense ?
- C’est difficile à voir d’ici, répondit Godwin sans les regarder. Mais a priori, je pencherais pour l’Arche de la Défense.
Elle eut un mouvement de recul.
- Vous avez détruit l’Arche de la Défense ? Sérieusement ? Pourquoi avoir choisi ce bâtiment alors qu’il n’abrite que des bureaux ministériels ?
Godwin tourna son visage vers elle, de ses yeux d’aigle, bruns et intenses.
- Pourquoi commémorons-nous la prise de la Bastille le quatorze juillet ? La Bastille, c’était une prison qui ne contenait alors que cinq criminels et deux fous. Mais tout est dans la force du symbole. La lutte contre l’arbitraire royal. L’Arche de la Défense, c’est le bâtiment symbolique au cœur du quartier symbolique, celui des affaires financières de Paris. Peu importe ce qu’il y avait dedans et ce qu’on y faisait : ce qui compte, c’est ce qu’il représente.
- Mon Dieu ! Combien de personnes avez-vous tués dans l’explosion ?
Godwin secoua la tête.
- Souvenez-vous que nous sommes monsieur tout-le-monde. Évacuer complètement un bâtiment ministériel grâce à quelques personnes bien placées, ce n’est pas un problème.
- C’est pour cela que vous parliez de Fortitude ! s’exclama le sosie de Varenne. Vous vous fichez que je sois le vrai PDG d’IVR Group ou non. Si ça se trouve, vous n’avez même pas apporté avec vous les bombes que nous avons sabotées. Vous avec attiré l’attention sur vous, pendant vos préparatifs et maintenant, pour que l’entreprise croit que votre action était ici. C’était tout ce qui vous importait.
Les autres membres du groupe s’assirent à leur tour, à même le sol et contre le mur, aux côtés de leur chef. Dans la pièce régnait un demi-silence, alors que dehors les violences se poursuivaient.
- Et maintenant ? demanda à nouveau la journaliste.
- On attend. On attend la Révolution.