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Une bonne nature

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Une petite histoire d'un temps. Non ce n'est pas de la science-fiction, cela se rapprocherait peut-être du visionnaire. ça reste de l'impossible. J'ai envie de la surnommer "le grand n'importe quoi".


Le docteur Ohara, assis à son bureau, saisit le lecteur portable y inserra la clé et attendit que le dossier s’affiche. Sur l’écran défilaient les renseignements identitaires habituels de l’individu transmis par la police de la nation : Pierre Spontini, 35 ans, yeux marrons, cheveux châtains, marié …
Le docteur soupira, reposa le lecteur et regarda pensivement le dossier encore vide qu’il avait devant lui. Puis il consulta l’horloge qui était accrochée au mur, prit une profonde inspiration, rejeta doucement sa tête contre le dossier du fauteuil et ferma les yeux.
A bientôt soixante-dix ans, le docteur Simon Ohara, qui était à la tête du service de psychologie du comportement de l’Hôpital Public d’Etat, était près de prendre sa retraite. Dans quelques semaines on le féliciterait des nombreuses années passées dans l’hôpital, on le remercierait de son dévouement. Dans quelques semaines on encenserait son parcours, on parlerait de son ôpiniatreté, de son rôle crucial dans le traitement des nouvelles pathologies du comportement, et il repartirait sous les applaudissements et les sourires reconnaissants avec l’assurance et le mérite du travail effectué. Il ne pouvait que se réjouir.
Mais le docteur Ohara fronçait les sourcils. De fines rides creusèrent son front. En cet instant, la tristesse et la gravité se lisaient sur son visage.
« Prévenir et éduquer plutôt que guérir, c’est notre responsabilité » : tel était le slogan dont s’enorgueillaient les écoles du comportement.
« Foutaises », se dit-il. Cela n’avait pas été si rose ces dernières années. La vérité était qu’il s’était sentit de plus en plus impuissant.
Tout avait commencé lorsque la crise économique s’étendait et plongeait le pays dans une tension sociale permanente. Dans une société qui vacillait, les emplois devenaient de plus en plus précaires et les gouvernements se succédaient sans apporter de solutions. Partout l’insécurité et la morosité grandissaient, le banditisme s’installait dans les rues de la ville et s’étendait sur les routes de campagne. Et puis un jour, une émission de télévision, d’enquête et d’information, alla interroger un groupe de militants de la sécurisation. C’est à partir de ce moment que le mouvement prit de l’ampleur. D’abord timidement, car les habitants n’osaient pas trop en parler. Puis profitant de la brêche que les militants avaient ouverte, des voix commencèrent à s’élever, même au sein du gouvernement. Cela entraîna une séparation entre ceux qui défendaient la liberté de l’individu et ceux qui voulaient de nouvelles lois répressives. Mais la société demandait des lois et ce fut elle qui décida lors d’un référendum. C’est ainsi que le président de la république forma un nouveau gouvernement et le chargea d’édicter « des lois nouvelles pour le bonheur et le calme de la nation ». Les crimes perpétrés par un adulte contre la sécurité des biens et des personnes étaient susceptibles d’entraîner une mise à mort. On pouvait, avec la clémence du tribunal, vous couper une main ou un doigt. Les enfants devinrent condamnables et passibles eux aussi de plusieurs années de prison. On développa également une police au service de la nation chargée d’arpenter et surveiller les rues. Le succès médiatique qui suivit les mesures fut grandissant. Les habitants enfin confiants et rassurés sortaient de nouveau de chez eux. Toutes les chaînes de télévision se faisaient l’écho du nouveau bonheur. On se reprit à espérer que l’économie suivrait. Très vite, et portés par la liesse populaire, des politiciens allèrent plus loin : « et si le bonheur, le calme et l’amabilité devenaient une règle ? » proposèrent-ils en choeur. C’est encore dans la joie générale que l’on décida de créer, sous tutelle de l’état, des écoles d’apprentissage, d’encadrement et de correction du comportement. Dès le plus jeune âge, le citoyen y prenait des cours d’amabilité, de service et de sourire. Cela devint même une matière à part entière et notée lors des examens de fin d’année des études secondaires.
Il pensa à celle qui prendrait sa place et ses mains se crispèrent. On frappa à la porte. Il rouvrit les yeux et se redressa, alors qu’une femme brune aux cheveux remontés en chignon apparut dans l’entrebaillement.
- Entre, Audrey, dit-il familièrement.
Elle referma la porte, et vint vers le bureau en souriant.
- Le malade qu’on attendait a été transféré par la police de la nation et les infirmiers viennent de le placer en chambre d’isolement, informa la femme.
Elle était grande et jolie, encore jeune et dégageait une force incroyable. Le docteur Ohara aimait sa façon de parler, très douce, et la façon de mouvoir son corps, tranquille et rassurante. Elle avait su séduire la commission de nomination, et même s’il était inquiet à cette idée, même s’il ne le souhaitait pas, il ne s’y était pas opposé : c’était elle qui serait sa remplaçante.
Elle fit quelques pas et posa délicatement sa main sur le bord du bureau. Elle se pencha vers lui et lui demanda avec ses grands yeux allongés :
- ça va papa ? Quand je suis entrée tu n’avais pas l’air bien…
Il se dit que si elle n’avait pas été sa fille, cette question lui aurait parut affectée. Le docteur sentit aussitôt un frisson étrange lui parcourir le corps et tenta de le réprimer.
Il hocha la tête et lui affirma que tout allait bien. Puis il se leva, saisit le lecteur et le glissa dans une des poches de sa blouse.

L’hôpital Public d’Etat concentrait la plupart des services de médecine de la ville au sein de cinq tours reliées entre elles par des cordons de verre. On vantait la chance d’y avoir une vue imprenable sur la ville ; le docteur Ohara leva les yeux vers le ciel, ce qu’il faisait habituellement lorsqu’il circulait dans ces couloirs : en cette fin de matinée, les rayons du soleil passaient difficilement à travers le brouillard.
Depuis plusieurs jours le pic de pollution industrielle persistait, et sans dérogation médicale les plus fragiles n’étaient pas autorisés à sortir de chez eux. Il ne fallait pas surcharger les services des entrées urgentes. Aujourd’hui, l’hôpital donnait l’impression d’être une vaste ruche qui essayait de s’organiser face à la ville enfumée.
Le docteur Ohara frissonna à nouveau. « Ce n’est pas le moment » se dit-il. Il ralentit sa marche, se plaça derrière sa fille puis, discrètement, repoussa la manche de sa blouse et consulta sa montre. Il vérifia sa température corporelle : la montre indiquait deux degrés émotionnels, ce qui était complètement normal.
Ils traversèrent le tube et, d’une autre tour, descendirent les étages jusqu’au rez-de-chaussée. Ils rejoignirent les espaces d’isolement des urgences, le long d’un couloir des salles numérotées en enfilade, et s’arrêtèrent devant la sixième salle. Audrey Ohara s’avança face à la porte et tapa un code d’entrée. On entendit ensuite un cliquetis de dévérouillage mécanique et enfin la porte s’ouvrit. Ils entrèrent dans la chambre d’isolement, une espèce de chambre carrée et ouatée. Le patient Pierre Spontini était assis contre le mur, son visage reposait sur ses genoux, qu’il avait ramenés sur la poitrine. Au moment où les deux médecins pénétrèrent dans la pièce, il redressa la tête. La fatigue se lisait dans les traits tirés de son visage. Son regard s’arrêta sur le petit homme aux cheveux gris qui prenait la parole et les présentait, le docteur Ohara. Audrey Ohara sortit de sa poche un petit appareil enregisteur qu’elle accrocha à sa blouse après avoir énumérer les données de dossier du patient. Elle se tourna vers Pierre Spontini. Elle expliqua d’abord de sa voix douce qu’il lui fallait du repos, et lui demanda ce qui s’était passé.
Pierre Spontini respira profondément et commença avec la voix légèrement tremblante d’un corps qui ne comprenait pas :
- ça a commencé alors que j’étais dans la rue. Comme j’aime marcher et qu’il faisait plutôt beau j’ai décidé d’aller à mon lieu de travail à pied. Et c’est là tout d’un coup dans la rue que j’ai senti comme une grosse chaleur qui montait en moi… Ensuite mon corps a été pris de tremblements que je n’arrivais plus à contrôler… Sans savoir ce que je faisais je me suis alors précipité vers la poubelle de rue et j’ai vidé furieusement son contenu en le faisant voler sur le trottoir, puis sans attendre, en courant, je suis allé vers un appareil de circulation et j’ai arraché un appel piéton, je l’ai jeté sur le sol et j’ai commencé à sauter dessus pour tenter de l’écraser…
Il se tut un instant, respira et reprit un peu honteux comme un enfant prit en faute :
- C’est peu après que la police de la nation est venue m’arrêter…
Audrey Ohara s’approcha calmement du patient et tout en gardant ses distances s’accroupit pour lui parler.
- L’hôpital est là pour vous aider…
- Vous n’êtes pas le seul dans ce cas, ajouta le docteur Ohara.
- Vous avez dû faire face à ce qu’on appelle un accès de « colère furieuse », continua Audrey Ohara.
Le patient Pierre Spontini sembla se détendre un peu à cette idée.
- Et c’est dû à quoi ? demanda-t-il.
- Nous ne savons pas exactement, répondit Audrey Ohara. Mais comme je vous l’ai déjà expliqué, il vous faut du repos. A l’aide d’une cure de plusieurs semaines nous arrivons à de bons résultats, la colère finit par disparaître et vous pourrez reprendre une vie quasi-normale dans le calme et le bonheur. En ce qui concerne la cure vous passerez plusieurs semaines de vie dans un centre de nature. Ensuite à votre sortie nous vous donnerons un appareil de mesure qui vous accompagnera, qui surveillera et analysera les températures émotionnelles de votre corps. Au moindre signe avant-coureur d’un accès de « colère furieuse », il se mettra à biper et les données seront envoyées à notre service. Automatiquement l’alarme sera donnée à l’hôpital si la température est supérieure à cinq degrés.
- Quand est-ce que je sortirai de la chambre d’isolement ? Est-ce que ma femme a été prévenue ? enchaîna le patient Pierre Spontini.
- Votre femme est en chemin vers l’hôpital. Ensuite nous préférons éviter les visites…Il vaut mieux pour la bonne marche de notre traitement que vous restiez isolé dans cette chambre jusqu’à ce que votre colère se calme. En ce qui concerne la cure, pour l’instant il n’y a plus de place libre au Naturarium…Mais nous essayons de faire aussi vite que nous pouvons afin de vous en trouver une, expliqua Audrey Ohara. Tout en disant cela, elle accompagnait ses mots de gestes souples de la main. On aurait dit une plume qui, délicatement, dansait dans l’air ;
audrey Ohara avait l’art et la manière de rassurer ses patients. Le patient Pierre Spontini se calma et hocha la tête. Elle se releva, détacha l’enregistreur de sa blouse et le rangea dans une poche. Le docteur Ohara se tourna vers sa fille et lui fit signe qu’il n’avait rien de plus à ajouter. Ils saluèrent le patient en lui promettant de repasser en fin de journée puis ils ressortirent de la pièce.
Audrey Ohara soupira. Le docteur passa sa main sur le dos de sa fille et lui témoigna son soutien.
- Je suis content que ce soit toi qui me remplace, assura le docteur.
- J’ai lu dans son dossier que sa femme était enceinte de sept mois... Si on n’arrive pas à libérer une place rapidement il risque de se retrouver au centre alors que sa femme sera en train d’accoucher…dit tristement Audrey Ohara.

Alors qu’ils marchaient dans le cordon de verre en direction du bureau du directeur du Naturarium, le docteur Ohara s’arrêta. Il sentait que ses doigts se repliaient et s’enfonçaient dans ses paumes. Il consulta sa montre qui marquait quatre degrés émotionnels.
- J’ai la température qui monte, dit le docteur à sa fille.
Audrey sourit, rit presque, elle devinait ce qu’allait dire son père.
- T’inquiète pas papa, je serai là.
- Je crois que je serais capable de lui foutre mon poing sur la figure tu sais…
Le docteur Ohara regarda la ville et sembla chercher quelque chose du regard.
Elle s’étendait, grise, à perte de vue.


François Terrasson. En finir avec la nature. Editions du Rocher 2002 :

" ' Je lui ai tout naturellement foutu mon poing dans la gueule. Je n'avais même pas vu ce que je faisais'.
Bon ça, c'est tiré de mon autobiographie quand j'étais au collège, mais on peut observer de telles aventures un peu partout. Sûrement c'est un coup de ma moelle épinière. Ou de la nature. ' Allons, Allons, les sentiments amoureux, le regret de s'être mis en colère, l'amitié, le désir, la vocation, le courage, la lâcheté...ont tous la même source. La part non volontaire de notre personnalité. ' "

La police idéologique travaille pour lui. Elle glisse son programme dans tous les neurones :
- en finir avec les marais
- en finir avec la forêt
- en finir avec la liberté
- en finir avec la responsabilité
- en finir avec la pensée. "

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