Yves ajusta son casque comme il le put. D’un geste machinal, il y alluma la lampe incrustée et attendit. L’ascenseur descendait très lentement. Et comme toujours, Yves espérait qu’il ne s’arrête jamais.
Pourtant, les portes s’ouvrirent et, immédiatement, une rafale de bruits en tout genre, mêlés en une cacophonie extrême, s’engouffrèrent dans les oreilles de Yves. Il tressaillit légèrement, il avait du mal à s’y habituer.
Cela faisait pourtant dix ans qu’il travaillait dans la mine de charbon, maintenant. Mais rien à faire, cette violence sonore le surprenait toujours.
Comme tous les matins, toujours, il sortit de l’ascenseur et fit quelque pas dans l’atmosphère ténébreuse de l’immense caverne. Des mineurs ayant travaillé toute la nuit levèrent la tête et, soulagés, s’aperçurent qu’ils en avaient fini. La relève était là.
Tout ce monde qui s’afférait… On aurait dit une termitière géante remplie d’ouvrières. C’en était presque répugnant.
Rapidement, Yves s’engouffra dans une des multiples cavernes sous la pâle lumière des lampes suspendus au plafond. Il atteignit son poste et, muni de sa foreuse, commença à attaquer la paroi devant lui.
Tac-tac-tac-tac-tac !
Le bruit était énorme mais Yves essayait de l’oublier. Maintenant, ses oreilles commençaient à s’y habituer. Il savait que, comme tant d’autres avant lui, il avait développé un début de surdité.
Un nuage de poussière s’éleva dans les airs alors que de la roche contenant le précieux charbon tombait en morceau. Yves ne la voyait pas beaucoup, mais il savait qu'’lle était là, et il ne pouvait pas s’empêcher de la respirer. Quoiqu’il fasse, la poussière était partout, encrassant les yeux, la peau, les cheveux…
Les poumons.
Yves respira soudain difficilement et toussa fortement. Il mit la main devant la bouche et un peu de liquide sombre s’y déposa. Dans la pénombre omniprésente de la mine, impossible de savoir s’il était noir de charbon ou rouge de sang. Mais quelle importance ? Il devait continuer à travailler ici, parce qu’il fallait ramener de l’argent à la maison.
Il se souvint le premier jour, lorsqu’il n’avait même pas la quinzaine d’années, d’avoir fait du mieux qu’il pouvait. Il voulait ressembler à son père, son père si fort et qui travaillait comme les autres dans la mine. Son père qui était mort dans cette même mine alors que Yves n’avait que six ans.
Combien de temps passa ? Pendant combien d’heure Yves avait-il creusé dans le tunnel ? Au bout d’un moment pendant la journée, quelque part entre le petit déjeuner et le déjeuner, il y eut une explosion sourde qui ébranla les parois de la mine un court instant. Yves se retourna, curieux, et vit que plusieurs mineurs fuyaient d’une des cavernes, d’où s’échappait un épais nuage noir.
- Qu’est-ce qui se passe ? demanda-t-il à un des fuyards.
- Une explosion, lança celui-ci. La dynamite a sauté trop tôt et pas au bon endroit, y’a une dizaine de mineurs enfermés dans une des excavations.
- #$%@! ! Ils vont réussir à les faire sortir ?
- Aucune idée, il paraît qu’ils vont pas avoir assez d’air le temps qu’on dégage tout ça…
Le type s’éloigna. Yves soupira. Encore heureux que ça ne lui était pas arrivé.
Le Programme Humanité semble avoir dépassé toutes Ses espérances. On aurait dit qu’Il était surpris par le résultat, mais cela peut se comprendre. Nous souhaitons tout de même ne pas avoir trop de mauvaises surprises, les humains semblent imprévisibles dans bien des domaines.
Pourtant, le Plan aurait dû finir depuis longtemps, mais Il semble ne pas vouloir l’interrompre. Nous devrions peut-être en parler avec Lui, depuis quelques temps nous pensons qu’il est possible qu’Il puisse changer beaucoup trop.
Tic-tac.
Tic-tac.
L’Heure tourne, encore et encore. Sans relâche.
Cette femme sentait le Temps. Le Temps qui se déroule sans arrêt. Elle était là, étendue sur le sol, morte.
Mhmm… Alex aimait la mort. Il aimait les femmes mortes. Ça l’excitait, ce corps sans vie, baigné dans un liquide rouge et enivrant qui sentait le sang…
D’un coup sec, il trancha de son couteau de cuisine la main gauche de la victime. Il saisit délicatement sa montre-bracelet, dégoulinante, avant de l’envelopper dans un morceau de papier cadeau qu’il avait préalablement sorti de sa poche. Il fallait que tout soit parfait, au millimètre près, à la milliseconde prête. Comme un métronome.
D’un geste ample, il retroussa sa manche gauche avant de regarder la dizaine de montres étalée sur sa poignée et son avant-bras. Elles indiquaient toutes la même heure, la même minute, la même seconde.
- Il est temps, dit-il en élevant la voix, comme s’il parlait au cadavre étendu à ses pieds. Je dois partir.
Il fallait passer la fenêtre. Tranquillement, il se posta devant elle, consulta ses montres, attendit. Quatre secondes. Avec une précision de métronome.
Tic-tac.
Tic-tac.
Alex ouvrit la fenêtre avant de poser un pied dehors, puis l’autre. Le froid new-yorkais était intense, mais il en avait l’habitude. L’escalier d’incendie attendait là, le recueillant. Rapidement, il dévala les escaliers et se retrouva, une fois en bas, dans une ruelle étroite et obscure. Trois clochards étaient réunis autour d’un feu qui brûlait et grésillait dans ce qui devait être un grand bidon autrefois rempli de substances toxiques.
Soucieux de ne pas se faire remarquer, Alex longea le mur.
- Z’auriez pas de la monnaie m’sieur ?
Raté. Il était repéré. Mais il ne devait pas être vu, surtout ! Il fallait courir !
Mais d’un autre côté, ce n’était pas possible ! Ça déréglait le temps ! Le rythme pouvait en être bouleversé !
Il tenta de trouver un compromis à ses deux obsessions en marchant un peu plus vite que d’habitude, ignorant par là la requête du mendiant. Bon, les flics allaient sûrement les interroger, mais ils ne pourraient pas les aider en affirmant qu’un homme était là. Heureusement que la rue était sans éclairage.
En sortant de la ruelle, il déboucha sur une grande rue. Bien. Il tourna tout de suite à droite, évitant de trop être vu par les clochards restés derrière lui. Il se confondit avec la foule…
Les gens sur le trottoir le bousculaient sans trop prêter attention. L’habitude. Les gens étaient méprisants en ville, surtout à la fin de la journée, lorsque tout le monde ne pensait qu’à rentrer chez soi. Ils devenaient alors durs comme le béton, irritables comme une peau frottée sur du papier verre.
Tout le portrait de sa mère.
Il se souvenait d’elle. Il essayait pourtant de l’oublier, mais elle revenait le hanter, toujours.
Tous les soirs.
Elle se tenait là, devant lui, la baguette fine et longue à la main. Tchlac ! Un coup dans les doigts qui jouaient sur le piano.
- Pas assez dans le rythme ! scandait-elle toujours, comme si elle ne connaissait pas d’autres phrases. C’est pas comme ça que marche la musique. Tout est dans la pulsation ! La pulsation, Alex ! Ecoute le métronome, c’est lui qui te dit comment marche cette partition !
Refoulant ses larmes, il reprenait alors le morceau depuis le début, tout en sachant qu’il allait encore se faire reprendre.
Encore.
Et encore.
L’obsession de la pulsation lui était restée, gravée à jamais dans la mémoire. Il détestait sa mère pour ce qu’elle avait fait de lui. Lorsqu’il tuait une femme qui lui ressemblait, il se sentait mieux. Sa voix sèche et dure se taisait dès lors qu’il portait le coup. C’était apaisant…
Ensuite, il prenait les montres, et les mettait à la même heure. Il arrachait, par ce geste, les remarques désobligeantes de sa mère. Pendant quelques temps seulement.
Pendant trois secondes et quarante-huit centièmes exactement.
Au dernier instant, Alex fit un pas sur le côté pour ne pas bousculer une femme qui le croisait.
Une belle brune. Comme sa mère !
Il réfléchit un court instant, consulta ses montres… Puis il sourit.
Heureusement qu’il avait encore le temps !
Il a changé. Serait-ce le Programme ? Nous savions que c’était le but, mais Il nous préoccupe. Il est temps d’en finir avec le Plan. Nous devons créer le Dernier Elément pour achever le Programme Humanité.
Nara, étendue sur le lit, se tourna vers son mari endormi. Elle goûtait au bonheur de le voir, de le caresser, de faire l’amour avec lui. C’était si doux…
Malorhy…
Un beau nom pour une si belle personne. C’était son amour, sa passion. Son sourire du matin, son bonheur de la journée, sa paix du soir. Il était Tout pour elle.
Elle était heureuse.
Elle n’avait pas toujours été heureuse, mais à présent, elle l’était depuis quelques années, grâce à lui. Coupés du reste du monde, vivant seuls dans une mignonne petite cabane dans un grand jardin, faisant pousser leur potager, lui chassant quelques fois les animaux… Il fallait vivre reclus des autres hommes pour goûter une telle joie de vivre. Juste deux êtres qui s’aimaient et vivaient en paix, seuls à l’abri de la société.
Et à présent, elle était là, durant la nuit, à savourer son bonheur d’être heureuse.
Son esprit s’embrouilla lentement. Le sommeil, songea-t-elle.
Non, pas vraiment. A présent, l’étourdissement l’envahit peu à peu, et bientôt elle eut des difficultés à reconnaître la réalité, à distinguer le bas du haut, où se trouvait son mari…
- Malorhy ? dit-elle doucement.
Rien, pas un bruit. L’obscurité de la nuit s’échappa lentement, laissant sa place à une douce lumière orangée apaisante. Mais ce ne rassurait pas pour autant Nara.
- Malorhy ? répéta-t-elle, avec plus de vigueur cette fois.
Mais son doux amant ne répondait pas. De plus en plus paniquée, elle tourna la tête, remua un peu et, les brumes s’éloignant de son esprit, la tête dégagée, elle s’aperçut alors qu’elle flottait dans une sorte de liquide orange, rouge à certains endroits. Une lumière blanche et puissante semblait venir d’en haut.
Nara se sentit alors incroyablement bien dans ce liquide… C’était incroyable. Comme si toute sa vie durant, elle avait cherché un tel endroit. Etais-ce le paradis ? Il ne ressemblait pas aux descriptions faites dans la Bible.
Une énorme quantité de bonheur condensé, voilà ce que Nara ressentait. Elle était encore plus heureuse qu’avec Malorhy, en fait. Bien qu’elle ressentit une pointe de honte en songeant à cette idée.
- Qu’est-ce qui se passe ? cria-t-elle alors. Qui êtes-vous ?
Des sortes de nuages blancs nageaient et virevoltaient autour d’elle, tels des dauphins s’amusant à tourner autour d’un plongeur.
Ne sois pas effrayée.
Nara poussa un cri de surprise. La voix avait parlé dans sa tête !
Cependant, elle semblait apaisante, douce, emplie d’une grande chaleur…
- Qui êtes-vous ? répéta-t-elle. Où est passé Malorhy ?
Tout va bien, ton époux dort encore. Et toi aussi, tu dors…
- Alors tout cela n’est qu’un rêve ?
Oui et non. Nous nous exprimons à travers les rêves. Mais nous n’en sommes pas moins réels.
- Qui êtes-vous ?
Long silence. Puis :
Nous sommes les Voix Impénétrables du Non-Manifesté. Nous faisons parti de Dieu, nous sommes tous Dieu. Et, pour l’instant, nous faisons office de hum… Anges.
- Alors… Dieu existe ? demanda-t-elle, de plus en plus intriguée. Ça tombe bien, j’ai des questions à lui poser. Il va devoir s’expliquer, concernant le gros chaos qu’il a laissé faire sur Terre.
Tel était le but.
- Pardon ? fit soudain Nara, sentant la colère monter en elle. Alors c’est normal qu’il ait laissé les guerres, les maladies se développer, alors que ses « fils » souffrent chaque jour ?
Avant de Le juger, tu dois comprendre certaines choses…
- Ha ? Il a intérêt à ce que ses arguments soient convaincants.
Elle avait quoi être en colère. Avant, bien avant de vivre seule avec Malorhy, bien avant d’avoir goûté au bonheur et au repos, elle avait souffert. Souffert des hommes, de la société, de tout. Son âme gardait de douloureuses cicatrices, qui refusaient obstinément de cicatriser.
Nous devons raconter l’histoire depuis le début… Voici la Vérité : au commencement, il n’y avait rien. Le plus absolu des vides se tenait là. Mais Dieu était déjà présent.
- Et ensuite, il créa les cieux et la Terre… je suis déjà au courant, dit-elle sur une pointe de moquerie.
Le Livre que nous avons laissé sur Terre ne raconte qu’une petite partie de l’histoire.
- Oui, répondit Nara, j’avais remarqué qu’il manquait quelque chose à la Bible… La réponse à une question…
Cette question, tous se la sont posés d’une manière ou d’une autre.
- Pourquoi… Pourquoi Dieu nous a-t-il créé, nous, les humains ?
Le silence qui suivit la question était lugubre. Les minces nuages virevoltaient dans tous les sens, comme s’amusant de flotter dans les airs, ou de nager dans le liquide.
Un liquide que Nara connaissait sans savoir comment. Un liquide chaud et protecteur, que tout être humain a connu un jour, sans se remémorer cet endroit. Tout au fond du gouffre du subconscient humain, les Hommes recherchaient à revenir dans cet endroit, l’endroit originel, l’endroit de la Création.
Le Programme Humanité a un but : élever Dieu.
Nara avait du mal à comprendre.
Dieu est Tout, mais il ne sait pas grand chose. Dieu connaît tout, mais ne sait pas grand chose. Dans le vide infini, il volait… Nous volions tous.
Nous étions sans être. Mais Dieu savait que même tout puissant, même omniprésent, même en étant Dieu, Il lui manquait quelque chose : le savoir, l’expérience. Il savait ce qu’était le malheur sans le savoir, car Il n’avait jamais ressentit ce sentiment. Il savait ce qu’était l’amour, sans jamais le savoir. Tout comme la haine, le désespoir, l’espoir, la rage, le plaisir…
- Je vois… se révolta Nara. Il a créé les hommes pour avoir un divertissement ? Parce qu’il s’ennuyait tout seul ?
Il n’est pas ainsi. Nous ne sommes pas ainsi. Le Programme Humanité n’a pour but que d’élever Dieu à davantage de connaissance. La Bible dit que la souffrance entraîne de bonnes choses. Une élévation spirituelle, une sagesse supérieure… Dieu est ainsi fait qu’il veut devenir davantage sage.
Mais Il s’est aperçu que séparer son âme en deux pour le Programme Humanité, que scinder cette moitié d’âme sacrifiée en milliards de morceaux pour chaque être humain créé, était une grave erreur. La décision de créer l’Homme était déjà, en soi, un manque de sagesse, car il ne se rendait pas alors compte à quel point les humains se sentaient seuls, lorsqu’ils étaient séparés.
Car les humains ressentent une tristesse permanente, comme s’ils savaient déjà qu’ils appartenaient à quelque chose de plus grand, et qu’être séparé de l’âme du Non-Manifesté les rendait fou. A tel point qu’ils se tuent tous entre eux, frères, et même être unique qu’ils sont tous !
- Je… J’ai du mal à comprendre… fit Nara, profondément troublée.
Elle sentait que quelque chose d’indescriptible changeait en elle. Comme si tout le mystère de l’univers, le secret de son existence était percé à jamais. Elle ressentit un très grand vide en elle, un énorme gouffre sentimental.
Les humains souffrent en permanence. Nous faisons tous parti de Lui, et Lui n’est que la somme de toutes les âmes humaines.
- Que… Qu’est-ce que je dois faire ? Pourquoi vous me dites tout ça ?
Les nuages s’arrêtèrent de bouger.
Tu es le Dernier Elément. A présent que le Plan est achevé, le Programme Humanité ne sert plus à rien. Son et Notre objectif est accompli, il reste à présent le moyen de fusionner les âmes pour que Dieu se retrouve.
Dieu s’affaiblit.
Tu es ce moyen.
Tu dois accueillir en ton sein la seconde moitié de l’âme de Dieu. Tout comme ta mère t’a accueillie en son sein, tout comme toutes les mères accueillent en leur sein leurs enfants.
Sous ces paroles, instantanément, Nara comprit quel était ce liquide orange qu’elle connaissait sans en avoir le souvenir précis.
Le liquide amniotique, bien sûr !
Et soudain, elle eu un doute… Une idée lui traversa l’esprit.
- Dites… est-ce que je suis… Où suis-je ? demanda-t-elle à vois basse, presque timidement, comme si une tierce personne ou une humanité risquait de l’entendre.
Tu es en Dieu. Au sein de l’âme de Dieu. Cependant, ton âme n’a pas fusionné avec la Sienne.
Et tout comme tu es en lui, Il devra être en toi. Ton fils sera Dieu et sera l’humanité. Alors, et seulement alors, Il récoltera un à un les fragments de son âme. Et alors, Il ne sera plus le Non-Manifesté, il sera à nouveau Tout et Rien.
Nara trembla de tous ses membres. Elle ne savait pas pourquoi, peut-être étais-ce l’excitation ? Peut-être le bonheur de comprendre enfin que toute souffrance s’arrêterait, que tout sera enfin bien, que le destin de l’humanité allait être accompli. Elle ne savait pas pourquoi elle tremblait, vraiment.
Mais elle était heureuse !
Lorsque Nara se réveilla ce matin-là, Malorhy, déjà les yeux ouverts, lui souriait agréablement. Ses yeux étaient magnifiques, songea-t-elle. Il l’embrassa passionnément…
Alors, et seulement, alors, elle sut que ce n’était pas un rêve. Comment pouvait-elle l’expliquer ? Aucune idée, mais elle savait que tout était vrai.
Elle regarda son ventre, le tâta…
Elle sentit quelque chose de vivant, sans pourtant sentir quoi que ce soit au bout de ses terminaisons nerveuses. Elle le savait presque par l’instinct. Son âme, peut-être, le ressentait-elle ?
Elle sourit, découvrant ses dents blanches.
Ce serait pour bientôt… presque par l’instinct. Son âme, peut-être, le ressentait-elle ?
Elle sourit, découvrant ses dents blanches.
Ce serait pour bientôt…