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Par le sang et le fer

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Le Bashar



Source de sable intarissable


Par le sang et le fer

Les mythes disent que dans les temps anciens, il existait sur la terre différentes races d’êtres savants, mais toutes ont disparu. Il n’existe plus nulle part aucune trace de la grâce des Elfes, et nul écho de leurs voix mélodieuses ne traverse plus la ramure des arbres. Les cavernes ne résonnent plus du bruit des travaux des peuples Nains, tailleurs de gemmes et artisans du métal au plus profond de la terre. Les grandes plaines ne sont plus parcourues par les sabots ferrés des fiers destriers des Hommes, dans leurs grandes cités de pierres. En ces temps anciens, ces trois races s’allièrent de nombreuses fois contre les forces obscures, et la puissance sans cesse renouvelée du Mal. Non que tous les Nains, Elfes ou Hommes aient été fondamentalement bons, mais leurs mauvais côtés et petites querelles intestines n’étaient qu’enfantillages à côté des desseins des seigneurs des ténèbres. Le Mal n’a jamais eu pour but d’être seulement le plus puissant, ou le plus riche, mais celui de détruire et d’annihiler toute forme d’existence autre que la sienne.
On raconte que dans l’ancien temps les Elfes, les Hommes et les Nains se sont liés ensemble, et que cette alliance ne pouvait être brisée que par la destruction totale de leur adversaire. Totale et définitive. Mais à chaque guerre il restait dans la terre une petite particule de l’adversaire, et comme un morceau de plante se régénère, cette particule a repris racine et s’est relevée et à chaque fois le fracas des armes a secoué le Monde de nouveau.
Les peuples libres de la terre s’allièrent dans de nombreuses guerres, mais leurs exploits sont aujourd’hui oubliés, et les victoires et défaites se sont mélangées dans la brume d’un passé révolu. De toutes ces histoires, il n’en reste plus qu’une : celle de la dernière guerre des temps anciens, qui a vu la fin définitive de cette lutte éternelle, et la fin pour un temps de ce monde. Mais cette histoire n’ose pas se raconter, de peur qu’elle ne réveille les puissantes forces qui se sont affrontées alors...

La clameur qui s’élevait du champ de bataille traversait sans peine les faibles parois de la tente dressée sur la colline pour abriter l’état-major. Les grandes toiles noires et pourpres cachaient les décisions dans leur ombre, à l’abri de la clarté trop puissante de l’astre du jour. Le face à face pouvait sembler inégal : une tente noire contre une forteresse de roc. Mais la marée de guerriers et de machines de sièges ceinturant la citadelle de leurs milliers de lances et d’épées ne pouvait laisser planer aucun doute quant à l’état réel de la balance des forces. La cité était condamnée. Rien ne pouvait plus la sauver de la déferlante sauvage qui l’assaillait nuit après nuit, depuis plusieurs semaines déjà. La dernière citadelle de l’Ennemi, qui la défendait bec et ongle avec l’ardeur finale du désespoir. En cet instant il faisait encore trop chaud pour lancer l’attaque, même si le soleil déclinait depuis quelques heures. La silhouette qui contemplait l’étendue du champ de bataille le parcoura une dernière fois du regard : des rangées innombrables de fosses, tours de garde mobiles de bois et de fer, camps retranchés, abris enterrés d’archers, et puis au loin des lignes de catapultes, ces mêmes engins qui faisaient la fierté de leur armée, et encore derrière les forges et armureries complètes installées sur place pour subvenir aux besoins du siège. Le dernier siège du Monde. Chacun des deux camps était au moins conscient de cela : la victoire amènerait le ruine totale et définitive du perdant. Et jamais la victoire n’avait paru aussi proche. La silhouette se retourna et s’enfonça dans l’obscurité de la tente. Elle rabattit un pan de toile derrière elle qui dévoila le même emblème que les innombrables étendards flottant au vent : un gantelet de fer, poing dressé sur une bannière noire entourée d’un liseré pourpre.
Le Sang et le Fer.

Quelques mois plus tôt, un coursier hors d’haleine était arrivé au pied de la tour d’Alandar, la plus haute du dernier château de la Marche. Cette antique place marquait la limite entre les terres fermes et les étendues bourbeuses des marais. La tour avait été construite dit-on dans les premiers âges du Monde, alors que les marais n’en étaient pas encore, et que la tour n’était pas un lieu de guerre mais un lieu de culte, dressé vers le ciel, symbole de la foi de ses constructeurs envers leur Dieu-guide. Et en vérité le sommet de la tour d’Alandar était resté le même, il formait une vaste plate-forme, sans parapet ni créneau, et le dallage était composé de milliers de particules de couleurs représentant une vaste mosaïque. Mais la plate-forme n’avait pas d’accès, et les quelques vigies qui se risquaient si haut devaient emprunter un escalier de bois peu rassurant rajouté sur le côté de la tour. Pourtant cette époque était révolue depuis bien longtemps, et personne ne se souvenait plus des guerres qui avaient vu la tour devenir un donjon militaire, ni de celles qui lui avaient ajouté des murailles d’enceintes et des tours de guet... Le château avait gardé son appellation d’origine, « la tour d’Alandar » mais il était devenu depuis longtemps la place forte la plus solide de la région, et le lieu de résidence des Seigneurs Sorciers, rois de le Marche. Personne n’était plus capable de dire à qui ou à quoi faisait référence le nom « Alandar ». La tour se situait sur la seule langue de terre ferme qui s’avançait vers les marécages, et avait toujours été la première place assiégée par les forces venues de par delà les marais, des grandes terres fertiles au loin vers l’horizon.
Le coursier revenait des postes avancés profondément dans les marais, et il n’annonçait rien de bon : l’Ennemi avait commencé à reformer ses troupes, et des forges de nouveau s’élevait les bruits de la construction des armes. La guerre grondait de nouveau, mais cette fois-ci quelque chose de plus semblait courir dans le vent, une impression de fin... Le Seigneur Sorcier avait capté ce message des éléments, et même si le message du coursier n’annonçait que des présomptions, il sut qu’il faudrait relever l’ancienne alliance, et de nouveau réunir les Cinq. Il sut que ce serait enfin la fin d’une promesse scellée bien des âges plus tôt par leurs ancêtres, une promesse qui courait par delà le temps et la mort, une promesse indestructible qui liait le destin des Cinq pour l’éternité.
Alors que le coursier était reparti pour prendre du repos, le Seigneur Sorcier, Roi de la Marche, s’était retourné vers son capitaine et l’avait chargé d’un message à transmettre à chacun des Cinq, le message était le suivant :
- Moi, Seigneur Sorcier Roi de la Marche, requiert l’assistance des Cinq. Nous devons de nouveau réunir les Royaumes et rassembler nos forces. L’Ennemi gronde par delà les marais, et je sens dans l’air la gravité de la situation. Par le Sang et le Fer, rallions une dernière fois les Cinq.
Immédiatement le Capitaine avait quitté son Roi et était parti avec des cavaliers pour porter son message dans les terres. Le Seigneur Sorcier s’était enfermé dans sa tour des artifices, et il y était resté six jours et six nuits sans en sortir. Par six fois s’étaient élevés de la tour les échos de la magie, et par six fois le Roi de la Marche eu la connaissance des événements lointains, aussi bien ceux des terres verdoyantes que ceux des terres noires, et ce qu’il vit l’emplit de crainte et de doute, car la force de l’Ennemi semblait croître de jour en jour.

Les mois avaient passés. Et voilà que la grande armée des Cinq était aux portes de la dernière citadelle de l’Ennemi. La tente noire dressée par les cinq Rois au sommet d’une colline environnante de la ville était ornée de quatre bannières, et par dessus toutes les autres en flottait une seule, plus grande, le gant de fer et le liseré de sang, symbole définitif de la détermination des Cinq. La silhouette qui était entrée dans la tente arriva dans la grande place dégagée au centre, il y avait au milieu de l’espace une vaste table métallique supportant une reproduction du champ de bataille. La cité était au centre, et les rangées de fortifications provisoires qui la ceinturaient étaient reproduites avec un souci du détail surnaturel. La carte semblait vivante, et en vérité elle était réellement animée car toutes les choses qui y étaient représentées se mouvaient et se déplaçaient. Nul n’aurait pu dire s’il s’agissait là d’une mécanique de précision ou si c’était l’œuvre de quelque sortilège, mais la silhouette sombre qui se rapprochait de la table avait quelques talents qui faisaient assurément pencher la balance du côté des sortilèges. L’intérieur de la tente n’était-il pas entièrement éclairé grâce à des torches magiques qui produisaient une flamme en l’absence de tout combustible ? Eclairé par les torches, la silhouette prit une forme humaine, et les replis de sa cape ample ne pouvaient plus masquer la présence d’une armure complète sous le tissu. Le haut de l’épaule gauche de la cape était orné d’une broderie extrêmement travaillée représentant le gant de fer et une créature symbolisée en dessous. Quelque créature mythologique féroce prêtant son courage ou sa vaillance aux armoiries de son porteur. Il était chevalier et sorcier, et Roi de la Marche. Trois autres personnages étaient autour de la maquette de la bataille, et discutaient ensembles des manoeuvres qui seraient tentées le soir venu. Celui des Cinq qui se trouvait en face du Seigneur Sorcier n’était pas vêtu d’une cape comme les deux autres, et rien ne recouvrait son armure qui arborait en gros sur le devant du plastron toujours le même symbole travaillé avec grand art : le gantelet, mais celui-ci était surmonté d’une couronne rouge, et elle semblait luire d’une luminosité propre. Son porteur n’avait d’autre nom que « le Rouge-Roi », et il était craint et respecté de tous car de tous les êtres qui peuplaient les vastes étendues de terres, il était le plus grand des sorciers. Alors que le chevalier sorcier éclairait la tente avec des torches magiques, le Rouge-Roi réservait tout son talent pour le plus fort de la bataille, car il avait le pouvoir d’inspirer la ferveur dans les rangs de ses soldats, de faire naître la puissance dans le bras de ses capitaines, et de briser les mauvais sortilèges adverses.

Le Rouge-Roi était arrivé le premier à la convocation du Seigneur Sorcier. Sa venue avait donné de la force à toute la troupe présente dans la Tour d’Alandar : l’Ennemi n’avait qu’à bien se tenir, car le Rouge-Roi était précédé de plus de dix mille de ses meilleurs cavaliers, et derrière lui venait ses troupes à pied, encore plus nombreuses, et de leurs rangs montait une clameur puissante qui s’élevait par dessus les lances, les haches et les épées. Tous savaient que le Rouge-Roi utilisait les arcanes pour inspirer ses troupes, et pourtant il n’y avait ce jour-là nul artifice pour augmenter leur courage, et le Seigneur Sorcier le sentit immédiatement, et c’est cela plus que la taille de la troupe qui lui avait redonné l’espoir. Et il savait que l’Ennemi, lui aussi, pouvait voir cette armée levée pour contrer ses desseins, que lui aussi il pouvait voir les innombrables bannières rouges et grises, et les milles feux lancés dans le jour naissant par les milliers de casques et de pointes de lances. Nul ne pouvait ignorer la gloire et la puissance qui entouraient en cet instant la légion du Rouge-Roi, chef de toutes les terres plates au-delà de la Marche.
Aussitôt arrivés, les cavaliers avaient commencé à monter les tentes rouges et grises, alignées dans un ensemble parfait devant les portes de la Tour d’Alandar, et quand enfin le Rouge-Roi était arrivé à son tour, il avait traversé cet alignement jusqu'au pont-levis de la place forte, et avait mis pied à terre pour aller à la rencontre du Roi de la Marche. Réunis, tous deux s’étaient observés quelques minutes en silence avant de se saluer comme des frères, car il vrai que tous Rois de nobles lignées qu’ils soient, ils ne s’étaient encore jamais rencontrés en personne. Et puis le maître de séant avait pris la parole et congédié les capitaines des deux armées qui accompagnaient leurs Rois et engagé la conversation :
- Votre présence ici me remplit le cœur de chaleur, Rouge-Roi, mon frère.
- Je suis très heureux de pouvoir honorer la promesse de mes ancêtres, même si les circonstances qui le nécessitent ne sont guère encourageantes. Mais me voici, Rouge-Roi, en ces terres de la Marche avant les marais, et j’amène avec moi la Rouge-Armée, crainte même par delà les océans. Hélas, la magie rouge a perdu de sa puissance, et l’armée que j’amène avec moi n’est pas que la seule avant-garde mais la totalité de mes forces. Mes guerriers sont obéissants et bien entraînés car les Rois des terres plates n’ont pas relâché leur vigilance tant que l’Ennemi n’est pas abattu à jamais. Mais la Rouge Armée n’est qu’un pâle reflet de ce qu’étaient les Légions de l’ancien temps. Mes guerriers sont moins forts, ils sont moins nombreux, nos armes sont moins puissantes et les arcanes qui nous guident n’ont plus la force qui a fait les Rouge-Rois.
- Vos paroles me touchent plus que je ne saurais le dire car mes propres forces sont dans une situation qui ne vaut guère mieux. La Marche n’a plus les moyens de surveiller tout son territoire, et des chemins qui traversent les marais ont été perdus et oubliés. Mes coursiers sont obligés de faire parfois des détours sur des milles et des milles alors que des passages existaient. J’ai toujours senti que l’heure de l’accomplissement de notre serment se rapprochait, et aujourd’hui je sais que les temps sont venus : depuis six jours j’ai observé l’Ennemi et les événements de l’autre côté des marais. Les troupes sont levées en masse, un nombre tel que nous n’en avons jamais vu de pareil. Et j’ai vu leur soif de vengeance, et part dessus tout leur désir d’en finir. L’Ennemi veut nous éliminer du Monde, à jamais.
Le Rouge-Roi croisa les bras sur son plastron et un instant de silence s’écoula avant que sa voix ne s’élève de nouveau :
- Alors nous aussi nous nous battrons pour sa destruction. Nous n’aurons plus jamais une force aussi grande que celle que nous avons aujourd’hui. Peut-être les Cinq seront-ils plus faibles que l’Ennemi, mais nous n’avons d’autre choix que de mener nos troupes à la Guerre, et de nous battre pour la dernière fois, de nous battre et de vaincre, quel qu’en soit le prix et les pertes.
Ainsi avaient parlé les deux Rois ce jour-là, alors qu’ils ne savaient même pas encore si les Cinq répondraient tous à l’appel.

Le soleil lançait ses derniers feux, couvrant le ciel d’un intense brasier, mais nul ne pensait plus à le contempler en ces temps de périls et le sol ne semblait d’ailleurs pas avoir à envier quoi que ce soit au ciel tant les brasiers étaient nombreux autour des machines de sièges qui se préparaient à une nuit d’assauts ininterrompus. Le rougeoiement des projectiles incendiaires devenait de plus en plus vif à mesure que la clarté du jour diminuait, et comme le dernier rayon de soleil traversait les nuages, les échos sourds des rituels magiques commencèrent à rouler dans l’air. Maintenant que les troupes au sol de part et d’autre du rempart se préparaient à s’affronter, le Rouge-Roi était déjà en pleine action, et la ferveur montait dans le sang des guerriers, multipliant leur courage et masquant à leurs yeux les peines de la bataille. En face, derrière la grande muraille s’élevait au loin la colonne de fumée cotonneuse des artifices de l’Ennemi, qui tentait à chaque nouvelle nuit de contrer la magie des Cinq. Et cette nuit-là l’affrontement s’annonçait puissant car déjà un orage électrique lançait ses dards de lumière au travers du ciel, signe de la violence des sortilèges contraires se brisant les uns sur les autres.
Un grondement sourd de tambour roula dans les airs et soudain, comme s’élevait la clameur des guerriers en réponse aux tambours, la marée de soldats se jeta sur les murailles, et de toute part des échelles étaient jetées sur les remparts. Cent fois les échelles furent repoussées et cent fois elle durent redressées. Le fracas des armes joua un instant à imiter les éclairs de la bataille de magie et puis les machines de sièges déversèrent leur feu de dévastation, loin à l’intérieur des murs de la forteresse et la bataille se propagea sur toute l’étendue du terrain, il n’y avait plus un pouce de terrain qui n’était pas le théâtre d’un duel sans merci. Flèches, pierres, projectiles enflammés et carreaux d’arbalètes pleuvaient de toute part. Ainsi s’enfonçait le monde dans une nouvelle nuit de fureur. Elfes et Humains combattaient côte à côte, et autour d’eux tombaient sans nombre les corps des orques. Mais Elfes et Humains fuyaient devant la terreur inspirée par les monstrueux trolls, précédants les guerriers à la bataille en abattant leurs masses avec une régularité de métronome. Seuls les Nains semblaient suffisamment résistants pour contrer la peur ces créatures des montagnes. Et sans cesse des guerriers tombaient, de part de d’autre, touchés à mort.

La première bataille de cette guerre avait eu lieu sur les bords des marécages, l’avant garde des armées de l’Ennemi s’y était déjà profondément engagée lorsque les troupes des Cinq les assaillirent par surprise de part de d’autre de leur colonne, immobilisée dans les bourbiers. Cette escarmouche fut une victoire sans bavure pour les Cinq, mais elle n’aurait pu avoir lieu si le Rouge-Roi et le Seigneur Sorcier n’avaient pas décidé de partir en avance, sans attendre les renforts des trois autres Rois qui n’avaient pas encore réagi à l’appel. Pendant toute une semaine la Rouge armée avait contourné les marécages, accompagnée par des éclaireurs de la Marche ayant une bonne connaissance des marais. Pendant ce temps l’armée de la Marche, composée presque uniquement de solides marcheurs, avait avancé en droite ligne à travers les marais, se cachant dans les moindres recoins pour dissimuler son nombre. Mais la victoire avait été acquise grâce à la botte secrète du Seigneur Sorcier, qui avait puisé le maximum de ses sortilèges pour créer des grands destriers du ciel, images réveillées des grands dragons volants des temps anciens, disparus depuis bien longtemps. Ces illusions magiques avaient capté l’attention des forces de l’Ennemi suffisamment longtemps pour cacher la charge de la Rouge Armée sur leurs flancs, et l’avance des guerriers de la Marche, qui leur coupait toute retraite en les empêchant de s’enfoncer dans les marais.
Mais l’armée victorieuse n’avait pas terminé de pourchasser les derniers fuyards que d’autres bannières nombreuses s’étaient présentées à l’horizon. Accompagnées de chariots et de machines de guerres, il s’agissait du corps principal d’une grande armée, et les troupes des deux Rois eurent pendant un instant cru leur dernière heure arrivée lorsqu’elle avait aperçu les couleurs des bannières brandies vers le ciel : un poing de fer, et un liseré rouge. Les deux armées des montagnes du nord et du sud étaient arrivées par la mer, et se trouvaient ainsi réunis quatre des Cinq. Les praticiens des arcanes disaient avoir senti dans l’air la journée suivante la colère, et la rage des soldats de l’Ennemi, qui avaient vu tous leurs espoirs d’une victoire rapide brisée par la première défaite des marais, et l’arrivée soudaine de vastes forces bien équipées. Les deux nouvelles armées s’étaient installées dans les immenses steppes qui menaient aux marais et se campaient là sur leurs positions, protégeant d’un côté et de l’autre les forces fatiguées des deux rois qui avaient bataillé pendant toute la journée. Au milieu de la nuit, les quatre Rois se rejoignirent dans la tente noire aux couleurs des Cinq, dressée pour l’occasion, autant pour assurer dans leurs rangs que les Cinq étaient réunis que pour se persuader eux-mêmes que le cinquième viendrait lui aussi. Ils espéraient aussi que pour que l’Ennemi soit plongé dans le doute, et en vienne à croire lui aussi de que l’antique puissance des Cinq pouvait être de nouveau réunie, pour une dernière fois. Les deux nouveaux venus se ressemblaient étrangement et leur allure contrastait avec le Rouge-Roi et le Roi de la Marche puisqu’ils ne faisaient que la moitié de leur taille et ils avaient la morphologie caractéristique de tous les peuples nains présents à la surface du Monde. L’un était vêtu d’une puissante armure grise décorée de cimes de montagnes stylisées, et l’autre ne portait qu’une simple cotte de maille d’une étrange facture, d’aspect ondulant comme les flots. Mais leur casque qui cachait entièrement leur visage était identique, et les voix qui en sortaient comme celles de deux jumeaux. Ainsi se présentaient le Roi des montagnes Noires, et le Roi de la Côte des Brumes, nom donné aux terres se trouvant au sud des montagnes, à l’extrémité de la terre plate après le repli des montagnes Noires. Ces deux-là n’étaient pas du tout magiciens, mais la tradition de génie artisanal de leur lignée remplaçait avantageusement cette lacune et un observateur astucieux aurait compris en voyant la curieuse forme des machines de sièges disposées dans la plaine que c’était là les engins qui avaient également permis à cette armée de traverser les flots depuis la Côte des Brumes. Les deux Rois de petite taille arrivèrent dans la tente des Cinq pendant que les deux autres Rois procédaient à quelque incantation de magie dont l’utilité ne parut pas immédiatement évidente aux derniers venus. Et puis il se matérialisa petit à petit une reproduction exacte du terrain environnant la grande armée sur la table de fer qui se trouvait au milieu de la tente. Finalement la reproduction s’anima et les quatre Rois purent y voir se mouvoir l’ensemble de toutes les forces réunies. Ce fut le Seigneur Sorcier qui prit la parole le premier :
- Nul ne saurait trouver les mots pour vous décrire la sensation que votre présence me procure, alors que nous étions résignés à nous battre jusqu'à la fin en courant à notre perte dans une lutte sans espoir, votre aide innespérée nous laisse croire encore que tout n’est pas perdu et que peut-être une victoire finale n’est pas totalement hors de notre portée. Nous avons créé cette maquette magique pour qu’elle serve en permanence à voir l’état de nos forces et celles de l’Ennemi. Chaque rapport de nos éclaireurs, chaque compte rendu de nos capitaines y sera visible et ainsi les artifices de l’Ennemi ne nous atteindrons pas.
Le Roi des montagnes s’approcha de la table et y jeta un regard circulaire avant de répondre de sa voix grave :
- Ceci nous sera certainement de quelque utilité, j’en conviens, mais je ne saurais encore partager votre optimisme en ce qui concerne l’issue de la guerre. Nous avons subi de lourdes pertes alors même que nous étions encore en mer, il y a quelques jours de cela, et notre présence en ces lieux aujourd’hui est plus du fait de notre échec sur les mers que de notre volonté de vous porter assistance. Dès que nous avons reçu l’appel nous avons rassemblé nos armées et pris la mer aussitôt, mais cela n’a pas suffit à nous permettre de prendre position dans les steppes avant que l’Ennemi n’ait eu vent de nos manoeuvres et nous voici maintenant acculés entre ces marais où nos machines ne peuvent s’aventurer et les collines rocailleuses qui sont le territoire de prédilection de l’Ennemi. Alors même que nous parlons je ne peux m’empêcher de repenser à la perte de cinq mille de mes guerriers en mer alors qu’ils ne pouvaient pas combattre.
L’autre Roi de petite taille intervint alors et appuya dans son sens :
- Je ne puis qu’être d’accord avec ces paroles, nous avons peut-être rassemblé ici trente milles soldats de pied, et de nombreuses machines, mais nous avons déjà perdu un tiers de nos effectifs et je vois ici que vous même, puissant Rouge-Roi, n’avez avec vous qu’une armée trop faible. Même nos meilleurs guerriers ne sont pas de taille à lutter à un contre un avec ceux de l’Ennemi. Il faut que nous ayons l’avantage du nombre si nous voulons avoir une petite chance de vaincre en fin de compte.
Un temps de silence suivit ces paroles et le Roi de la côte reprit finalement :
- Et malgré le fait que nous soyons ici à discuter dans la tente des Cinq, je ne peux que remarquer que nous ne sommes que quatre. Que signifie notre alliance et le serment du Sang et du Fer si le meilleur d’entre nous, le plus puissant et le plus craint de l’Ennemi, n’est pas là ? N’y a-t-il pas de trop nombreuses vies d’Hommes que le cinquième royaume n’a pas donné de nouvelles ? Quel fol espoir nous fait croire que le cinquième Roi et son royaume n’ont pas disparu depuis longtemps dans les ténèbres ? Nous devons nous lancer à l’assaut des terres de l’Ennemi en masse, sans attendre, et lui montrer que notre détermination est totale pour qu’il finisse par croire que notre assaut ne fait que précéder celui du cinquième Roi. Nous n’avons que ce subterfuge à opposer aux forces chaque jour grandissantes de l’Ennemi, et seule la peur des Cinq réunis pourra le forcer à reculer et à se cacher dans sa forteresse, le seul endroit où notre infériorité sera contrebalancée par la puissance de nos machines de siège.
Les quatre Rois avaient palabré de longues heures durant jusqu’aux premières lueurs de l’aube, et alors ils avaient pris leur décision qui aurait pu être lourde de conséquences et amener leur ruine à tous. Mais le sort en décida autrement, et l’armée de quatre se lança la nuit suivante à l’assaut des terres de l’Ennemi, traversant les forces qu’elles rencontraient sans s’arrêter, comme si des troupes infiniment plus nombreuses les suivaient et ainsi, l’armée des quatre eu tôt fait de se répandre dans les plaines et de détruire les petites places fortes désorganisées. Les troupes de l’Ennemi furent bernées par le stratagème et refluèrent en désordre et se cachèrent dans les forêts et les montagnes alors même que les soldats des quatre étaient bien moins nombreux.

La nuit était terminée. L’assaut une fois de plus avait été repoussé, et la citadelle tenait bon. Des volutes de fumée s’élevaient encore des incendies déclenchés par les bombardements de la nuit, mais déjà les flammes perdaient leur intensité. Le champs de bataille n’était plus que ruine et dévastation. Des deux côtés du rempart, les guerriers pensaient leurs blessures et se préparaient à prendre du repos pendant la journée, réparant et colmatant les remparts d’un côté, affûtant et forgeant les armes de l’autre côté. Le Seigneur Sorcier se tenait dans l’ombre de la tente et il repensa aux événements qui les avaient conduit jusqu’ici.

Après le désordre de l’attaque massive, l’Ennemi n’avait cependant pas tardé à se rendre compte que nulle force supplémentaire n’arrivait plus derrière l’armée des quatre, et il réorganisa ses troupes, qui firent front avec hargne et courage et de nombreux guerriers des deux camps étaient tombés dans la plaine pendant les violents combats qui avaient suivis la première déroute. Mais les troupes de l’Ennemi n’avaient plus de cavalerie suffisante pour contrer les puissants destriers de Rouge-Roi et en quelques semaines les troupes de l’Ennemi avaient accumulé bien plus de pertes que celles des quatre, c’est pourquoi elle refluèrent en masse vers les deux tours de garde qui étaient dressées à l’entrée du cirque montagneux dans lequel se trouvait depuis toujours la plus puissante forteresse de l’Ennemi. Ce fut une terrible erreur que l’Ennemi ne comprit que trop tard car alors qu’il fuyait sur la plaine devant les cavaliers du Rouge-Roi, sa fuite laissa grande ouverte la voie aux troupes du Roi des montagnes pour attaquer les mines et forts que l’Ennemi avait dans les montagnes blanches et perpétuellement enneigées de cette partie du Monde. Privé du soutien du gros des troupes de l’Ennemi, les places fortes des montagnes furent détruites sans pitié et chacune d’entre elle qui était vaincue était rasée et la terre labourée et recouverte de sel, pour la stériliser à jamais et effacer toute trace de la présence de l’Ennemi. Et c’est ainsi que l’antique royaume des Nains sous les montagnes, maintes fois bâti et perdu, reconquis et abandonné, fut finalement annihilé. Les cavernes furent brisées, et les grandes cathédrales souterraines abattues. Il resta plus rien de ce qui fut dans le temps ancien un des plus beau royaume du Monde, et les montagnes s’écroulèrent sous les assauts des armées des quatre qui mirent à bas les antiques grottes. Et les Nains se lamentèrent du saccage de leurs chères grottes et maudirent le destin qui les avait conduits à cela. Désespérés par cette perte, les troupes de l’Ennemi ont fui une fois de plus devant l’armée des quatre qui s’approchaient des deux tours de garde, et celles-ci furent finalement prises sans grande difficulté. Avec cette nouvelle victoire, les quatre se trouvaient désormais à quelques milles seulement du cœur de l’Ennemi. Et ils étaient arrivés là sans même avoir réuni les Cinq, mais cela l’Ennemi ne le savait pas encore avec certitude, et son doute lui fut fatal car le temps qu’il perdit à y réfléchir permit aux quatre d’envahir complètement le cirque montagneux et de se positionner pour un siège de longue haleine autour de la citadelle de roc. Et c’est ainsi qu’après plusieurs mois de fracas et d’affrontements sur les terres du Monde, les deux armées s’arrêtèrent face à face le souffle court, et l’Ennemi s’aperçut que les Rois n’étaient que quatre au moment même où ceux-ci s’étant trop bien retranchés tout autour de la citadelle, il ne pouvait plus les déloger et briser le siège qui lui liait les mains. Et la consternation émanant de la cité fut palpable pendant quelques temps, quand l’Ennemi tenta quelques sorties en force mais ne parvint qu’à perdre complètement ses dernières troupes montées qu’il aurait dû utiliser bien plus tôt...

La journée s’était déroulée sans incidents, chacun des deux camps préparant les nouveaux assauts, mais pourtant il flottait dans l’air une lourdeur inhabituelle. Quelque chose de pesant, qui emplissait les cœurs d’un intense sentiment de danger. C’est peut-être pour cela que la bataille qui reprit de plus belle une fois la nuit tombée ne semblait pas aussi rageuse que la veille, comme si chacun attendait un événement extraordinaire qui viendrait briser le cycle des assauts nocturnes devenant maintenant habituels. Mais la bataille continua malgré tout jusqu'à ce qu’au milieu de la nuit se produise ce que plus personne n’attendait, ni d’un côté ni de l’autre. Un fracas indescriptible gronda dans le sol et la terre trembla comme jamais elle ne l’avait fait d’une manière naturelle. Une partie des remparts et des tours de la citadelle s’écroula et les fortifications de fortune qui la ceinturaient en firent autant mais cela n’avait plus guère d’importance désormais car le soubresaut de la terre s’accompagna de crevasses profondes par lesquelles ont pouvait voir le rougeoiement du cœur même des profondeurs du Monde. Et par ces crevasses s’élevèrent des guerriers, vêtu de d’armures de feu et armés de cimeterres courbes plus noirs que la nuit elle-même, environnés de flammes et de terreurs, et faisant fuir devant eux aussi bien les défenseurs que les assaillants. Et au milieu de ses guerriers apparu finalement leur Roi, le Roi-ombre qui faisait sortir des ténèbres son Royaume : le cinquième royaume.
Et derrière les ombres et les flammes les orques et les gobelins de la Marche et tous les monstres des cavernes et des eaux qui composaient l’armée des quatre se ressaisirent de leur effroi et de leur terreur et partirent à l’assaut de la citadelle blessée à mort. Le Seigneur Sorcier, Roi de la Marche, souriait depuis son poste d’observation : il souriait car il pensait que lui, héritier des arcanes de la plus ancienne des lignées de chaman orques allait enfin voir la victoire. La victoire finale qui mettrait un terme aux siècles d’humiliation de ses pairs, orques et gobelins de toutes sortes, créatures de la nuit. Les fortifications de siège déversèrent alors une marée de guerriers sauvages hurlant et criant, et la cavalerie lourde du Rouge-Roi, réunissant tous ses soldats de chair pourrissante, morts depuis des lustres et pourtant encore vivants sur leurs macabres chevaux d’os, s’élancèrent à leur tour dans un grondement de sabots sans pareille, et dans leur sillage suivirent tous les soldats de pied de la Rouge armée qui étaient encore debouts, squelettes décharnés, cadavres vociférants, couverts d’une armure solide et impressionnante, et brandissant haut les couleurs du Rouge-roi, chef mort-vivant des terres desséchées par delà la Marche, cimetière des conflits passés. Et au loin derrière eux se trouvait bien visible et dressé la silhouette décharnée de Rouge-Roi, brillante d’une magie sanglante, libérant toute la force de ses sortilèges dans ce dernier assaut. En vérité la puissance du Rouge-Roi était restée intacte depuis les temps anciens, car il était devenu une terrible liche depuis bien des siècles déjà, son âme vendue à une damnation sans nom. Ainsi furent finalement réunis les Cinq, et dominants leur armée d’orques, de trolls, et de monstres innommables, les spectres infernaux du cinquième royaume des Morts donnèrent l’assaut final contre la forteresse de roc, la dernière des Hommes et des Elfes, après la destruction du royaume Nain dans les montagnes blanches.
Les derniers guerriers Elfes et Humains sur les remparts de nacre de la forteresse virent cette ultime charge arriver, ils virent dans les yeux de leurs adversaires toute la détermination qui venait des Lointains, des terres plates de cendres et de poussières au-delà des marécages infestés par les orques de la Marche, ils virent les innombrables rejetons des créatures les plus abominables que le Monde ait porté, descendu des Montagnes Noires, guidés par l’affreux gnome qui se prétendait leur Roi, ils virent la terreur pure propagée par les spectres de la Côte des Brumes, et ses fantômes d’un autre âge. Ils virent leur mort se ruer vers eux.
Rien ne put contrer l’assaut final et derrière la ruine du passage de la horde enflammée venue des profondeurs vint le Roi-ombre, Seigneur des Ténèbres et des flammes de la Terre d’en Bas, et il arriva face aux ultimes humains et des elfes réunis, dans la plus haute salle du donjon. Les derniers Rois des Hommes et des Elfes malgré leur haut rang ne purent soutenir le regard de flamme du Roi-Ombre, et dans un seul braiser il furent consumés. Ainsi fut finalement vaincu l’Ennemi des Cinq, cette maudite alliance des Elfes, des Hommes et des Nains qui avait été forgée lors des premiers âges du monde et qui avait abouti au bannissement du Roi-ombre dans les ténèbres. La cité vaincue fut pillée et incendiée, ravagée et mise à bas, et la grande armée des Cinq se lança ensuite à l’assaut des dernières forêts du Monde dans lesquelles quelques elfes survivaient encore. Et quand tout ne fut plus que cendres et champs de pierres stériles, le Roi-ombre recouvrit le monde d’une ombre persistante qui masquait le soleil. La lumière qui faisait vivre et pousser les choses ne put plus parvenir au sol et les rares choses qui n’étaient pas encore mortes trépassèrent. Il ouvrit l’écorce du Monde pour en faire cracher dans l’air toutes sortes d’effluves mortelles et de vapeurs toxiques. Puis il carbonisa le Monde qui devint fournaise et toute forme de vie et de mouvement en disparu. La grande armée de Cinq fut vaporisée en même temps que tout le reste et les quatre Rois devinrent spectres, et partie intégrante du Roi-ombre.

Il ne resta plus que les ténèbres, et l’absolue perfection de la stérilité à perte de vue, enfin le Monde aboutissait à son véritable Age d’Or, une gloire éternelle et inaltérable, une gloire définitive inscrite dans la cendre et la poussière, loin de la misérable agitation des choses qui vivent, loin de leurs terreurs pour les choses qui sont mortes, loin de leurs royaumes éphémères, de leurs créations si fragiles et de leur ridicule petite existence unique.

Le Roi-ombre contempla sa destruction, il vit qu’il n’existait plus rien d’autre que l’immobilité totale, et il se désintégra lui-même dans une langue de feu pour accomplir le serment, celui qu’il avait lui-même prêté bien des âges plus tôt, aux tous débuts du Monde, le serment des Cinq, par le Sang et le Fer.

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