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Jungle belle, jungle on the way

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Quand on aime, ça fait mal d’aimer ce monde.

Il n’y avait pas de vent sur cette terre. La neige tombait droite et sans bruit. A gros flocons, elle recouvrait la montagne et les toits du village. Rimes longeait la grand-rue et, comme le lui avait indiqué la femme, arriva enfin devant le café-restaurant. En dehors de l’enseigne, rien ne le distinguait vraiment des maisons alentour. Il s’approcha lentement d’une fenêtre, balaya l’assemblée d’un coup d’œil discret et recula. Il n’y avait pas foule à l’intérieur, ce qui rendait la tâche plus facile. Il avait compté cinq hommes assis à table et deux autres le long du comptoir. Mais avant de continuer, il prit soin de déloger la neige qui s’était accumulée sous ses semelles. De la pointe de ses chaussures, il donna quelques coup secs contre la marche qui menait à l’entrée. Puis il poussa la porte. Elle s’ouvrit sur un courant d’air chaud, d’odeurs de feu de cheminée et de grillades, et se referma sur la rue blanche et déserte. Après la longue marche, il y avait dans ce café un petit quelque chose de réconfortant. Sur le seuil, Rimes se frotta les mains et souffla, histoire de se débarrasser une bonne fois pour toute du froid et de la neige. Il retira son bonnet et ses gants de laine puis salua. Les regards convergèrent vers celui qui n’était pas du coin, un jeune homme élancé avec des cheveux bruns en pagaille, le sac au dos. Il attendit le signe de bienvenue. L’homme de la maison, qui était debout près de la cheminée, l’invita aimablement à prendre place dans la salle. Rimes défaisait les boutons de sa veste en cuir lorsque l’homme lui demanda :
- C’est pour manger ?
- Oui, répondit doucement Rimes alors qu’il s’asseyait à une table, dans le fond du café.
- Aujourd’hui j’ai des haricots blancs, et je peux vous faire des œufs en omelette avec du lard… ça vous ira ?
- C’est très bien, dit Rimes, tandis qu’il déposait sa veste sur le dos d’une chaise puis son sac à ses pieds.
L’homme retourna devant le foyer et, à l’aide d’un tisonnier, remua vigoureusement les braises. Elles rougirent profondément en craquant. Des étincelles se répandirent dans l’âtre. Il saisit ensuite une des poêles qui pendaient à la cheminée, y jeta quelques tranches de lard et la plaça au-dessus du brasier. Il les retourna régulièrement et, une fois bien dorées, les recouvrit d’un bol d’œufs battus.
Pendant ce temps, Rimes observait son voisin. Le vieil homme était penché sur son pot de bière et le tenait bien fermement. A certains moments, alors qu’il semblait se dresser et se murmurer quelques mots, sa tête retombait systématiquement vers la boisson. Le vieil homme la leva légèrement, se tourna vers Rimes et relâcha les mains du pot le temps de dire :
- T’es d’où, mon garçon ? Y’a pas grand monde ici et je vois bien que tu n’es pas du coin…
Sitôt dit, il porta l’alcool à sa bouche et prit une bonne gorgée de bière.
- Je viens de l’est, répondit Rimes.
- Marcheur ?
- En quelque sorte, dit Rimes.
- Ha, ha, fit le vieil homme.
Il but à nouveau et se racla la gorge. Il continua :
- Tu sais, j’ai voyagé moi aussi avant de finir ici dans cette montagne…
Son visage s’affaissa dans la boisson mais se redressa aussitôt.
- Et tu sais pourquoi ? Dit-il, un sourire triste aux lèvres.
- Non, répondit Rimes.
- …Une femme…Hein !…Dit le vieil homme en frappant la table du bout de son doigt.
- Hey vieil ivrogne ! Ne commence pas à embêter le jeune homme avec tes histoires ! Lança une voix qui provenait du comptoir.
Des rires étouffés suivirent. L’homme de la maison glissa un regard réprobateur vers la salle. Le vieil homme baissa la tête mais ne sembla pas les entendre. Il tendit le haut de son corps vers Rimes et lui dit en chuchotant : la femme !…Et pas n’importe laquelle…La femme de ce monde…Tu vois je vais te raconter…
L’homme de la maison apporta l’omelette, les haricots, une carafe d’eau et les déposa sur la table. Alors que le vieil homme aspirait une lampée de bière et ne le voyait pas, il en profita pour articuler en silence à Rimes de ne pas prêter attention à son voisin. Rimes le remercia discrètement d’un signe de la tête et lui fit savoir que tout se passait bien. Le vieil homme se pencha vers l’épaule de Rimes et reprit :
- Tu vois quand on s’est connu j’avais à peu près ton âge. Moi je travaillais dans une des mines de la montagne et elle, elle s’était une fille de bonne famille…Tu sais en ce temps, c’était pas comme maintenant, on avait pas toujours la possibilité de s’aimer…Mais nous ça nous empêchait pas de nous aimer. Alors on se retrouvait dans la forêt…Tu vois, avec elle je me sentais libre, avec elle, j’avais la possibilité d’aimer, avoua le vieil homme…Tu comprends ? Quand on aime, ça fait mal d’aimer ce monde, et quand j’étais à ses côtés c’était toute la vie que j’avais dans mes bras.
Sa voix se cassa entre la gravité et la colère mais l’instant d’après le vieil homme eut l’air heureux, perdu dans des souvenirs qui le portaient.
- C’est une histoire banale après tout, résuma le vieil homme, d’un geste de la main. Quand ses parents l’ont appris ils m’ont fait enfermer pour vol. La parole des riches valait de l’or à l’époque, tu sais ? J’ai fait plusieurs années de bagne, et quand je suis sorti et que j’y suis retourné, y’avait plus personne.
- Vous n’avez pas connu d’autres femmes ?
- Si bien sûr, mon garçon, que j’en ai connu d’autres. J’ai couru les femmes, j’ai couché, je me suis amusé, et drôlement ! Le bon sens aurait voulu que je l’oublie, dit-il dans un soupir. Mais je n’ai pas pu l’oublier, je l’ai cherché dans le pays, et puis un jour j’ai fini ici dans cette montagne …Et toi mon garçon, coupa-t-il ?
- Heuuu…quoi moi ? Balbutia Rimes entre deux bouchées.
Le vieil homme sourit et but un peu de bière.
- Je veux dire : tu as une femme ?
- Non, non, pas encore, répondit Rimes qui finissait son assiette.
Le vieil homme sourit à nouveau. Pour la première fois il leva ses yeux bleu pâle vers Rimes et s’arrêta sur son visage. Il le trouva beau. En cet instant ce n’était plus sa vieillesse qu’il avait en face de lui, c’était la chaleur de sa jeunesse, l‘amour qu’il faisait sous les arbres, la peau qui sentait la forêt et la femme de ce monde.
Lorsque le vieil homme reprit ses esprits, Rimes avait reboutonné sa veste et lui souriait silencieusement.
- J’ai quelque chose pour vous, souffla Rimes.
Le vieil homme releva la tête, il le voyait maintenant. Rimes avait posé son sac à dos sur ses genoux. Il sortait une enveloppe et la lui tendait. Le vieil homme le regardait faire les mains collées à son pot de bière. Il sentait que quelque chose se préparait et son cœur battait fort, si fort. Rimes déposa l’enveloppe sur la table. Le vieil homme pouvait lire au dos « A henry ». Il tremblait. Cette écriture qu’il avait gardée en lui jusqu’ici, il la reconnaissait clairement, c’était celle de la femme de son monde. Le vieil homme le regarda interloqué.
- C’est quoi ça mon garçon ? hésita-t-il, le corps secoué par l’émotion.
- On m’a chargé de vous donner ce message, répondit doucement Rimes.
Le vieil homme resta silencieux, son pot de bière tout contre lui. L’enveloppe était toujours sur la table.
Rimes se leva sans un bruit. Il salua l’homme de la maison, remit son bonnet et ses gants et sortit du café. Puis il disparut à travers la neige.

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