Nous venons d'arriver dans cette ville que nous ne connaissons pas. Nous n'avons pas peur, mais nous sommes fatigués par le trajet sans fin que nous venons d'achever. Et pourtant, le séjour ne fait que commencer. Nous sommes partis sur un coup de tête. Le genre de décision que l'on prend vite-fait sans pouvoir en connaître ou même en deviner les conséquences. Le genre de décision qui se retrouve actée par un: « On verra bien mais c'est clair que ça va le faire ! ». Un bel enthousiasme teinté d'un soupçon d'espièglerie face au rationalisme de notre vie. Une vie que nous apprécions, que nous chérissons, mais qui par moment nous étouffe et nous oblige à partir respirer un air lointain, pourtant aussi vicié que le nôtre. Un mal dont nous ne sommes pas responsables, celui qui s'infiltre dans nos artères et dans nos bronches sans que l'on ne l'y ait invité. Pourtant, le vice nous connaît autant que nous le connaissons. Chaque fin de semaine c'est avec lui que nous prenons rendez-vous pour qu'il nous aide à détendre les synapses meurtries de nos âmes. Notre cœur bat vite, mais c'est pour rattraper le temps. Le temps qui s'élance sans dis-continuer et que nous ne voulons ni regretter, ni gaspiller. L'idée n'est plus que le temps nous rapporte de l'argent, mais que c'est par lui que nous devenons qui nous sommes. C'est par nos actes que nous pouvons nous réveiller grandi, ou ressentir cette vilaine impression de marcher sur nos pas, voir pire, à reculons, nous éloignant d'un but que nous nous étions fixé alors même que nous avions il y a peu l'impression d'être toujours en train de lui courir après.
Mais aujourd'hui, le but est atteint. Nous sommes là, mais encore étrangers. Chaque rue est un mystère, un mystère qui apporte à notre soulagement. Malgré tout, il est dur de ne pas penser et du même coup regretter la familiarité dans laquelle nous nous complaisions dans notre ville.
Nous ne sommes plus chez nous, pour le meilleur et pour le pire. Notre destin n'est plus entre nos mains, mais se fraye de lui-même un chemin entre les imposants immeubles impériaux qui nous entourent. A travers chaque couloir, chaque ruelle, il file pour nous emmener vers notre destination. Nous tenterons de l'aiguiller, mais c'est à lui que reviendra la décision finale. Dans une ville étrangère, cerné de tous côtés par l'inconnu, qui oserait prétendre à la pleine maîtrise de ses actes ? Certains diront qu'il faut, malheureusement, faire avec. Nous pensons différemment. Le destin part de tout côtés, et tenter de suivre l'une de ses branches mènera toujours aux mêmes lieux et habitudes. Se laisser mener par lui, c'est là que se trouve le vrai danger et par là même la vraie richesse de nos vies. Il faut le provoquer, sans trop s'ingérer, lui tendre la main, sans le tirer à nous. Faire émerger la perfection d'un subtil mélange de bifidus actifs et de lâcher-prise.
Alors nous nous laissons guider par les rues. Il est temps de manger, et les enseignes McDonald placées sur notre route nous guident naturellement vers ce qui s'apparente être le restaurant le plus rassurant du monde. La décoration fade mais constante nous apporte un peu de stabilité dans le brouillard de jamais vu que nous rencontrons. Nous répétons cinq fois ce qui s'apparente au rituel de notre arrivée: « One Big Mac menu please ». Le regard de Ronald change: « Yes, with cola ». Celui des autres clients aussi: « Ketchup ». Il est deux heures du matin, et notre entourage se compose de trois black, et de deux ouvriers communaux à voir leurs combinaisons oranges, et sales. Ni les uns, ni les autres ne semblent vouloir bouger, ni de devoir le faire. En fait, notre entourage se décompose. Ils ont l'air là depuis si longtemps qu'ils se sont fondus dans le décor, si bien que les tables et les chaises n'auraient pas de raisons d'être s'ils décidaient de les quitter. En sortant, l'un des hommes nous barre l'entrée. Il est plus étrange encore que tout les gens croisés jusqu'ici. Il porte une cape et un chapeau, rouge tous les deux. Ils nous a entendu tout à l'heure et nous demande d'où nous venons. Nous hésitons quelques secondes puis lui donnons l'information qu'il attend : « We came from Belgium ». « Oh good. Do you got any money ? ». A ces mots, la méfiance s'installe dans nos pensées, transite entre chacun de nous, et nous ramène à notre condition de touriste toujours prompt à se faire rouler. Nous répondons juste que non, que nous sommes désolés, et nous nous en allons.
Sur le retour, un groupe de nains s'impose à nos regards. Ils portent le même harnachement orange et ont l'air aussi peu actif que leurs collègues de tout à l'heure. Ils sont inquiétants dans un sens. Ils ont tous l'air hagards et ne disent rien. Ne font rien non plus. Nous tournons la tête, et apercevons le night-shop. Ils sont donc en train de se saoûler. Et même si mon envie de bière vient de s'éveiller à la vue du magasin, j'ai beaucoup de mal à les envier. Malgré tout, quelle idée visionnaire que de donner pour travail à des gens de ramasser les déchets qu'ils passent leur temps à créer. Et quel génie d'avoir assigné des nains à ces basses tâches, eux qui n'auront pas à produire autant d'effort pour détacher les crasses d'un sol par définition très proche d'eux. Nous entrons donc dans le magasin dont l'enseigne ne cesse de nous rappeler par son clignotement incessant que le magasin est « Non-Stop ». Sur le moment, je m'imagine, vu l'heure avancée de la nuit, que cette échoppe est en vérité le bureau officiel de ces travailleurs nocturnes. Que ceux-ci échangent contre leur non-travail un rationnement non-stop d'alcool et de tabacs qu'ils non-consomment en cachette avant de les jeter dans la benne à ordure. Cette idée me fait sourire et finit de me convaincre. Nous achetons donc quelques bières, deux paquets de clopes, et rentrons retrouver le sommeil dont nous avons besoin.