Allez, chose promise, chose due, voici donc mon avis.
Deux choses importantes :
- je vais faire pas mal de spoils, il y en a trop pour que je puisse passer à côté.
- continuez à réagir si vous le voulez, et n'hésitez pas non plus à alimenter le forum sur
Fievel
Pour couper court à tout suspense, je vais répondre directement à la question "Alors, Mme Brisby est-elle un personnage placé sous le signe du sexisme antiféministe ?" par un seul mot :
NON
Définitivement pas.
Voici maintenant mon argumentation :
Les œuvres culturelles, même celles destinées au jeune public, sont souvent chargées de messages, pas forcément très flatteurs pour certains. Ainsi, des ligues de défense de la morale américaines ont fustigé le
Roi Lion
, parce que ce film d’animation présente une société de lions où l’on a un seul lion pour qui une douzaine de lionnes va chasser, alors que lui ne fait rien. Évidemment, dans notre société occidentale, un tel comportement choque. Mais il ne faut pas oublier que c’est ainsi que fonctionne la société des lions : un mâle dominant, des femelles soumises, et c’est tout.
D’autres éléments plus proches de nous peuvent paraître sexistes. Je ne suis pas le dernier à penser que la plupart des princesses des contes de fée, repris ou non par Disney, donnent des images de la condition féminine plutôt dégradantes. Cendrillon encaisse les humiliations et les coups de sa belle-famille sans oser se défendre, ni même protester ou
penser
à protester. Et la Blanche-Neige de Disney est vraiment naïve et soumise aux clichés les plus machistes. Après une fuite éperdue dans une forêt effrayante, la jeune fille se retrouve dans la maison des sept Nains. En voyant l’état dans lequel est la maison, son premier réflexe est de faire le ménage, en chantant !
Je lui demande alors de préciser. S’ensuit l’échange que je vais tâcher de restituer de mémoire sous la forme « observation de la dame, puis réponse de ma part », la plupart des réponses seront bien entendu approfondies avec le recul.
On voit rapidement que tous les personnages ayant un tant soit peu de pouvoir sont des hommes. Aucune femme ne dirige. Ce jusqu’au sein de la famille : il n’y a plus d’homme adulte, mais sur les quatre enfants, si on ne compte pas le petit dernier qui est malade, c’est le grand frère qui est courageux, prend des initiatives quand la maison menace de sombrer, alors que les deux filles ne font qu’appeler leur maman à l’aide.
Avant toute chose, remettons les choses dans leur contexte : Robert C. O’Brien a écrit le livre en 1973. En admettant qu’il ait été élevé dans une famille de catholiques Irlandais, j’imagine que sa conception de la famille était du type « bonne famille chrétienne » et tout ce qui s’ensuit : le père au travail, la mère au foyer qui s’occupe des enfants. Le fait que Mme Brisby soit jeune veuve est une rupture du modèle familial conventionnel. Le film date de 1982, à cette époque, la révolution sexuelle n’était pas encore chose acquise (et l’est-elle encore trente ans plus tard alors que de trop nombreuses inégalités hommes/femmes ont la vie dure ?). Voir une femme élever seule ses enfants et travailler pour ça était quelque chose de peu répandu, et pas forcément très bien considéré.
Le fils aîné, Martin, a une réaction compréhensible : son père n’étant plus là, c’est maintenant lui l’homme de la maison. On imagine facilement que cette hardiesse n’est qu’une carapace pour dissimuler ses émotions. Il a récemment perdu son père et a peur de voir son petit frère disparaître à son tour ; aussi n’hésite-t-il pas à jouer les gros durs, et à se montrer insolent pour contenir son chagrin et sa crainte. Ce qui ne l’empêche pas de regretter rapidement d’avoir contrarié la Musaraigne, et de demander pardon à sa mère.
Vraiment, il n’y a que les hommes qui ont le beau rôle. Le Grand Hibou détient la sagesse, les Rats sont menés par Nicodémus, M. Ages est un docteur. Le corbeau s’impose aussi, même s’il est contrebalancé à 50/50 par la Tatie Musaraigne.
Là, encore, c’est une question de contexte. Si l’on prend encore en compte le fait que cette histoire se passe dans années 1970 (voire même plus tôt, si ça se trouve, l’histoire se situe plutôt dans les années 1950-1960, si Robert C. O’Brien a voulu retrouver la campagne de sa jeunesse), les professions médicales, scientifiques, universitaires et politiques étaient l’apanage de la gent masculine – cela ne veut pas dire qu’il n’y avait pas de femmes médecins ou dirigeantes, mais elles étaient bien moins nombreuses. Ce n’est pas du machisme, mais une « peinture » de la réalité d’alors. Et puis, est-ce que ces nombreux hommes ont un aussi « beau rôle » que ça ?
Même s’il détient la sagesse, le Grand Hibou est avant tout un personnage vraiment méchant, le premier que croise Mme Brisby. Que ce soit dans le livre ou dans le film, sa seule présence est à elle seule synonyme de danger pour la mère Souris. Les hiboux mangent les souris, aussi la pauvrette sait pertinemment qu’elle va se jeter dans la gueule du lion en allant lui demander conseil. Et pourtant, elle y va, et ne s’enfuit pas à toute allure quand elle se trouve devant lui, ce qui est plutôt tentant quand on voit ce que Don Bluth a fait de cet être teinté de mystère inquiétant : un véritable monstre, vivant dans un chêne noirâtre aux branches noueuses, rempli d’ossements et de toiles d’araignée. Lui-même est immense, ses os craquent quand il fait un mouvement un peu brusque, ses ailes sont couvertes de toile d’araignée, sa voix est tonitruante et ses yeux émettent une lumière glauque, et renvoient l’image de son interlocuteur tels deux miroirs. Sans attendre la fin de la question de Mme Brisby, le Hibou l’envoie paître. C’est en entendant le nom de Jonathan que la situation bascule : surpris, le Hibou invite Mme Brisby à trouver de l’aide auprès des Rats. Victoire incontestable de la petite souris sur le Grand Hibou.
Je reviendrai tantôt sur Nicodémus et la société des Rats, mais je peux m’attarder sur M. Ages. Au premier abord, ce personnage n’est vraiment pas sympathique. Plus préoccupé par ses recherches que le bien-être de ses semblables, c’est d’un ton fort peu compatissant qu’il fait ses condoléances à la jeune veuve. Un spectateur averti remarquera d’ailleurs un petit indice comme quoi ce scientifique cache quelque chose : pendant un plan d’une seconde sur une lampe à pétrole qui s’allume, il y a un livre en arrière-plan sur lequel on peut lire « N.I.M.H. » et « Le Plan ». Depuis le début, ce « drôle de bonhomme » est impliqué dans le secret.
Jérémie, le corbeau en mal d’amour, paraît effectivement sexiste : dès sa première apparition, on comprend que c’est un dragueur invétéré, qui séduit toutes les filles qu’il croise, et il ne perd pas une occasion de faire le malin devant Mme Brisby pour l’impressionner. Il émet des généralités du genre « les filles admirent les hommes athlétiques », « les filles adorent les gars que les enfants aiment », « les filles raffolent des bijoux ». Il finit par devenir vraiment agaçant, même pervers, lorsqu’il réclame à Mme Brisby son médaillon, alors qu’il est pratiquement allongé sur elle – une attitude choquante, surtout dans un dessin animé pour enfants. Mais les spectateurs ne sont pas dupes, ce personnage n’est jamais pris au sérieux, car chaque tentative de briller de sa part tourne rapidement au ridicule, et le public rit de sa maladresse chronique alors que Mme Brisby le repousse fermement et l’envoie se rendre utile ailleurs.
Tatie Musaraigne est une femme de caractère. Autoritaire, arrogante par moments, elle est un personnage féminin plutôt fort, même si on ne la voit pas beaucoup. C’est elle qui a le culot d’accompagner Mme Brisby sur le tracteur après avoir mis les enfants de celle-ci à l’abri, et qui parvient à saboter le carburateur, laissant un répit d’une journée à la maisonnette familiale. C’est elle qui conseille à Brisby d’aller voir le Hibou. Et c’est elle qui veille sur les enfants lorsque Mme Brisby part chez les Rats, puis pendant le déplacement de la maison. Elle ne fait aucun compromis lorsque Jérémie se rend chez les Brisby ; elle l’attache et le bâillonne pour couper court à ses bavardages. Et chaque fois qu’elle parle des Rats, c’est pour les insulter et promettre de les renvoyer par la force s’ils viendraient à approcher la maison. Et si Don Bluth la fait sursauter de frayeur quand elle entend les Rats installer leurs cordages autour de la maison, Robert C. O’Brien la présente comme autrement plus combative. Voici un petit échange entre la Musaraigne et les Rats venus pour le déménagement :
(p198-199)
- Mais, dit Mme Frisby à Justin. C’est la Musaraigne !
- Oui, répondit Justin. Une Musaraigne bien acariâtre.
L’un des rats parlait. Mme Frisby reconnut Arthur.
- Mais je vous dis, m’dame, que nous avons la permission de Mme Frisby. Elle
veut
que nous bougions sa maison. Demandez à ses
enfants
. Appelez-les.
- Ne me dites rien ! Qu’avez-vous fait de Mme Frisby ? C’est une bonne chose que les enfants ne vous aient pas entendu. Ils seraient morts de peur ! Si Mme Frisby voulait que vous bougiez sa maison, elle serait là !
- Tout va bien, appela Mme Brisby en approchant. Je suis là.
- Mme Frisby ! s’écria la Musaraigne. Juste à temps ! J’ai entendu un bruit, je suis allée voir et j’ai trouvé ces –
créatures
– qui essayaient de déterrer votre maison.
Une musaraigne qui tient tête à une bande de rats ne doit pas manquer de ressources.
La société des Rats est pareillement exclusivement masculine. En plus, ce sont les Rats qui envoient Mme Brisby se faire sacrifier pour qu’elle aille droguer la pâtée du chat, ce qui la mène directement en cage.
Dans l’œuvre originale de Robert C. O’Brien, on voit plus en détail la société des Rats. Avant que Mme Frisby ne soit présentée à Nicodémus, on la fait patienter dans la bibliothèque. Là, elle rencontre Isabella, une jeune Rate chargée de la comptabilité des denrées collectées par les Rats, qu’elle tient soigneusement à jour sur ses nombreuses feuilles de compte. Les deux femmes sympathisent vite. Mme Frisby apprend qu’il y a d’autres Rates qui s’occupent de faire fonctionner la base des Rats pendant que ces messieurs sont à un meeting. Néanmoins, Mme Frisby comprend que « les femelles se rendaient parfois aux meetings et d’autres fois, non ».
(p83-84)
Les femmes ont bel et bien leur place dans la société des Rats, et pas seulement dans les tâches ménagères. Dans le film d’animation, M. Ages conduit Mme Brisby à la bibliothèque avant de l’emmener devant Nicodémus, malheureusement, cette scène de rencontre avec Isabella n’a pas été tournée, et il est vrai qu’on ne voit aucune fille Rat. En même temps, on ne voit que des guerriers, des ouvriers ou des politiciens, l’idée du contexte de professions masculines s’impose encore.
Pour ce qui est du sacrifice, je ne le vois pas sous cet angle. Un sacrifice, c’est une perte délibérée au profit de quelque chose. Or, si Mme Brisby prend un grand risque en allant mettre la poudre soporifique dans la gamelle de Dragon, il subsiste une bonne chance pour qu’elle en réchappe – dans le cas contraire, jamais les Rats ne l’auraient laissé faire. Ensuite, ce n’est pas un sacrifice, mais un volontariat. Consciente du danger qu’implique une telle expédition, la petite souris dit clairement « je suis volontaire », et bien que Justin s’y oppose immédiatement, elle insiste. Dans la version animée, Nicodémus se contente de lui donner sa bénédiction, car il a compris implicitement ce qu’elle voulait faire. Dans le livre, elle prend un petit moment pour se justifier :
(p91)
- Vous oubliez que je suis la mère de Timothée. Si vous, et Arthur, et tous les autres membres de votre groupe pouvez prendre des risques pour le sauver, alors je peux en prendre aussi. Et réfléchissez à ceci : je ne veux qu’aucun de vous soit blessé – peut-être même tué – par Dragon. Mais plus encore, je ne veux pas que cette tentative échoue. Peut-être que le pire qui puisse vous arriver, avec de la chance, est d’être obligés de vous disperser et fuir, et laisser ma maison en plan. Mais alors, qu’est-ce qui nous arrivera ? Timmy mourra, pour sûr. Alors si personne d’autre ne peut endormir le chat, je dois le faire.
Mme Brisby va donc risquer délibérément sa vie pour contribuer à protéger celles de ses enfants. Nous savons que c’est en mettant la poudre dans la nourriture du chat que Jonathan a été tué. Elle va réussir là où feu son mari a échoué, et ce alors qu’elle n’a pas été soumise aux expériences des scientifiques. Techniquement, elle est donc moins intelligente, moins forte, et pourtant elle y parvient. Certes, elle se fait prendre par l’un des enfants du fermier, mais cette complication va être salutaire. Pendant sa captivité, elle apprend que les scientifiques de N.I.M.H. vont raser le rosier des Rats dès le lendemain matin. Elle préviendra les Rats qui pourront disparaître à temps.
Enfin, et cela me paraît être le plus important, c’est ce qu’apporte Mme Brisby à cette société des Rats. Dans le film d’animation, elle ne leur permet pas seulement d’échapper aux scientifiques comme le fit son défunt mari quatre ans plus tôt, mais elle révèle aussi les lacunes de cette société soi-disant « idéale », qui a emprunté à celle des Hommes les bons côtés, et les mauvais. Ces Rats si intelligents, si malins, et si avancés sont également paranoïaques, fourbes, réactionnaires, voire même totalement monstrueux.
C’est l’une des principales différences entre le livre et le film : dans le roman, il y a déjà eu scission entre les opportunistes qui veulent tirer parti de tout ce qu’ils trouvent chez les Humains, et les progressistes qui préfèrent fonder leur propre société qui pourrait subvenir à ses besoins sans voler. On apprend que Jenner est parti, emmenant avec lui un groupe de dissidents dont on entendra seulement parler. Dans le film, en entendant tonner Jenner contre l’ « utopie du Plan », la pauvre Mme Brisby comprend vite qu’elle a débarqué dans un sacré sac de nœuds. Et c’est sa présence qui va accélérer les choses. Les conflits fermentaient depuis longtemps, et Jenner profite de l’opération de déplacement de la maison pour mettre à exécution son plan à lui, et afficher au grand jour la personnalité machiavélique qu’on lui soupçonnait déjà. La scission est alors consommée. Elle est douloureuse, car elle provoque trois morts violentes – Nicodémus, Jenner et son lieutenant – mais ce mal permet à la société des Rats d’aller de l’avant, le dernier obstacle à l’exécution du Plan des Rats ayant disparu.
Voilà donc ce qu’il advient de cette société qu’on pourrait trouver « machiste ». Une petite souris parfaitement ordinaire va se montrer plus « puissante » que des Rats génétiquement modifiés en renversant la situation à son avantage, et au leur. Et c’est la conclusion de cette histoire : grâce au miracle de la magie du bijou de Jonathan, Mme Brisby va réussir à elle seule à déplacer sa maison, alors que tout semblait perdu. Là encore, il s’agit d’une licence poétique de Bluth : le courage dont elle a fait preuve tout du long du film est représenté symboliquement. À défaut de soulever des montagnes, sa foi soulève le parpaing. Elle s’affranchit ainsi de l’ombre de son défunt mari, qui jusque alors était le seul vrai héros des Rats, et le surpasse. El la voilà, rayonnante comme un soleil, brandissant le médaillon devant tout un parterre de Rats qui adoptent tous une pose de soumission, genou à terre et tête baissée. Il est fort probable qu’ils en auraient fait leur reine, si telle avait été sa volonté.
J’ai recueilli d’autres avis de personnes qui pensaient qu’après toutes ces émotions, une idylle allait naître entre Mme Brisby et le jeune premier, le capitaine Justin. Dans le livre comme dans le film, cependant, cela n’arrive pas. Don Bluth a respecté le choix de l’écrivain et a évité de faire une fin trop « conformiste » où les Brisby auraient été une famille reconstituée. En choisissant de rester au champ Fitzgibbons, Mme Brisby prouve qu’elle n’aura pas besoin d’un homme pour faire vivre son foyer. Une fois encore, c’est la réussite d’une femme seule qui garde la tête haute. Et le fait qu’elle ait finalement confié le médaillon à Justin est une dernière preuve de cet affranchissement : après avoir découvert le secret de N.I.M.H., et la manière dont Jonathan y était mêlé, elle a décidé de tourner définitivement la page, et d’aller de l’avant. Elle a laissé partir le dernier souvenir concret qu’elle avait de son mari, qui restera avec les Rats, tandis qu’elle et ses enfants vivront désormais de leur côté.
Alors, Brisby, souris sexiste ? Chacun est libre de penser ce qu’il veut en voyant ce film – c’est d’ailleurs l’une des caractéristiques d’un bon film, c’est qu’il en découle plusieurs interprétations. On peut trouver du sexisme dans bien des histoires, y compris celles destinées aux enfants. Il peut paraître délibéré, bien que ce ne soit souvent pas le cas. De mon point de vue,
Brisby
n’a rien de sexiste. Au contraire, les éléments précédemment nommés peuvent être considérés comme tels, mais chacun se voit contré par une réaction, et cet ensemble la place clairement en position de supériorité par rapport à tous les hommes auxquels elle se retrouve confrontée tout au long de cette aventure. C’est avant tout une mère aimante, son amour la pousse à braver la mort de nombreuses fois, révélant une « âme courageuse », pour qui « la pierre se réveille ». Et son triomphe n’est pas seulement une victoire sur la maladie de son fils, c’est un accomplissement personnel par rapport à tous les obstacles auxquels une veuve peut se retrouver confrontée.
Voilà, j'espère que cette argumentation vous semblera pertinente, à défaut de l'approuver. Je remercie ceux qui se sont exprimés, qui m'ont donné des idées, et ai d'autres idées de chapitres sur Don Bluth en cours (faut que je contacte mon éditeur).