Ainsi, c’est ici qu’allait se finir sa vie. Mais le plus important, c’était que c’était maintenant. Ici et maintenant, la mort.
Joe n’avait pas le choix. Depuis qu’il avait été libéré de prison pour remplir la corvée d’être marine, il n’avait cessé d’être ballotté de planète en planète pour des missions suicidaires. Il avait réussi à en survivre trois fois. Mais à présent, le doute n’était plus permis. Il fallait dire aussi qu’à cinquante contre un, l’affaire allait être réglée comme du papier à musique. Pouvait-il se faire cinquante Zergs en moins de quinze secondes ? Et surtout, ses compagnons pouvaient-ils en faire autant ? Bien sûr que non. Déjà, les aliens laissaient derrière eux un filet de bave qu’ils expulsaient pour montrer leur envie de sang humain. Leur sang. Voilà ce qui se passait lorsque l’on débarquait sur une planète à dix pour savoir s’il y avait des Zergs. La tactique des généraux était simple : si le transport ne revenait pas d’une planète, c’est que les Zergs progressaient dans cette zone. Auparavant, Joe était tombé sur quatre planètes inhabitées et trois planètes colonisées par les aliens. A chaque fois il ne s’agissait que de petites bases qui s’assuraient qu’aucun ennemi ne s’aventurât dans les parages, et ils avaient eu le temps de fuir pour faire leur rapport à l’armée. Mais à présent, c’était différent. À peine le transport avait-il refroidi quelque peu ses moteurs que des centaines d’hydralisks s’étaient déterrés à quelques dizaines de mètres. Et voilà où il en était : à tirer bêtement sur la fumée de poussière qui avançait dans sa direction. Peut-être bien cinq cents bêtes. Aucun espoir donc.
- C’est l’heure de prendre sa dose les enfants, dit calmement une voix familière.
Le sergent. En bon agneau qu’il était, Joe lui obéit : il activa la drogue de tous les marines, celle que l’on appelait couramment entre marines “ la valkyrie ”, car on ne la prenait que juste avant sa mort en général. L’employer produisait, paraît-il, un effet déstabilisant qui vous projetait en dehors de l’univers normal. Joe n’allait pas tarder à vérifier cette théorie.
Il activa le mécanisme qui fit planter la seringue, remplie de drogue. Mais auparavant, il jeta un regard à son calendrier personnel : même si cela faisait des mois qu’il n’avait pas vu une date, autant savoir quel jour il allait mourir. Lorsqu’il vit les chiffres sur son cadran, la surprise fut de taille – mais cependant de courte durée, la drogue commençant son action. Mais il garda cette idée en tête : c’était Noël.
Elle fit son effet, la valkyrie. Soudain, tout parut se dérouler beaucoup plus lentement. Il entendit les battements de son cœur, de plus en plus lourds et de plus en plus lents… Les Zergs semblaient moins menaçants. Joe pouvait voir à présent les grosses plaques d’armure biologiques que possédaient les zerglings, ses plus proches ennemis, mais surtout les interstices qui faisaient leurs points faibles. Il visa avec une effroyable efficacité : une rafale, un mort. Une autre rafale, un autre cadavre. Puis un autre, et encore…
Joe se rendit compte qu’il n’arriverait jamais à faire cinquante morts, mais il pouvait en faire une bonne dizaine au moins.
Une rafale, un mort.
Et voilà qu’il n’y avait plus de zerglings, mais encore une longue file d’hydralisks. Ceux-ci ripostèrent aux rafales : des crachats d’acide furent projetés, sans toucher personne mais se faisant de plus en plus précis. Soudain, Joe ressentit une immense brûlure : sa jambe gauche était touchée, rongée par l’acide. La douleur fit l’effet d’une bombe dans son cerveau, annihilant presque totalement l’effet de la drogue. Vite, il fallait absolument en reprendre. Ce qu’il fit. Aussitôt, une autre vague de sensations bizarres se fit dans son esprit.
Mais cette fois, tout était si différent… Le temps semblait presque s’être arrêté. La douleur était là, mais très lointaine, ce n’était qu’une information présente dans l’esprit mais qui ne brouillait en rien ses pensées. Ses yeux voyaient de moins en moins les couleurs, les formes. A la place se dessinait une infinité de… d’espèce de lignes horizontales, verticales, qui partaient et venaient dans tous les sens. Il vit une combinaison de deux chiffres, zéro et un, répétée continuellement et sans jamais s’arrêter. Joe pouvait voir des lignes reliés à ses bras, ses jambes, ainsi que son corps. Les Zergs, devant lui, étaient eux aussi dirigés par des fils. Il tenta vainement de bouger son fusil, puis ses jambes. Rien n’y fit, il ne pouvait faire autre chose que de tirer sur les monstres en face.
Une vérité se dessina aussitôt dans son esprit, comme inscrite en lettres de sang sur le fond noir de sa pensée : MANIPULATION.
Tout le monde était manipulé ! Tout cela, tout ce qu’il vivait, rien n’était réel ! Ce n’était pas possible, tout cela ne servait à rien ! Il n’y avait aucun sens à cette réalité ! A moins que…
UN JEU. CECI EST UN JEU.
Il n’y avait pas d’autres mots. Il savait que ce qu’il découvrait était réel, stimulé certes par la drogue mais non inventé par elle. Comment cela était possible, il n’en avait aucune idée, mais il savait que c’était vrai. Il ne sut combien de temps il resta ainsi, en suspens. Peut-être bien des heures. Peut-être bien des jours… Ou tout simplement quelques secondes. Mais lorsqu’il reprit connaissance, prêt à dévoiler la vérité à ses semblables, que rien n’existait vraiment, que toute leur réalité était destinée à amuser des gamins quelques après-midi et soirs, à ce moment-là, il tomba lamentablement dans la poussière sous l’effet d’un déséquilibre. Et Joe savait que ceci n’était pas prévu, que ce n’était pas dans le jeu. Inconsciemment, ses yeux passèrent rapidement devant l’heure : 11h59 d’après l’heure de la Terre, la planète mère. A une minute de Noël. Mais peut-être son horloge était-elle décalée par rapport à la vraie heure… De toutes ses forces, il pria le ciel, et le Père Noël (s’il existait), de continuer à vivre, d’avoir une seconde chance. Il n’était pas prêt à mourir, pas maintenant.
Soudain, comme répondant à son appel, il distingua une lueur, droit devant lui, l’aveuglant au point de ne plus pouvoir distinguer les Zergs. La lumière était blanche et éblouissante. Presque douloureusement aveuglante. Mais elle était comme chaleureuse malgré sa couleur “ froide ”. Puis elle vira au bleu. Devant ce qui paraissait un véritable miracle (une lumière divine ?), Joe demanda une nouvelle fois d’avoir une seconde chance. C’est alors que, à ce moment-là…
“Tom” se détacha de l’ordinateur. Sa partie n’était pas terminée mais il avait perdu. Cependant, ce qu’il y avait de bien avec un jeu, c’est que le joueur avait toujours une seconde chance… au moins ! A présent, il était temps d’ouvrir des cadeaux. C’est qu’il fallait fêter Noël, voyez-vous, et le Père Noël venait tout juste de frapper sur le toit, pour prévenir qu’il avait déposé ses cadeaux tant attendus. Peut-être de nouveaux jeux, de nouveaux combats, de nouvelles guerres pour le jeune Thomas.
Ainsi resta l’écran, allumé et laissant affichée une fenêtre bleutée, signe que le jeu était sur Pause. Des fils invisibles, des chiffres invisibles… des couleurs créées, des formes créées… Ainsi que la molécule du plaisir chez Thomas. Mais voilà, c’était Noël. Et le jour de Noël, il se passe toujours quelque chose d’illogique, d’anormal. De magique… C’était la magie du 24 décembre. Et ce soir-là, minuit pile venait de s’afficher sur l’horloge du bureau du PC. A ce moment-là, la souris se déplaça toute seule… elle cliqua sur “ charger ” puis sur “ Thomas-partie ”. Joe avait une seconde chance…
Dragoris