Sur la route du retour, je marchais, il faisait chaud, la sueur perlait sur mon front et j'étouffais dans mon costume. Comme tous autres, j'avançais d'un pas lourd, mes chaussures soulevaient des volutes de poussière qui venaient s'agripper à mon pantalon. Enfin, enfin cette journée interminable était finie, la semaine ne faisait que commencer et j'avais déjà l'impression d'être un Vendredi.
Cette chaleur est insoutenable, je grimaçais en regardant la pente que j'allais devoir gravir. Chaque soir, je rentrais, les bureaux étaient de ce côté de la voie ferrée, j'habitais moi-même de l'autre côté de la colline. J'approchais des rails, je distinguais au loin l'horizon, troublé par la chaleur de l'été, flétris par la transpiration des hommes. La voie trembla, des graviers roulèrent jusqu'en bas de la colline, mes collègues déjà en haut s'arrêtèrent, un train arrivait.
Le signal sonore réagit, il ronfla d'abord, il vacilla, puis s'amplifia. Il monta en volume, s'imposa dans les esprits, retentissant, se frayant un chemin dans mes tympans, assourdissant. Il s'affichait comme une idée unique, ma pensée s'enlisa dans son emprise, je fus bientôt incapable d'émettre une seule réflexion. Mon ouïe prenait une ampleur surnaturelle, tous les autres sens de mon être s'estompaient, le train s'approchait. Quelle chaleur, c'est insoutenable.
Le train s'éloignait maintenant. J'étais toujours debout, figé dans une immobilité irrésolue, dans une absence apparente de conscience. J'entendis la pluie, mon esprit recommença à voir la voie ferrée, j'étais seul. Le train était déjà loin avant je puisse enfin émettre une pensée. Ma mémoire exhuma mes souvenirs, je sortais de mon travail, la poussière, la chaleur. Pourquoi pleut-il tout à coup ? Un éclair trancha l'horizon, mon costume était trempé, humide, étrangement tiède. C'était un orage d'été, il fait lourd. La nuit était presque tombée, avec toute cette eau qui s'abattait depuis le ciel noir d'encre, je ne voyais guère qu'à une centaine de pieds.
Le chemin sur la colline était désert, où sont passés mes collègues ? Ils étaient là il y a un instant, que sont ils devenus ? Je fis un tour sur moi même, je fus pris d'un immense effroi en constatant l’insuffisance de réalité qui s'était emparée du monde. Plus de bureaux, plus d'arbres, gommés entièrement du paysage par ce rideau de pluie opaque, il ne reste que le chemin dévalant cette colline pour se jeter dans un gouffre de pluie, il ne restait plus au monde que cette colline, rongée par des trombes d'eau régurgitées par cet orage omnipotent.
M'échapper, il fallait que je m'échappe, le monde entier était en train de se contracter, les parois de mes perceptions m'écrasaient, chaque goutte supplémentaire venait réduire l'espace qui existait, fuir, et vite. Quelle chaleur, c'est insoutenable.
Brisant mon inertie, je m'élançais vers la voie ferrée, je voulais franchir cette colline, me mettre hors de portée de la toute puissance de la pluie sous un quelconque toit. Les éclairs zébraient le ciel, s'intensifiant, produisant un vacarme assourdissant. De plus en plus nombreux, ils emplissaient l'air de leurs roulements, l'un reprenant l'autre.
Un mugissement surgit au loin, je franchissais les derniers mètres qui me séparaient des rails. Lorsque je posa les pieds sur le gravier de la voie, un éclair particulièrement puissant explosa derrière moi, un danger considérable, mes plus profonds instincts d'humain ressurgirent en mes entrailles, la peur vint s'imposer à moi, envahissante et gigantesque. Le ciel était illuminé de toute part, le mugissement perdu dans le lointain se rapprocha soudain, vrillant mes tympans, je me retournais.
J'étais face aux visages de mes collègues, décomposés, jetant sur moi un regard d'effroi, le signal sonore était assourdissant. J'eus à peine le temps de regarder la locomotive, le train passait, il était trop tard pour fuir. Quelle chaleur, c'est insoutenable.