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Le vieux

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Ecrit en parallèle de l'arbre des sentiments. Une histoire faisant peut-être avancer l'autre ?


Ça fait à peu près six ans maintenant que je suis à la montagne. J'y travaille comme aide agricole. Ce n’est pas facile, mais il y a le contact avec les animaux, l'air libre ; et ça vaut son pesant d'or. C'est ce qui me fallait. Je ne vous cache pas qu'au début j'ai trouvé la montagne un peu étouffante ; vivre dans la vallée et ne pas voir au-delà... Mais petit à petit, cette sensation s'est estompée.
Comme la première fois où je suis montée dans un arbre : je n'étais pas si bien que ça. Mais à force, on apprend à faire avec ce qui nous entoure et à contrôler nos perceptions. Au bout d'un certain temps, je m'amusais même à me pendouiller des branches la tête en bas, et à me balancer.
Un jour, le vieux, comme je l'appelle dans le village, est venu de bon matin frapper à ma porte. A sa mine, j'ai tout de suite compris qu'il avait quelque chose de spécial à me dire. Il a juste prononcé ces quelques mots : « Prends ton sac, je t'emmène. »
J'avais beau être farouche, je savais au fond de moi que je devais le suivre, l'ancien. Il y a des appels qui ne trompent pas. J'ai pris ma besace en cuir, un vêtement chaud, un bon morceau de pain, du fromage et je suis partie avec lui. Ainsi qu'avec Patos, son chien de berger.


Nous marchions depuis six heures à travers la montagne ; et, parce que j'étais perdue dans mes rêveries, le vieux avait pris un peu d'avance.
Je ne vous l'ai pas encore dit : le vieux se prénomme Paul. C'est que j'aime bien l'appeler le vieux quand je parle de lui aux autres. Il le sait et il s'en moque, ça le fait rire ; il est terrible. Mais quand je discute avec lui, c'est toujours : Paul.
J'accélérai mon pas et rejoignis le vieux et Patos. Je passai délicatement ma main sur son gros museau humide de bouvier. Il me donna des petits coups de truffe en signe de reconnaissance.
Le vieux se tourna vers moi.
- Tu n'es pas régulière, me dit-il. Tu vas te fatiguer.
Je soupirai ; il fit comme si de rien n'était.
- Là où je t'emmène, continua-t-il, tu devras rester concentrée dans la marche, sinon tu t'épuiseras rapidement.
- Et où allons-nous ? Bredouillai-je, une pointe d'inquiétude dans le coeur.
Il s'arrêta, et désigna un point dans le lointain.
- Là-bas ! Montra-t-il.
Je suivis son bras, son doigt, le point et enfin distinguai une masse, qui paraissait immense, se détacher du ciel.
Je jetai un regard étonné sur le mont qui s’était dessiné à l’horizon.
« Ça ne m'évoque rien... Où sommes-nous? », me demandai-je. Le vieux s'aperçut de mon air surpris et me dit :
- Tu n'étais pas avec moi. Tu n'as pas vu le chemin.
Rude ; mais il avait raison. Je restai silencieuse.
- Bon, trancha-t-il en me souriant... si on se posait un peu pour manger?
J'acquiesçai d'un hochement de tête. Mon ventre avait faim.
Nous nous assîmes par terre côte à côte dans le sens de la pente, face à la vallée ; Patos se coucha à nos pieds. Le vieux sortit sa gourde en peau et me la tendit.
L'eau était bonne ; elle me rafraîchit.
Puis nous grignotâmes, tout en savourant le vent léger qui soufflait sur nos visages.
Je me décidai quand même à lui dire :
- Paul, tu sais bien que j'ai tendance à prendre peur face au vide de la montagne. Je ne pense pas que je pourrai te suivre jusqu'au sommet...
- Comment veux-tu habiter la montagne si tu en as peur? Me répondit-il d'un ton sans équivoque.
Une nouvelle fois, je restai silencieuse. Un court instant.
- Je te trouve dur avec moi depuis ce matin, fis-je remarquer tout en passant mes doigts dans la fourrure flamboyante et épaisse de Patos. Tu vas vite.
Le vieux posa sa grande main sur mon dos. Sa grande et grosse main robuste de bûcheron qui faisait facilement le double de la mienne, et qui donnait l'impression de pouvoir faire autant de mal que de bien ; une de celles qu'on ne provoque pas.
Mais le vieux n'était que gentillesse.
Je sentis sa chaleur bienfaisante se répandre dans mon dos. Il finit par une douce tape énergique. Je lui souris.
Enfin, nous nous levâmes tous les trois et reprîmes la randonnée, ragaillardis par la nourriture et le bref repos.
Comme me l'avait suggéré le vieux, je tâchai de régler mon souffle en fonction de mes pas. Je constatai que cela ne m'empêchait pas d'observer les animaux, les fleurs, les arbres que nous croisions. Au contraire, j'avais le temps. J'en oubliai même la marche, qui à présent, se faisait naturellement.
La montagne qui apparaissait et défilait était belle ; verte et boisée, elle avait gardé sa fraîcheur et sa sensualité.
Nous eûmes de la chance : le soleil était avec nous, et le vent pas trop froid. Le vieux avançait en tête, je le suivais, Patos terminait la petite file.
Nous progressâmes ainsi pendant plusieurs jours, sans perdre le mont de vue.
Une vallée en appelait une autre.
Parfois, nous rencontrions des paysans chez qui nous nous approvisionnions ; ou plus haut dans la montagne, des troupeaux guidés par des bergers solitaires qui nous saluaient de loin, leurs chiens de protection nous mettant en garde.
Le vieux me tailla un bâton, afin de soulager mes efforts. Il le termina par une tête d'oiseau. Lorsque je l'empoignais, je sentais sur ma paume les creux de la gravure qui faisaient corps avec le plein du bois, comme les vallées avec la montagne.
Vers la fin de l'après-midi, nous partions en quête de nourriture ; le vieux connaissait parfaitement les plantes sauvages comestibles. Nous vivions sur nos réserves de pain et de fromage pour le déjeuner ; pour le repas du soir nous prenions le temps de pêcher un ou deux poissons dans un lac ou une rivière, que nous grillions ensuite sur le feu. On se fit même un heureux festin de framboises, bien rosées et sucrées, qui fondaient sur la langue ; une vraie caresse.
A la nuit tombante, fatigués de la journée passée, nous nous endormions dans un coin abrité choisi par le vieux. Il sortait sa couverture en laine et je m'endormais, blottie contre les poils de Patos, réchauffée par sa chaleur animale.
Nous avancions à ce rythme en direction de ce mont couvert de brume, qui avait surgi de nulle part ; et qui s’approchait ; toujours plus près, plus haut, plus mystérieux.
Enfin, nous arrivâmes devant lui. Nous étions désormais à ses pieds, dans sa vallée, minuscules brins de vie face au géant de pierre. Au fur et à mesure qu’il entrait en moi, je réalisais et prenais pleinement conscience de la montée. Je dus montrer quelques signes d’inquiétude car le vieux me demanda :
- ça ne va pas ?
Je ne lui répondis pas. Je gardai la tête levée et regardai les hauteurs. Une brume épaisse et grisâtre masquait le sommet ; opaque et lumineuse, en forme de spirale, elle tournoyait lentement autour du mont.
Je plissai les yeux et essayai de mieux distinguer ce que j’entrevoyais. Il me sembla subitement que d’immenses gouttes cristallisées pendaient de la spirale et renvoyaient la lumière à travers le ciel et l’espace. Je jetai au vieux un regard interrogateur.
Il s’approcha et posa sa main derrière mon cou. La chaleur qui parcourut ma colonne vertébrale me rassura. « Je suis avec toi », ajouta-t-il, la voix pleine de force.
Cette nuit-là, précédant l’ascension, le vieux resta longtemps éveillé. La lune éclairait franchement la montagne, et son visage. Et je l’observais, en m’endormant. Il était assis, serein. Il souriait. Il lui souriait.
Le géant scintillait profondément dans la nuit.
Le lendemain matin, alors que le soleil s’étirait et que je me réveillai, il était debout et préparait le petit déjeuner. Je me levai, et allai me débarbouiller le visage dans le ruisseau qui coulait un peu plus haut. L’eau me fit l’effet d’un coup de fouet ; glacée et sonnante. Dynamisée, je retournai auprès du vieux.
Il avait coupé quelques tranches de pain et un peu de beurre. Il y avait également des myrtilles.
- Merci, dis-je en souriant.
Nous mangeâmes en silence. J'essayais de me concentrer. Le vieux devait le savoir et me laissait tranquille.
Lorsque Patos revint de sa chasse, nous levâmes le camp et reprîmes la route.
Le mont s'ouvrait alors à nous.

Le début de l’ascension se déroula sans encombre. Le sentier serpentait doucement à travers la face sud. Le mont était boisé et les ramures des arbres me protégeaient de la sensation de vide.
Nous y déjeunâmes, assis sur des rochers tout ronds, polis par l’eau d’un torrent limpide qui jouait malicieusement avec la roche, et finissait bruyamment plus bas en cascade.
Après plusieurs heures de marche, la végétation se fit de plus en plus clairsemée, laissant peu à peu sa place à la pierre. Puis enfin, l’étendue majestueuse s’imposa. Les gouttes cristallisées éclairaient subtilement le gris de la pierre et lui donnaient de légers reflets bleutés.
Nous nous arrêtâmes. Il n’y avait plus de chemin visible. Devant nous s’étendait la roche et le vide ; au-dessus de nous, tournoyait la spirale. A ce moment, j’eus l’impression que mon corps s’effondrait comme un pan de terre sous l’effet de la pluie.
- Nous allons devoir grimper à travers les pierriers, annonça le vieux. Mets tes pas dans les miens, ça te facilitera la traversée, ajouta-t-il d’un ton prévenant.
- Bien ! Allons-y gaiement ! Soulignai-je tout haut avec une pointe d’ironie.
Le visage du vieux s’assombrit légèrement. Je le remarquai et ne dis mot.
C’est lui qui continua :
- Reste dans la marche, dans mes pas, c’est le principal. Si tu ne te sens pas bien, cerne tes pensées, projette-les sur le vide et essaie de faire corps avec lui. Sois la montagne.
« Encore des galimatias », dis-je intérieurement.
Je jetai un coup d’œil à Patos : il m’attendait, la langue large et pendante.
Je respirai profondément, et nous repartîmes. Nous avancions lentement, prudemment, régulièrement. Plus nous montions, plus nous approchions de l’amas de brume, et plus je le ressentais. Indicible.Vivant.
Je ne me sentais ni vraiment mal, ni vraiment bien. J’essayais de suivre les conseils du vieux. Je restais concentrée. Nous grimpâmes ainsi durant deux heures…
Lorsque soudain, tout se précipita. Un bruit étrange et caverneux provint du ciel. Nous levâmes la tête et constatâmes que le centre de la spirale était devenu un point noir sans fond.
- Paul ! Criai-je.
Je me tournai vers le chemin passé. Je constatai que les lignes se brouillaient et qu’il n’était plus qu’une peinture délayée.
- Reste concentrée ! Me cria le vieux.
Je ne l’entendais plus. Je me roulai en boule contre la montagne.
C’est alors que je le sentis venir sur moi… Il m’enveloppa.
Nous fusionnâmes. Il était moi, j’étais lui.
Alors, nous quittâmes le sol, et nous nous envolâmes, aspirés par l’immense bouche noire.
Nous nous élevions.
Au contraire, nous chutions.
Nous nous élevions à travers le tunnel de brume ; les gouttes de cristal nous renvoyaient l’image inversée, d’une chute, dans le vide.
Je sentais sa chaleur qui me rassurait. Je voyais les cristaux rayonner. J’entendais leur douce mélodie.
Enfin, nous fûmes projetés, au-delà.
Nous redevînmes deux. Nous étions désormais au sommet.
Je me levai.
Patos était là lui aussi et me regardait, assis, toujours langue pendante.
Je souris au vieux. Il me sourit.
- Tu vas bien, me demanda-t-il.
- oui, répondis-je.
Au sommet du mont, au milieu du vide de la montagne, poussait un vieil arbre.
Etoile de terre et d’air, étoile de vie.
Je regardai le vieux le cœur battant : je comprenais le lien qui nous avait unis. Il venait mourir ici, il me donnait un nouvel envol.
Je le regardai une dernière fois, avec tout l’amour que je pouvais lui donner. Je garde son sourire en mémoire.
Puis, marchant droit devant, j’empoignai Patos par le collier.
Et je sautai dans le vide.
Il me conduit sur le chemin, à l’endroit où le vieux m’avait montré le mont.
Patos et moi rentrâmes au village.

Quelques jours après, le notaire me contacta.
Il m’apprit que Paul avait désiré mourir dans la montagne, et qu’il me transmettait sa maison.
C’est de là que je finis mon récit. Ou plutôt d’une branche. Celle d’un vieil arbre dont la ramure couvre une petite maison de bois.
Autour de moi, je sens le vide.
Il résonne. De la chaleur du vieux.

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