Mes doigts effleuraient délicatement les livres présentés soigneusement par ordre alphabétique. La librairie était silencieuse en cet après-midi de semaine , juste quelques bruits de pas et de pages qui se tournaient, et je savourais le plaisir égoïste d'être quasi seule parmi tous ces livres.
M-N-O-P...Pelt , Jean-marie , La loi de la jungle. " C'est exactement ça ", pensai-je.
Perdue dans ma réflexion et fonctionnant au ralenti, j'entrevis une main passer et prendre l'ouvrage.
Je tournai le visage vers l'inconnu. A la vue de mon grand sourire, il comprit immédiatement le dilemme.
" Ce n'est pas que je veuille combattre, dis-je, mais le libraire m'a dit qu'il n'avait plus qu'un seul exemplaire en vente... "
- Je vous le laisse si vous voulez, je le commanderai, proposa-t-il.
- .... Je vais lire 'la solidarité' du même auteur. C'est moi qui vais le commander, répondis-je avec sympathie.
- ....Et si on se les échangeait une fois lus? " , me demanda-t-il simplement.
Dans la confusion, je me souviens d'avoir bredouillé un " oui " et un " on fait comment? ", puis nous avons noté nos numéros de téléphone et décidé de nous revoir quelques jours plus tard.
Nous savions tous les deux que notre rencontre était un coup du hasard qui n'existe pas. Un de ces croisements de la vie indéfinissables, et qui procurent à la fois les sentiments d'étrangeté et de bonheur diffus.
Au fil du temps, l'amitié et la confiance s'installant, nous nous sommes décidés à franchir le pas. Face à face, un soir, nous avons observé l'autre. Ce que nous avions au creux de l'abdomen. On a commencé par moi.
J'otai mon tee-shirt.
" C'est quoi? De la pierre?
- Oui, répondis-je un peu gênée de cette exploration.
- Certaines couleurs ...ça va avec le gris de tes yeux. "
Rires.
Puis à ton tour, tu as enlevé ton vêtement. Tu t'es dressé comme pour masquer le poids du désespoir. Tu portais une plaie béante. A la vue de ta blessure, je n'ai rien dit. Mes mots étaient à l'intérieur pour ne pas brusquer, ni effrayer. Seulement vouloir faire disparaître la douleur.
Un jour, au téléphone, ta voix était tremblante, fatiguée. Tu m'appelais. Je lâchai le combiné et me précipitai chez toi. En voyant ta blessure qui suintait, je compris que c'était plus grave que d'habitude. Des petites goutelettes rouge vif coulaient le long de ton ventre. Je décidai de rester.
Les jours passaient et ton état ne s'améliorait pas.
Un soir, alors que j'étais à tes côtés, la crise débuta, plus douloureuse. J'avais peur pour toi. Tu souffrais. Je t'aidais, impuissante, à lutter contre la violence de la plaie.
Puis dans un spasme lancinant, la blessure s'entrouvrit. Je me penchai. J'eus à peine le temps d'apercevoir la forme animale qui se jeta sur moi avec force. Paralysée par la peur, je m'affalai sans volonté sur le plancher.
Je sentis alors la bête glisser longuement sur ma peau frissonnante. Hypnotisée par son aura charnelle, je n'opposai aucune résistance. Dans un mouvement ondulant, elle se dressa au-dessus de mon ventre puis pénétra, brûlante, à l'intérieur de mon corps.
Sous l'effet des vibrations, je me laissai envahir et submerger par le plaisir. La chambre, ton corps, ta blessure se perdaient dans un flottement. Le temps n'existait plus.
Le cri jaillit ; le son explosa ma pierre. D'un seul trait, ma conscience me revint. Je vis les éclats soufflés s'illuminer et s'assembler dans l'espace. Une dague de cristal. Avec rapidité et précision, j'empoignai l'arme de lumière, levai les bras et visai le centre de la plaie. La lame s'enfonça dans la chair. Ton hurlement éclata et raisonna dans la pièce. Je tranchai, laissant enfin apparaître l'abîme bleuté.