... Au vu des conditions actuelles dans lesquelles règne la cité, je veux parler de l' un des points culminants de la période des glaces, la présence toujours plus grande de bêtes sauvages, la raréfication du bois de chauffage et l' obstruction des routes, au vu de ces conditions donc, je voudrais vous conseiller l' établissement d' un rationnement plus grand encor, la surveillance des réserves de bois afin de prévenir toute oeuvre de brigandage nuisible à la communauté, la distribution de vêtements chauds à l' ensemble de la population et une expédition armée vers la réserve de bois des collines dans le but de tenir jusques à la prochaine accalmie, laquelle, selon les sages, devrait survenir d' ici trente-neuf jours.
Je reste, monsieur le Bailli, votre dévoué serviteur. Jehan Galimier.
Jehan reposa sa plume et se frotta les yeux. Après un long soupir, il relut sa lettre. Elle ne comportait aucune phrase qui aurait pu prêter à confusion. Le Bailli était particulièrement aigri, et la moindre encartade à l' étiquette pouvait coûter très cher. Jehan pressa une feuille de buvard sur la lettre, vérifia que l' encre était bien sèche, plia l' épaisse feuille de papier et la cacheta du sceau de cartographe qui lui avait été attribué des années auparavant. Il se leva et sortit de son bureau.
Une odeur de chou emplit ses narines. "Ah ! te voilà !" Marie, la femme de Jehan, avait un enfant, le petit Paul, sur les genoux, et essayait en même temps de rapiécer une culotte de peau. "Tu pourrais peut-être m' aider, si cela ne te dérange pas trop. " Marie était une jeune femme à l' allure charmante, mais dotée d' un caractère... Instable. Elle pouvait être la plus aimante des épouses, puis devenir une mégère incroyablement virulente. "J' en serais ravi, mais il me faut aller déposer cette lettre chez le Bailli, et rendre visite au concile des Anciens...
- Hors de question ! J' exige que tu restes ici !
- Mais c' est extrêmement important ! Il y va de la survie de la cité !
- Bon. Va déposer cette lettre, mais je refuse que tu ailles bavasser avec les Anciens ! Tu iras leur parler demain !
- Je suis quand même le chef de famille ! Tu n' as pas à me donner d' ordres !
- Quant à moi, je gère toute la maisonnée ! Alors tu vas déposer ta lettre, mais tu reviens immédiatement." Cette dernière phrase ne permettait aucune réponse. Résigné, Jehan mit un manteau de lourd tissu et sortit. Un instant pétrifié par le froid, il se dirigea d' un pas vif vers le centre de la ville, où se dressait la maison du Bailli. Il était relativement habitué aux basses températures, mais aujourd' hui il lui semblait que l' enfer était de glace. A cette pensée, il se signa et tenta de retrouver son chemin. Voilà, c' est dans cette direction.
Après cinq minutes de marche, il vit apparaître la demeure du Bailli. Comme de coutume, deux soldats en armes gardaient l' entrée. Le cartographe s' approcha du plus vieux. "Le bonjour, messire. J' ai ici une lettre pour Monsieur le Bailli.
- Donne-la moi, Cartographe, je la lui remettrai.
- Mille mercis, Soldat." Jehan repartit aussi brusquement qu' il était arrivé, pressé de retrouver la chaleur de son foyer. Il ne s' inquiétait plus pour sa lettre : elle serait bien remise au Bailli. L' homme à qui il l' avait confiée avait remarqué l' insigne des Cartographes sur son manteau, et savait donc que la lettre avait de l' importance.
Lorsqu' il arriva chez lui, Jehan était attendu. A peine eut-il ôté son manteau que Marie lui avait confié Paul, qui était tout heureux de ce brusque changement de situation. La maîtresse de maison reprit immédiatement son ouvrage de couture. Le benjamin bavant sur l' épaule, Jehan se dirigea vers la cuisine. Ses deux filles y étaient, toutes deux occupées. Mariane, l' aînée aux yeux qui faisaient tomber les jeunes en pamoîson, préparait le dîner, tandis que Charlotte, âgée de dix ans, astiquait l' argenterie en fredonnant une comptine. Jehan s' approcha de la marmite et flaira la bonne odeur qui s' en dégageait. " Alors père, vous entrez sans prévenir, maintenant ?
- Votre mère ne me laisse pas respirer, je considère donc avoir encore droit à quelques privilèges, non ?
- Certes, mais prenez garde à ne pas humer de trop près cette soupe, vous vous brûleriez." Jehan éclata de rire, aussitôt suivi de Mariane, puis de Charlotte et de Paul. "Ma fille, je vois à votre fort caractère que vous êtes fin prête pour le mariage ! Et pourtant, j' en suis attristé, car un tel évènement nous séparerait. Allons, réjouissons-nous tout de même ! Demain soir, Notre Seigneur Dieu nous fera assister au plus grand prodige que connaissent les hommes ! Je suis heureux que vous puissiez voir ce que les Cartographes de tous les temps considèrent comme leur seule raison de vivre."
Le lendemain, Jehan se leva tôt et réunit ses documents. Il tenait absolument à parler aux Anciens avant l' Evènement. Sans prendre de déjeuner, il sortit, emmitouflé dans son manteau et un tricorne sur le chef, et se dirigea vers la porte ouest de la cité. En vingt minutes, il était arrivé à la porte du palais des Anciens, juste à côté de celui du Culte. Les deux fonctions étaient toujours liées d' une façon ou d' une autre, et les Cartographes connaissaient la théologie comme les écclésiastiques connaissaient l' astronomie. Jehan entra, se fit annoncer et fut conduit dans le bureau du Cartographe Damis. "Bonjour, Cartographe Jehan.
- Mes respects, Cartographe Damis.
- Asseyez-vous, je vous en prie. Savez-vous que Monsieur le Bailli m' a parlé de vous ?
- Comment aurais-je pu en être informé ?
- C' est vrai... Je puis vous dire qu' il est impressionné de votre clairvoyance en matière de politique. Et je dois avouer qu' elle m' impressionne aussi. En plus d' être un Cartographe compétent, vous vous intéressez judicieusement à d' autres disciplines. Ceci, ceci est un signe de sagesse; mon ami.
- Je suis très honoré de vous compliments, Cartographe Damis.
- Dire la vérité peut aussi être bénéfique... Mais pourquoi vouliez-vous me voir ?
- Je souhaitais parler de l' Evénement.
- Oui ?
- Il me serait agréable de réviser les textes d' anciens Cartographes avec un homme plus savant que moi. De plus, je pense qu' étudier certaines cartes pourrait être d' un apport considérable.
- Ce n' est pas une mauvaise idée. Allons donc aux archives." Les deux hommes sortirent du bureau et se dirigèrent vers les escaliers. Tout en descendant les marches, Damis interrogeait son confrère sur sa famille, avec un intêret non feint. Il aimait beaucoup Jehan, qu' il considérait comme un homme à l' avenir prometteur et qui ferait la réputation de la cité. Jehan répondait assez distraitement aux questions, surtout intéressé de pénétrer dans les archives pour voir de quelle façon ses prédécesseurs avaient rendu compte de l' Evènement.
Arrivés devant la porte qui protégeait les documents les plus précieux de la cité, les Cartographes se signèrent et dirent une courte prière, avant que Damis ne sorte un trousseau de clés qui ne le quittait jamais et ne choisisse l' une des pièces de métal ouvragé. Il l' introduisit dans la serrure, la fit tourner et poussa la porte de métal. Les deux hommes prirent des torches, les allumèrent et descendirent dans le sanctuaire. "Je vais vous éprouver, Jehan. Que savez-vous de l' Evènement ?
- L' Evènement est la plus grande manifestation que Dieu accorde aux hommes de sa puissance. Tous les deux siècles, l' Evènement a lieu et dure environ deux cents jours. Pour cette raison, le nombre deux cents est sacré, et le porter d' une façon ou d' une autre revient à s' attirer les faveurs de Notre Seigneur. L' Evènement est décrit par les Cartographes depuis deux mille ans, grâce à la fondation de notre ordre par Saint Gustave d' Orléans, loué soit-il. Les Ecritures disent que lors de l' Evènement, Dieu accroche à l' ultime Sphère Cristalline, la Sphère des Fixes, les âmes les plus pures du Paradis, qui rayonnent de félicité et envoient de chatoyantes couleurs vers la Terre pour réconforter les hommes de leurs tourments. Je dois vous avouer, Cartographe Damis, qu' il me tarde d' assister à ce don de Notre Seigneur.
- Moi aussi. Nos vies y ont été dédiées, et elles vont dans quelques heures atteindre leur but. Mais ne soyons pas trop impatients. Nous avons attendu toute notre existence, nous pouvons attendre encore un peu." Il étaient arrivés en bas, et deux mille ans d' études, d' observations et de déductions les contemplaient. Le coeur empli de respect, les Cartographes prirent place à une table après avoir accroché les torches à des emplacements prévus à cet effet.
Jusqu' au dîner, ils contemplèrent des cartes du ciel, des modèles astronomiques, des comptes rendus d' illustres Cartographes. Après un repas frugal, Jehan quitta le palais et rejoignit son foyer.
"Allons, Paul, cesse ce caprice !" Jehan n' en pouvait plus. Le benjamin de la famille avait décidé que, face à l' agitation de ses aînés, sa place définitive était sous la table de la cuisine. Mariane vint en aide à son père. "Paul, tu aimes bien les lumières avec beaucoup de couleurs ?
- Voui...
- Tu veux venir en voir, avec nous ?
- Mmm... Oui.
- Alors, viens." L' enfant quitta son abri et prit la main que lui tendait son aînée. Jehan remercia discrètement sa fille de l' avoir tiré de ce mauvais pas, puis ouvrit la marche en sortant de la maison. Le temps était idéal : il y avait un peu de vent, mais la neige ne tombait pas autant que l' on eût craint. Jehan sourit à cette pensée, et ce pour deux raisons : sa famille et lui assisteraient à l' Evènement sans encombre, et l' accalmie pourrait peut-être arriver plus tôt que prévu, évitant ainsi les mesures qu' il avait conseillées au Bailli.
Les Galimier arrivèrent sur la Place Royale, lieu de rendez-vous prévu par le Bailli pour que l' élite de la cité assiste à l' Evènement. Des chapiteaux avaient été installés pour les personnes les plus sensibles au froid, et des laquais distribuaient de la soupe à qui en demandait. Tandis que sa famille allait quérir de la chaleur sous l' un des chapiteaux, Jehan était resté dehors, comme tous les Cartographes de la cité. Leur heure était venue, ils allaient assister à l' Evènement.
Soudain, un jeune homme muni d' une lunette cria : "Gloire à Dieu ! L' Evènement !" En entendant cela, les citadins quittèrent les abris et levèrent les yeux.
A intervalles très courts, des points de couleur apparurent dans le ciel, projetant des ombres à peine visibles. Tous les êtres humains présents sentirent leur coeur se gonfler de bonheur, et, pendant quelques heures, aucun n' eut froid.
Jehan, entouré de sa famille, pleurait et riait en même temps. Ce miracle était un signe de Dieu, et lui y assistait ! Il entama une prière à moitié chantée, que tous reprirent en choeur.
« Détection d’une faille interdimensionnelle-Différentiel de temps : deux cents (200) unités temporelles pour une (1) [rapport dimension étudiée/dimension étudiante]-Présence d’êtres vivants-Technologie proche XVIII° siècle ap JC (calendrier terrestre)-Localisation de la faille : élément végétal de décoration pour la fête du vingt-cinq (25) décembre [sapin de Noël] »