L'histoire que je vais vous raconter commence dans un temps très ancien, un temps où les hommes et les dieux discutaient encore, où les hommes connaissaient le langage et les présages qui émanaient des forces naturelles.
En ce temps-là vivait un homme qui s'appelait Elos. Elos appartenait à la tribu des roches installée dans les hautes montagnes. Une terre peu hospitalière. Mais à l'abri dans les hauteurs, les hommes des roches se sentaient protégés des autres tribus qui vivaient sur la terre.
C'est dans l'air, le soleil et le vent qu'est né et a grandi Elos.
Cette nuit-là comme tant de nuit, la tribu s'était réunie autour du feu et avait discuté avec le ciel et les étoiles. Mais longuement. Car depuis quelques nuits, les mots qui parvenaient du peuple des étoiles étaient ceux de « l'esprit-enfant », ceux de celui qu'on appelle l'ange de l'amour. Les mots avaient annoncé sa venue sur terre. Ensemble, les membres de la tribu des roches devaient désigner un messager.
C'est Elos qui fut choisi. Elos était un homme vaillant, souriant, et très apprécié de sa tribu. Il présentait aussi depuis son jeune âge des aptitudes exceptionnelles à provoquer et maîtriser les rêves. Elos accepta son devoir avec humilité car c'était un honneur : il serait celui qui accueillerait « l'esprit-enfant » en son corps.
La nuit tant attendu arriva : quelques jours plus tard, au troisième croissant de lune montante, l'étoile géante apparut dans le ciel, se dirigeant en direction de la terre.
Alors tous les hommes sortirent en silence des roches. Ils se dressèrent, levèrent les yeux et scrutèrent le ciel, le coeur serré, entre l'appréhension et l'émerveillement.
Au-dessus d'eux, dans le ciel qui vibrait puissamment sur son passage, la boule de lumière vivante flamboyait et s'approchait à grande vitesse.
Elle traversa en laissant derrière elle un panache magique de lumières bleue, jaune, orange et rouge. Puis soudain, sous l'oeil impressionné des hommes, elle éclata en une multitude de petites boules qui se répandirent sur la terre en une pluie fine et colorée. Enfin, la nuit se fit à nouveau, et le vent souffla à travers la montagne.
C'est ainsi que l'ange de l'amour vint en rêve auprès d'Elos.
C'est ainsi, en ces temps reculés, qu'au creux de la terre, l'ange disparut.
Mais il laissa une graine ; une graine qu'Elos porterait avec lui, et qui survivrait, en dormant, à travers l'histoire, jusqu'à ce que...
Puis il y eut la césure : les dieux quittèrent les hommes ; et l'oubli suivit.
Finalement l'oubli était certainement mieux ; afin que nous vivions simplement notre histoire.
Mon histoire commence il y a quinze ans. Je recevais pour la première fois un jeune adolescent qui allait bouleverser ma vie. Ces parents me l'avaient présenté, inquiets du comportement qui s'était installé depuis quelques temps chez lui. Leurs relations avec leur fils était devenue de nature conflictuelle, ce qui finalement avait amené les parents à venir nous consulter.
Jeune diplômée, je travaillais depuis peu dans un cabinet de psychiatrie. Brièvement, mon travail consistais, par le toucher, à rétablir le bien-être physique et psychique ; à dénouer les conflits qui s' accumulent autour du corps, et à rétablir une relation avec soi, les autres, le monde.
Il s'appelait Pierre. Les cheveux noirs, des yeux noirs, un regard tranchant ; et pourtant lorsque je le vis, je pensais y lire, dans le lointain, simplement de la tristesse d'enfant, d'enfant prisonnier.
Lors de ma première approche, je compris qu'il ne voulait pas de contact tactile. Je n'insistai pas et m'employai donc, lors des premières séances, à travailler sa perception dans l'espace. Je me plaçais en divers endroits de la pièce et les yeux fermés il devait situer ma présence ; ce qu'il faisait avec une grande facilité.
Par contre, le contact restait toujours impossible. Je me résolus alors à changer le cours habituel de mes séances et je décidai de lui proposer de dessiner sur deux thèmes : un que je choisissais, l'autre étant libre. Il devait apporter ses dessins à chaque séance et nous en discutions.
C'est comme ça que je découvris, après plusieurs mois d'échanges dessinés, et de confiance, ce qui l'isolait de ce monde. Ce qu'il accepta de me montrer.
Une paire d'ailes. Une paire d'ailes lui poussait dans le dos.
Ce différent anatomique l'obligeait à repousser le contact de ses amis et de sa famille, et l'avait plongé dans la solitude.
Lorsque je la vis pour la première fois, je n'y touchai pas, tant elle me paraissait sensible ; à peine protégée de l'air et de la lumière. En partie sorties, encore prisonnières de son dos, elle lui coupait et blessait la chair. Mais ce jour-là, Pierre accepta ses ailes. Le contact s'établit enfin avec son corps.
C'est ainsi, au fil du temps, que nous nous employâmes à leur donner la force, l'assurance et la lumière nécessaire, afin qu'il les porte au grand-jour. Ce pour quoi elles étaient nées.
Pierre fut le premier que je rencontrais, mais pas le dernier.
Aujourd'hui je le croise de temps en temps.
De sa plume, il écrit vaille que vaille sa liberté. Celle de l'ange de l'amour renaissant.