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Bienfaiteur

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Fiction écrite par Cassini, publiée le 19/12/2004

Bienfaiteur raconte l'histoire d'un homme pas tout à fait comme les autres, dans un futur proche, à Calcutta. Cette histoire, pleine d'humanité est la première de Cassini.

J'ouvre les yeux, ne vois qu'une couleur beige agréable. Je garde les yeux ouverts le plus longtemps possible, pour profiter au mieux de cette couleur si rassurante de simplicité. J'ai mal de garder mes yeux ouverts aussi longtemps, je ne cligne des yeux que par réflexe. Et toute la magie de cette couleur beige disparaît.
Cligner des yeux a fait disparaître la brume du sommeil qui transformait la peinture de mon plafond en un nuage m'entourant, me protégeant. Ils disent que cette impression est logique, que le stress de notre vie nous incite à former cette impression de vie intra-utérine. Tout ça, ce sont des mots compliqués pour dire que notre mère nous manque, qu'on regrette d'être né. Peut- être. Je ne sais pas, j'ai rarement la force de penser à quelque chose de si éloigné. D'ailleurs il est possible que je m'en fiche complètement. De toute façon, ils sont tellement convaincants qu' ils pourraient vous persuader que l'envie de suicide qui vous colle à la peau est normale, évidente, qu'il ne faut pas y faire attention.
J'entends mon ventre gargouiller de faim. Péniblement, en mesurant chacun de mes gestes, je me lève, laissant traîner sur le sol du studio aimablement fourni par l'Etat le drap qui me sert de couverture. Le studio doit faire vingt-cinq mètres carrés à tout casser, mais c'est un palais à Calcutta, où les gens dorment à vingt dans une pièce. Et moi, j'ai tout cet espace pour moi seul...
Quand j'ouvre le réfrégirateur, je ne vois que des bouteilles d'eau et de lait. Aucune nourriture solide. Je vais devoir descendre. Je n'aime pas quitter mon logement. Mais il faut manger. Ils m'en voudraient de me laisser dépérir. De toute façon, ils me surveillent en permanence, alors autant éviter de les voir débarquer.

Lentement, je me dirige vers la salle de bains. La douche froide me fait du bien, mais les souvenirs de la nuit affluent, me terrassant. J'ai l' impression que mon crâne va se fissurer, s'ouvrir comme une fleur écarlate pour libérer les flots noirs qui hantent mon cerveau. Je sens mes larmes couler, mon sang s'échapper de mon nez. Je retrouve mes réflexes, n'essaie plus de lutter. Le mal de crâne disparaît peu à peu, mon nez arrête de saigner. Même si désormais ces crises font partie de ma vie, je ne m'habituerai jamais à leur puissance, à leurs apparitions imprévisibles. J'essaie de regagner mon calme, je reste sous l'eau froide pour me convaincre que je suis bien éveillé. Peu à peu, je me souviens que mes cauchemars ne me mettent jamais en scène ; donc, ce ne peut pas en être un. A la fois rassuré et effrayé par cette certitude, je sors de la douche et me sèche.

M'habiller ne pose pas de choix cornélien : tous mes vêtements sont semblables. Ils disent que c'est pour que les gens reconnaissent immédiatement qui nous sommes. En me regardant dans le miroir, je sais que ce n'est pas nécessaire : le crâne dépourvu du moindre cheveu, les cernes profondes sous les yeux, les os qui saillent sous la peau sont caractéristiques de ce que nous sommes. Le moindre gosse, en m'apercevant, sait ce que je suis, ce que je fais. Ils nous disent de ne pas nous inquiéter, la façon dont nous voient les gens n'a pas d' importance. De toute façon, on s'y habitue très vite, surtout qu'on connaît leurs esprits, leurs peurs. Un goût un peu amer dans la bouche, je quitte le studio avec sur le dos notre costume caractéristique : pantalons marron, chaussures et haut moulant blancs. Dans les couloirs de l'immeuble, je ne croise personne. En regardant à ma montre, je comprends pourquoi : c'est l'heure où tous ceux qui vivent ici sont au travail. Tous sauf moi, pour la bonne raison que je n'ai pas de travail, pas au sens commun du terme en tout cas. Arrivé en bas, j'hésite à sortir. Je ne crains pas les regards qui se poseront sur moi, empreints de terreur, de pitié et de gratitude. Non, je crains de voir ce monde, le monde réél, qui m'est en quelque sorte étranger tout en étant rassurant, tant il est débordant de vie, cette vie absente des cauchemars qui emplissent mes nuits.

Je me décide enfin à sortir. Dehors l'air est lourd, imprégné d'une pollution aussi diversifiée qu'on puisse imaginer. Comme toujours à Calcutta, la foule est là, prête à vous engloutir, à vous broyer. Mais maintenant, elle ne peut plus vous faire le même mal qu'avant ; maintenant les gens ne sont plus sensibles à la foule. Sans le savoir, celle- ci meurt, disparaît pour laisser la place aux individus. Elle ne peut plus que tenter un dernier essai d'assimiler l'individu, dernier spasme d'un colosse agonisant. Avec un étrange sentiment de mélancolie à cette idée, je m'élance sur le trottoir. Plus que les autres, je suis rejeté par la foule : un espace vide se forme autour de moi, les gens, poussés par un irrésistible instinct, ne peuvent pas s'approcher de moi. Ceux qui me voient ont ce regard dont j'ai parlé, mélange d'émotions à la fois contradictoires et inséparables, puis ils détournent les yeux. Seuls les enfants me fixent autant qu'ils le peuvent, le regard craintif et curieux, curieux de voir cet homme qu'ils ont déjà vu, sans l'avoir jamais rencontré. Ils disent que cela est du à une sorte de receptivité qu'ont les individus particulièrement jeunes ; mais cette réceptivité disparaît avec l'âge, elle dure jusqu'à huit ans, neuf maximum. Jamais plus. J'attends de voir l'exception, une personne de vingt ans qui s'assiéra à côté de moi et me parlera, voudra discuter avec moi pour savoir ce que je pense, comment je peux supporter cette vie. J'ai vraiment l'impression d'être une princesse dans un conte de fées, qui attend son prince charmant ! Hélas, la vie n'est pas un conte de fées, et je sais que je n'aurai jamais ne serait- ce qu'un seul enfant. Nous sommes stériles, et de toute façon aucun individu, du sexe opposé ou non, ne peut nous approcher. C'est pour cela qu' ils nous élèvent à distance, par l'intermédiaire de micros, de haut- parleurs et de robots.
Un rugissement me fait lever le tête : c'est une fusée qui décolle, emmenant des pilotes, des techniciens, des scientifiques et l'un des nôtres, bien évidemment. Je n'en suis pas sûr, mais je crois qu'il a sa propre cabine, séparé du reste de l'équipage et qu'il a un livre, un unique livre qu' il relit encore et encore, qu'il relit tant qu'il le connaîtra par coeur à la fin de sa vie. C'est une autre existence, différente et proche de la mienne. Laissant ma contemplation derrière moi, je me dirige vers un restaurant qui m'est familier. Lorsque j'entre, les quelques conversations de l'endroit ne deviennent plus qu'un murmure embarassé. Peut- être que ces personnes parlaient de nous, de notre allure que nous ne soignons pas. Ce genre de réflexions s'arrêtent toujours quand l'un d'entre nous approche : les gens comprennent alors la raison de notre apparence, comprennent que nous n'y pouvons rien, que nous donnerions tout pour avoir une telle possibilité. Je m'assieds à une table dans l'espace qui nous est réservé. En appuyant sur un bouton situé sous la table, je fais surgir un écran digital exposant la carte. Je commande un curry d'agneau et une bière cambodgienne. Cinq minutes après, un robot m'apporte ma commande, et me sert avec ces gestes mécaniques que je connais depuis toujours. Je commence mon repas en observant la rue à travers un morceau de la baie vitrée du restaurant. L'agneau me fait du bien, et la bière dissipe un peu mes angoisses nocturnes, sans les faire disparaître totalement.

Après mon repas, je me repose un peu, profitant de l'atmosphère douce du restaurant, qui me fait oublier un instant les horreurs de la nuit. Même en sachant que je suis l'un de ceux qui permettent que la société actuelle ne s'effondre pas, que les êtres humains ne s'entretuent plus pour la moindre raison, que ces mêmes êtres humains ont admirablement développé le voyage spatial, je ne me sens pas l'âme d' un héros, surtout un héros qui n'a jamais rien demandé à personne. J'aimerais avoir une vie différente, avoir une femme, des enfants, avoir réellement connu ma mère... Mais c'est trop tard, j'ai eu la malchance de naître comme je suis, je mourrai comme je suis, et, si les religieux ont raison, je me réincarnerai probablement comme je suis. C'en est déprimant de simplicité.
Je sors du restaurant. Pas besoin de payer, l'Etat s'en est chargé dès qu'il a reçu la transmission de l'écran digital. Personne d'autre que nous n'utilise ces écrans- là, ces tables-là : les quelques incroyants non-superstitieux éprouvent un certain malaise à s'asseoir là où l'un d'entre nous s'est assis. Après un moment d'hésitation, je décide d'aller au cinéma. Il y a un documentaire sur la Première Guerre Mondiale que je décide d'aller voir. Je le trouve assez intéressant, mais il s'oriente un peu trop vers l'aspect stratégique, ne fouille pas suffisamment les enjeux politiques, économiques et sociaux à mon goût. Je me demande combien de personnes iront voir ce film, combien cauchemarderont de soldats mutilés... Le film se finit, les lumières se rallument. Je m'aperçois qu' il y a quelqu'un d'autre dans la salle : une jeune femme, peut-être âgée de vingt-cinq ans, chauve, les yeux cernés, maigre, les mêmes vêtements que moi. L'une d' entre nous. Nous nous regardons longtemps, sans parler. Quel intéret de parler à quelqu' un que l'on connaît comme si c'était soi ? Aucun, on n'a rien à dire. Elle se lève, sort de la salle d'un pas fatigué. J'attends vingt bonnes minutes avant de sortir à mon tour.

Dans la rue, il y a un religieux qui parle à des enfants. Le vent qui vient de se lever porte ses paroles, et celles-ci ont un effet réconfortant. Leur contenu ne me concerne pas, mais la gentillesse dont elles sont empreintes me touche. J'aimerais aller là-bas, m'asseoir aux côtés de ces enfants et écouter... Soudainement, j'ai une nouvelle attaque de cauchemars ; en me tenant la tête à deux mains, je tombe à genoux. Mon nez saigne, je pousse un cri inhumain quand je sens toute la douleur me submerger. J'essaie de reprendre le contrôle de mon esprit, puis je me rappelle que je dois laisser aller tout ça. La crise passe peu à peu, je peux voir à nouveau. Quelques personnes se sont arrêtées, mais elles ne peuvent pas m'aider. En voyant que je vais mieux, elles reprennent leur chemin, sauf une femme d'à peu près quarante ans. Elle me regarde avec une tristesse que je n'ai jamais vu auparavant. Je suis subjugué par ce regard empreint d' une compassion incomparable, un regard quasi- maternel. Puis je me relève, pensant : "Merci, mais c'est trop tard pour moi." Elle repart après m'avoir fait un petit salut de la main. C'est tout, et pourtant c'est plus que je ne peux espérer. Le religieux parle toujours, les enfants écoutent toujours, je vis toujours. Dans la journée, je me remets plus vite des crises, je réintègre mieux le monde réél.

Alors, en essuyant le sang à l'aide d'un mouchoir, je marche, marche pour oublier, me concentre sur mes pas, sur mon rythme. Et je relègue ce souvenir au fond de ma conscience. Je passe près des immeubles du quartier des affaires, continue, arrive à la bibliothèque. J'y viens rarement, peut- être une ou deux fois par mois. Sur les marches, il y a des étudiants qui boivent du thé en discutant des actualités, surtout du sport. Lentement, je monte l'escalier de pierre, entre dans le bâtiment. Le calme qui y règne est différent de celui de mon studio, plus reposant. Je flâne dans les rayons, histoire, littérature étrangère, sciences sociales... Je tombe sur un livre intitulé "Pièges à rêves humains". Je le prends, regarde le sommaire. Il a l'air assez complet ; en regardant la quatrième de couverture, je comprends pourquoi : l'auteur est un de ceux qui nous éduquent. Donc il sait tout. Dans les années deux mille vingt, des chercheurs découvrirent les particularités de certaines personnes. Pour faire simple, disons que nous sommes des aimants à cauchemars. Les cerveaux des gens créent toujours des cauchemars, mais nous sommes ceux qui les faisons, qui en subissons les conséquences.

Ils avaient découvert quelque chose d'incroyable, ils le savaient. Mais des non-chercheurs comprendraient- ils ? Bien entendu, les chefs d' Etats, les militaires demandèrent où était leur intérêt ; parmi les chercheurs, il y avait une jeune femme, étudiante en psychiatrie, qui proposa l'idée fondatrice de ce que nous sommes : "Voyons l'effet sur l'esprit humain que peut avoir l'absence de cauchemars..." Les effets, les voici : meilleures résistances physique et morale, aucune fatigue après une période quotidienne de sommeil d'environ sept heures, pas de réaction négative à la surpopulation, perte de toute agressivité inutile, tendance à la fraternisation. J'ai peut- être oublié quelque chose. Je ne sais pas. Je sais qu'ils ont compris que les "aimants" avaient une certaine portée, et qu'il en naissait bien assez pour toute l'humanité, avec de la marge. Ils ont donc eu l'idée de nous disposer dans le monde de telle façon que chaque être humain soit à portée. Ils ont développé les techniques d' éducation à l'aide des robots. Ils ont prévu un système pour que chacun d'entre nous ait un logement, de quoi manger. Maintenant, il n'y a plus de guerres, les hommes peuvent voyager des années dans l'espace sans souffrance psychologique. L'espèce humaine semble destinée à progresser, toujours plus loin. Mais que sommes-nous ? Des êtres magiques créés par un enchanteur humaniste ? Les produits d'un "bond" dans l'évolution ? Le résultat de mutations dûes aux vapeurs nucléaires ? A la pollution chimique, ou industrielle ?

Tout le monde a une opinion sur le sujet, personne ne sait rééllement. Nous moins que les autres. Ils nous disent que nous sommes les héros de l'humanité, ses sauveurs. Franchement, est-ce qu' on a des têtes de héros ? Tous les héros que je connais sont dynamiques, vifs, forts et pourraient tomber toutes les filles de la planète s'ils le voulaient. Et surtout, ils ne repoussent pas les gens. Qui sait rééllement tout ce que nous avons apporté à l'humanité ? Tout ce que les gens voient, ce sont de pauvres bougres faméliques qu'ils sont incapables d'approcher. Ca, c' est de l'image positive ! Je me rends compte que je deviens amer, peut- être parce que j'ai l'impression d'avoir le double de mon âge...
Puis ils ont développé un système de surveillance pour chaque "aimant". Nous avons tous une puce électronique dans la poitrine qui retransmet nos signes vitaux à un centre de commande. Si jamais il y a un problème notable, une équipe d' intervention arrivera en moins de quatre minutes. Nous avons été habitués à ce traitement depuis toujours, alors on n'a pas l'impression d'être suivi en permanence. On s'y est fait, refait et surfait. Voilà notre histoire, la nouvelle histoire de l' humanité.
Je repose le livre sur son étagère et sors de la bibliothèque. Six heures. J'aperçois un restaurant au coin de la rue. Je ne l'avais jamais vu auparavant, il doit être nouveau. J'y entre, le même rituel que d'habitude. Coin réservé, écran digital, robot. J'ai pris du poisson aux légumes, des pâtisseries et de l' eau. Le repas fini, je rentre chez moi.
A peine arrivé, je me déshabille, me couche en m'entourant de mon drap. J'ai un moment d'hésitation avant d'éteindre la lumière. Je sais ce qui m'attend, ce qui va se passer cette nuit. Mais c'est ma mission, même si je ne me suis pas porté volontaire. J'éteins. Et j'attends que la vague de cauchemars vienne essayer de me noyer, sans qu'elle puisse jamais y arriver.

Les héros ne meurent jamais, n'est-ce pas ?
N'est-ce pas ?

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