Il marche dans la forêt, une nuit d’été. Il est descendu des monts, à travers les rocs, puis est entré dans l’ancien domaine des marais aujourd’hui asséchés. L’air est frais, il n’y a pas de vent. A certains endroits, des vapeurs montées de la terre voilent légèrement de blanc la forêt. De temps en temps il s’arrête auprès d’un arbre et observe attentivement les silhouettes qui l’entourent ; ensuite il repart, à la recherche d’un autre arbre. Sous ses pieds, à travers les éclats argentés de la lune, il sent la terre et les mousses gorgées de l’eau de la nuit. Hormis le son de ses pas, des brindilles qui craquent sous ses pieds, le bruissement des fougères, cet endroit de la forêt est silencieux. Enfin il s’arrête devant un arbre couché sur le sol. Il est heureux de le trouver et sourit. Touché par la foudre il ne lui reste que le tronc, la tempête récente l’a déraciné et il a laissé un trou béant dans la terre. Mais l’homme le trouve encore beau. Il l’a découvert quelques jours auparavant et a décidé de le sculpter, à même le sol, dans la forêt. Il a très envie de le toucher, de sentir son corps, à nu, sans la lumière du jour.
Le sculpteur dépose son sac et ses outils. Face à lui s’enchevêtrent les racines que l’obscurité transforme en un torrent noir et sauvage. Il s’avance vers l’arbre et commence par toucher le tronc. Avec le temps l’écorce a perdu son lisse et s’est gerçurée. Il palpe l’arbre, doucement. La foudre a légèrement ouvert en deux le haut du tronc. Sous ses mains l’arbre ne tremble plus mais il le sent toujours battre. Il passe, à la recherche des aspérités, des lignes qu’offre son vieux corps. Il continue et remonte lentement vers les racines noueuses, ensuite il y plonge, il suit longuement les courbes, le cours tortueux de leur entremêlement. Il s’arrête, il se murmure avec émotion : « c’est une femme ».
Soudain des froissements. Est-ce bien ce qu’il a entendu ? Il lève immédiatement la tête et scrute dans l’obscurité au-delà des racines, à travers la lumière argentée. A quelques mètres il aperçoit alors une ombre qui traverse rapidement puis se fige.
Le sculpteur retire sa main de l’arbre. Il ne bouge plus et respire calmement, il est un peu sur ses gardes, il écoute ; il attend que l’ombre se manifeste. « Peut-être que l’ombre attend, elle aussi », se dit-il. Il ne pense pas à un homme, il en rencontre peu dans la forêt, lorsqu’il s’y aventure la nuit. Il pense plutôt à un animal, à un solitaire, un renard, et cherche deux yeux réverbérant la lumière de la lune.
« Diona, tu es là ? »
La voix traverse la forêt. Le sculpteur sursaute. Il se baisse aussitôt, s’agenouille à côté du tronc, protégé du regard par les racines de l’arbre. L’ombre avance à nouveau, à travers les buissons.
La voix répète : « Diona, tu es là ? »
« Aldrik ? » demande une autre voix.
Les deux voix se retrouvent, rient doucement et s’étreignent dans un long soupir. Puis le silence de la nuit réapparaît et enveloppe le sculpteur. Elles semblent avoir disparu définitivement. Il se redresse et ne voit plus aucune ombre à l’horizon. Lentement et sans un bruit il se dirige vers le lieu d’où provenaient les voix. Il entrouvre les buissons, balaie les alentours du regard. Il s’agenouille et tente de discerner une trace sur le sol mais n’en voit aucune. Cela le fait frissonner et il retourne rapidement auprès de l’arbre, où il reste immobile un moment. Le sculpteur regarde le tronc éclairé qui est couché à ses côtés et pense à la forme, la femme qu’il a pressentie dans le bois. Il chasse le trouble qui s’est emparé de lui, se relève, saisit son sac et en sort une couverture de laine. Il s’asseoit au pied d’un arbre entouré par des fougères, place ses outils et ses provisions près de lui et enfin s’allonge sur le dos, les bras relevés, les mains croisées sous la tête. Au-dessus de lui le miroir de la lune est plein et lumineux ; une de ces nuits blanches où la terre et la lune se contemplent longuement. Il se tourne sur le côté, s’enroule dans la couverture et sombre dans le sommeil.
Le lendemain matin, à l’aurore, les traits de l’arbre ont déjà changé, on commence à discerner les ombres et lumières de l’écorce, le gris du frêne qui a bruni avec l’âge. Le sculpteur se lève et se débarbouille rapidement le visage avec de la rosée. Il mange frugalement, un morceau de pain, et boit de l’eau à la gourde.
Les premiers vents de la journée se sont levés et passent dans la cime des arbres, les oiseaux de la forêt chantent, mais il ne les écoute plus, le sculpteur est déjà concentré, il a sorti une hache et une pierre à affûter. Il tourne autour du tronc, il regarde à l’intérieur, le visage qu’il a entrevu pendant la nuit, il veut refaire jaillir la femme. Il va la sculpter près des racines, et laissera le reste en écorce. Il essaie, il tourne autour de l’arbre, mais il n’y arrive pas, alors il s’arrête, s’éloigne de l’arbre, revient. Il n’a plus aucune idée de la journée qui passe. La hache est toujours à terre, la femme est invisible, il n’arrive pas à dessiner son visage. La forêt le protège de la chaleur de l’été mais il sent que le soleil est haut dans le ciel. Il décide de grignoter un bout de pain et de la viande fumée puis s’endort à l’ombre des arbres.
Lorsque le sculpteur s’éveille, la nuit est en train de tomber et il entend au loin le chant des crapauds qui s’élève de la terre humide. Il s’étonne d’avoir dormi si longtemps mais en se tournant vers l’arbre il s’aperçoit qu’il a retrouvé la femme de la veille, la femme aux cheveux noirs et sauvages. Il se lève et va saisir la hache qui repose à terre. Les cheveux de la femme sont bouillonnants, ils se mêlent aux racines du tronc, ils s’étendent comme le tumulte de la rivière, ils sont là, ils coulent comme le feu sur la terre noire. Il la voit, elle est allongée à même la terre, les jambes entrouvertes, elle a les mains posées sur son ventre. Les yeux de la femme sont clos, lorsqu’ils s’ouvrent il peut voir l’immensité du noir qui s’agrandit peu à peu et les reflets de lune à l’intérieur qui rayonnent de vérité ; des yeux qui ne cachent rien de l’amour. Il dresse la hache au dessus de sa tête et le sculpteur assène le premier coup de taille ; la fente est mince. Puis un deuxième. Il frappe un dernier coup et le bois éclate. Il frappe à nouveau, il entend un souffle et s’arrête aussitôt.
Il pose la main sur le bois et écoute son cœur. La main posée sur le ventre de l’arbre il sent une contraction emplir son corps, comme une vague, qui veut s’élancer avec force au-dehors.
Un autre coup de hache fait naître un gémissement.
Le sculpteur reconnaît une des deux voix de la veille. Elles sont silencieuses et souffrent ensemble.
Aldrik retire sa main et attend le prochain appel de Diona. Ils sont seuls, deux jeunes réfugiés, deux évadés cachés dans les marais. Ils ont fui leur famille les hommes, parce qu’ils s’aiment et que Diona était promise à un autre homme. En cette nuit c’est leur premier enfant qui naît. Dans leurs familles, les hommes n’assistent pas à la naissance, c’est l’accoucheuse, la sage et guérisseuse qui aide à la mise au monde. Aldrik est heureux de soutenir Diona, elle le voit et elle l’aime, il se concentre, il essaie de lui montrer qu’elle peut avoir confiance en lui, qu’il est avec elle.
Lorsque le sculpteur repose son outil, il a grossièrement évidé le bois autour de la femme et elle commence à apparaître au creux de l’arbre. La hache est devenue lourde et il ressent son épuisement.
Diona est maintenant debout contre l’arbre, éclairée par les premiers rayons de l’aube. Le sculpteur lève la hache, il est pris d’un vertige, il n’y a plus rien qui les sépare.
Il y a ce cri comme un grand vertige qui se forme en Diona, un cri du sang, qui la traverse et l’ouvre en deux, un cri à l’amour.
Dans un dernier mouvement le sculpteur abat sa hache sur le tronc. Alors le cri jaillit, brut, des profondeurs, de la terre, à la folie des hommes.